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"Entrée du personnel" : une chronique de la déshumanisation du travail au sein des abattoirs

Lien publiée le 29 juin 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.bastamag.net/Abattoirs-industriels-viandes-documentaire-entree-du-personnel-travail-salaries

Le documentaire Entrée du personnel, tourné dans de grands abattoirs industriels, met en lumière les conditions de travail des salariés qui manipulent toute la journée des pièces de viande. Grâce aux témoignages qu’il met en scène, le film de Manuela Frésil place l’intime et les récits de vie au cœur du dispositif. En ralentissant la cadence, il nous invite à prendre conscience de l’absurdité d’un système qui abîme des hommes et des femmes, dans l’ombre du travail à la chaîne.

Sorti en 2011, le documentaire Entrée du personnel est plus que jamais d’actualité. Le film de Manuela Frésil nous ouvre les portes d’un lieu habituellement fermé, cachant derrière ses murs la difficile condition des salariés. Dans l’usine, une cadence infernale règne. Pour s’adapter à la vitesse des machines, les travailleurs soutiennent ce rythme effréné. La caméra, elle non plus, ne s’arrête jamais longtemps. Elle se déplace en accompagnant les mouvements rapides et répétés des ouvriers et des ouvrières, ou en suivant crûment les longues chaînes sur lesquelles défilent la viande et les carcasses – volaille, porc ou boeuf.

Les mains répètent toujours les mêmes gestes : couper, préparer les morceaux, manipuler les pièces. Tout comme les corps des animaux sont découpés, les plans serrés sur les bras ou les visages morcellent les êtres humains. « Vous êtes des bras et des jambes », résume l’un d’eux, car sur la chaîne, ce ne sont que les gestes qui comptent pour accomplir la tâche attendue. Tout au long du film, les ouvriers s’activent dans un vacarme assourdissant, mêlant le bruit métallique des machines et les cris des animaux.

Avoir mal « quand le corps est froid »

Pour les travailleurs, la peine ne s’arrête pas à la sortie de l’usine. Ce qui les frappe en premier, ce sont les douleurs qui s’incrustent dans le corps. Les gestes courts et répétés autant que les gestes physiques causent des troubles musculo-squelettiques définitifs qui vont jusqu’à empêcher l’une d’elle de pouvoir s’habiller. Ces douleurs les suivent une fois le travail fini et les empêchent de dormir la nuit, quand ce ne sont pas des cauchemars qui viennent troubler leur sommeil. Car ce n’est pas n’importe quel travail d’usine que d’abattre ou de couper à la chaîne des êtres vivants. Un des hommes évoque la cadence de tuerie qui l’a fortement choqué à son arrivée.

Un autre, licencié depuis plus de deux ans, confie qu’il se réveille en sursaut toutes les nuits : « Il y a toujours une bête qui me court après. Je ne sais pas pourquoi, c’est toujours de la vivante que l’on rêve, jamais de la carcasse. » Pour d’autres, au contraire, l’activité dans l’usine aura fini par les rendre insensibles à la mort, au sang, aux carcasses, car on s’habitue à tout quand on n’a pas le choix.

« Impasse de l’abattoir »

Ne pas avoir le choix, c’est ce qui pousse toutes ces personnes à rester à l’usine malgré les souffrances. Poussés par des raisons économiques, des responsabilités familiales, les salariés pensent d’abord que cet emploi n’est que temporaire, mais « c’est un temporaire qui dure longtemps »« Ça donne l’impression d’être une prison », reconnaît un des hommes qui témoignent. L’écriteau indiquant « impasse de l’abattoir » situé à l’entrée du bâtiment, confirme l’absence d’échappatoire. Se syndiquer pour lutter déclenche immanquablement des problèmes, voire un licenciement. Quant à l’autre option, celle de monter en grade, elle implique de porter le sentiment de trahir ses collègues.

L’engrenage dans lequel sont pris les ouvriers, c’est la machine capitaliste. La promotion éloigne des tâches les plus dures, mais les contremaîtres sont celles et ceux qui doivent augmenter la cadence, jusqu’à épuiser les autres. Une fracture se crée alors parmi les salariés : « On n’a pas le droit d’avoir des amis quand on est responsable. […] On se sent trahir les autres. » C’est diviser pour mieux régner. Certains métiers sont vidés de leur sens, simple contrôle de l’activité des machines. La chaîne, « oui, c’est une amélioration mécanique, mais une destruction un peu humaine ». En plus de la destruction des rapports humains, Entrée du personnel met aussi en évidence la déstructuration des logiques économiques, poussées jusqu’à l’absurde. Pour être rentable, on accélère la cadence, mais pour écouler toute la quantité produite, on se met à casser les prix et à vendre la viande en promotion trois semaines par mois.

L’humain derrière le geste

Alors que dans l’usine, aucune parole n’est échangée durant les heures de travail – il n’y a aucun échange interpersonnel, les discours ne s’adressent qu’à la caméra –, le documentaire fait à l’inverse entrer le personnel et l’intime dans un monde de mécanique. Ce qui conduit à faire l’hypothèse d’un titre à double sens. Les témoignages font renaître la parole, dans un dispositif particulier. Pour préserver l’anonymat et protéger les travailleurs, Manuela Frésil a récolté des témoignages qui sont lus en voix off ou quelques fois incarnés à la lettre par des acteurs et des actrices. Le choix de ne pas faire de cinéma direct est une stratégie pour contourner l’impossibilité de filmer librement dans les abattoirs (où les scènes ont été captées sous la surveillance des patrons), tout en rendant possible le geste politique de dénonciation.

La réalisatrice utilise un second dispositif : dans des scènes frappantes, des travailleurs, en dehors de l’usine, exécutent en l’air les gestes automatisés. Alors que les mouvements dessineraient presque une chorégraphie, ce ballet étrange est immédiatement « rayé » par la répétition insensée. Toutefois, montrer ces gestes en dehors de l’usine est une manière de les rendre visibles. Au-delà de l’acte de résistance, c’est aussi une manière de rappeler et redonner une place digne à ces femmes et à ces hommes, car sans elles et eux, l’usine ne pourrait pas fonctionner.

À mots couverts, 2014
Réalisation : Violaine Baraduc et Alexandre Westphal
Production/distribution : Les films de l’embellie
Le film peut être vu en VOD à cette adresse.

Les Lucioles du Doc
Ces chroniques mensuelles publiées par Basta ! sont réalisées par le collectif des Lucioles du Doc, une association qui travaille autour du cinéma documentaire, à travers sa diffusion et l’organisation d’ateliers de réalisation auprès d’un large public, afin de mettre en place des espaces d’éducation populaire politique. Voir le site internetde l’association.