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"Socialiste" : comment ce mot vénéneux pendant un siècle est devenu porteur aux Etats-Unis

USA

Lien publiée le 1 juillet 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.franceculture.fr/histoire/socialiste-comment-ce-mot-veneneux-pendant-un-siecle-est-devenu-porteur-aux-etats-unis

Bernie Sanders n'est plus cet ovni bizarre, ce papy nostalgique de Staline ou Pol Pot parce qu'il se réclame du socialisme. Longtemps marginale ou déviante aux Etats-Unis, l'étiquette "socialiste" est aujourd'hui revendiquée par de nombreux militants de gauche, et des élus plus visibles que jamais.

Sur l'e-shop Liberty Maniacs, piloté par un libertarien, on trouve dans la collection "She Guevara", des autocollants, des mugs et des t-shirt croisant Alexandria Ocasio Cortez et Che Guevara• Crédits : Liberty Maniacs

Chicago compte aujourd’hui six conseillers et conseillères municipales qui ont en commun de se dire “socialiste”. Vu de France, ça paraît (encore) assez banal, même s’il faut bien reconnaître que, depuis la récente bérézina du Parti socialiste, on en vient aussi à compter les élus socialistes. Aux Etats-Unis en revanche, le fait de revendiquer cette étiquette n’a rien de banal et la présence de six élus ouvertement “socialistes” dans la même instance municipale est tout à fait singulière. 

C’est même une exception suffisamment notable à l’échelle du pays pour être à l’origine d’un article le 3 avril 2019, dans le magazine de la politique et des idées Jacobin, que le trimestriel marxiste titrait : “A socialist wave in Chicago”. Pour décrire ce qu’il appelle un “raz-de-marée de changement dans la ville”, Will Bloom, qui signe l’article (traduit en français sur un site québécois de gauche), écrit par exemple ceci:

C’est une rare occasion pour que des syndicats progressistes, des mouvements sociaux radicaux et des socialistes réénergisé.e.s exigent que la classe ouvrière ait son mot à dire dans cette ville.

Et l’auteur d’expliquer que ce succès après des années de travail sous-terrain est l’effet combiné d’une mobilisation importante des enseignants, de groupes communautaires, et d’un mouvement qui s’est élevé notamment contre les violences policières après plusieurs cas de bavures mortelles. C’est sur ce terreau-là que la critique du capitalisme a fédéré jusqu’à se transformer en succès électoral.

Ainsi, à Chicago plus qu’ailleurs mais à Chicago comme ailleurs (quoique pas partout), le mot “socialiste”se déleste de la charge vénéneuse qu’il charriait de très longue date. Saugrenu, vu de France ? Depuis le congrès d’Epinay (1971) et la prise du parti par François Mitterrand, “socialiste” signifiait surtout social-démocrate de ce côté-ci de l’océan atlantique, et le tout s’entendait depuis cinquante ans dans une veine progressiste qui ne classait pas les socialistes français sur la crête la plus radicale de l’éventail de gauche. Mais aux Etats-Unis en revanche, “socialist” fut longtemps un mot sulfureux, quasiment une étiquette subversive. Si bien que de même qu’il y a le “F word”(littéralement, “le mot en F”... comme “fuck”), les Etats-Unis eurent longtemps leur “S word”... comme “socialist”. C’est d’ailleurs le titre en clair-obscur d’un ouvrage consacré à l’histoire du socialisme étatsunien par John Nicols qui publiait (en 2011 chez Verso) The "S" Word : A Short History of an American Tradition... Socialism.

Des références graphiques soviétiques pour cette caricature d'Alexandria Ocasio Cortez singeant Staline, postée par exemple sur son blog par Sebastian Gorka

Des références graphiques soviétiques pour cette caricature d'Alexandria Ocasio Cortez singeant Staline, postée par exemple sur son blog par Sebastian Gorka

L'import mal digéré d'un fils de Français 

La ponctuation en trois petits points (les "...") surligne l’ambition d’une démonstration contre-intuitive, à rebours de pas mal d’idées reçues qui, depuis un siècle, soutiennent qu'américain n’est pas socialiste. Car l’étiquette fut longtemps honnie, stigmatisée comme un travers vaguement vénéneux, mais plus encore comme un import mal digéré et profondément contre-culturel. Quand on replonge dans les reportages diffusés au premier semestre 2016 pendant la primaire démocrate, on redécouvre d’ailleurs des micro-trottoirs où des Américains disent que “le socialisme est contraire aux fondements de [leur] pays”, ou encore que “le socialisme, c’est le communisme” - et on entend rouler derrière le mot jeté comme une invective un puissant imaginaire qui remonte au moins à la guerre froide.

Sur l'e-shop libertarien Liberty Maniacs, des t-shirts à l'effigie d u "camarade Bernie Sanders"... mais pas que• Crédits : Liberty Maniacs

A l’époque, la bataille pour l’investiture démocrate oppose Hillary Clinton, démocrate aux positions plutôt centristes, à Bernie Sanders, premier sénateur américain à se présenter comme “démocrate socialiste”. Une étiquette soudain largement médiatisée, à un moment où, localement, le terme semble plus visible que jamais : dans le sillage de l’adhésion à la campagne de Sanders, les “Démocrates socialistes d’Amérique”, première organisation socialiste du pays, avait vu son nombre d’adhérents exploser, passant de 6 000 à 30 000 en 2016 (avec une moyenne âge qui fond de moitié, pour passer de 60 à 35 ans).

Des chiffres franchement marginaux au regard de la démographie américaine (327 millions d’habitants tout de même), mais du jamais vu depuis cent ans, quand c'était alors une autre organisation, le "Parti socialiste américain", qui s'affranchissait des deux formations capitalistes du bipartisme déjà en place. A l'époque, la tête de pont du socialisme américain s'appelle Eugene V. Debs . C'est lui, le syndicaliste, qui co-fonde le Parti socialiste américain (PSA) ; lui aussi qui obtiendra 90 000 voix (6% des voix) à l'élection présidentielle de 1912, "un record jamais égalé par lui-même ni par aucun autre candidat de gauche", rappellent des sites anti-capitalistes français comme anti-k.org qui se réfèrent encore à Debs aujourd'hui. 

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Après Debs, la fin des années 1920 et les décennies suivantes, celles du krach de 1929 et de la Grande dépression, verront décliner le poids relatif du PSA. En 1952, son candidat n'engrange guère plus de 20 000 voix, et il ne présentera aucun candidat aux présidentielles de 1956 et 1960, tandis que les scores des candidats d'autres rares officines socialistes resteront dans les limbes. 

Le succès, atypique et relatif, de Debs, avait-il à voir avec ses origines européennes puisqu'il est le fils de deux Alsaciens de Colmar qui ont émigré aux Etats-Unis après l'échec du soulèvement de 1848 pour s'installer dans l'Indiana, où Eugène Debs naît en 1855 et où la famille réussira dans le textile ? Sa popularité, réelle au début du XXème siècle, reste-t-elle en somme marquée du sceau de l'importation qui conforterait ceux qui affirment que socialiste n'est pas américain ? Il faudra en tous cas un temps de latence pour qu'affleure de nouveau l'étiquette "socialiste" à grande échelle, comme si elle avait été digérée, assimilée.

Bernie Sanders après la guerre des étoiles qui bégaye

En 1979, c'est à Eugène Debs qu'un certain Bernie Sanders consacre un documentaire de 29 minutes, qu'on peut justement regarder aujourd'hui sur le compte YouTube du magazine Jacobin. Premier candidat depuis des lustres à exhumer explicitement le label "socialiste" à la primaire démocrate, le sénateur du Vermont battra campagne pour démentir la vieille idée qu’au fond le socialisme ne prendrait jamais.

Vu d’Europe, cette perception tenace doit beaucoup à un essai, sans doute l'ouvrage le plus connu sur la question : Pourquoi il n’y a pas de socialisme aux Etats-Unis ? Ce livre signé de l’universitaire allemand Werner Sombart date de 1906. Il est à la fois un classique et une tarte à la crème. L'auteur y explique en substance que si le socialisme n’a jamais pris aux Etats-Unis, c’est notamment parce que les ouvriers américains, dont il rappelle l’ascension sociale, se sont massivement distingués par une faible conscience de classe. En tous cas, explique l’Allemand, pas assez pour tenir ensemble amélioration des conditions de vie et engagement politique. Et ce serait leur embourgeoisement rapide et singulier qui, très tôt, à l’orée du XXe siècle, les aurait poussé à préférer le capitalisme à la doxa de Marx et Engels. Une grille d’analyse restée célèbre notamment pour une histoire de tarte aux pommes, avec parmi d’autres, ce passage régulièrement exhumé :

Au fur et à mesure que la situation matérielle du salarié s’améliorait et que son mode de vie gagnait en confort, il se laissait tenter par la dépravation matérialiste, il était progressivement contraint d’aimer le système économique qui lui offrait tous ces plaisirs ; peu à peu il en venait à adapter son esprit aux mécanismes de l’économie capitaliste, pour finalement succomber aux charmes que la rapidité des changements et l’augmentation considérable des quantités mesurables exercent irrésistiblement sur presque tout le monde. Une pointe de patriotisme – la fierté de savoir que les Etats-Unis devançaient tous les autres peuples sur la voie du "progrès" (capitaliste) – renforçait à la base son esprit commerçant en le transformant en homme d’affaire sobre, calculateur et dépourvu d’idéal, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Et toutes les utopies socialistes d’échouer à cause du roastbeef et de la tarte aux pommes [apple pie dans le texte].

Le socialisme comme un rejeton mort-né 

A mesure que les décennies s’écouleront, d’autres spécialistes de l’histoire politique américaine ont pu porter la contradiction à Sombart en soulignant, par exemple, ce que l’immigration et la mobilité géographique avaient pu faire à bien des velléités d’engagement dans les classes populaires. Assez bizarrement, c’est sur le tard, en 1992, alors que Sombart-le-conservateur était déjà assez ringardisé, que le monde de l’édition française décidera de sortir en français Pourquoi il n’y a pas de socialisme aux Etats-Unis ?

Le texte est publié aux PUF 86 ans après sa première publication, et treize ans après sa sortie en version intégrale en 1979 (recensée à l’époque dans Le Monde diplomatique). Quand Werner Sombart paraît en français, le journal Le Monde salue le 7 juillet 1992 un texte d’une modernité frappante, redonnant quelques balles neuves à cette vieille idée que le socialisme serait pour toujours l’enfant mort-né (autant qu’illégitime) de la conquête de l’Ouest et du mythe du self made man. Ignorant au passage le pronostic sur lequel Sombart avait achevé son propos : si la greffe socialiste n’avait certes jamais pris, l’Allemand envisageait toutefois un retour de flamme pour l’idéal socialiste aux Etats-Unis... sur le tard. “Difficile assurément d’être plus mauvais prophète”, siffle alors Marianne Debouzy, l’historienne américaniste de Paris VIII qui signe dans la Revue française d’études américaines la recension de la parution de Sombart en français.

Dédiabolisation : le socialisme comme le Front national ?

Plus d’un siècle plus tard, il semblerait bien que ce pronostic n’ait jamais été si proche de la réalité - même s’il faut nuancer l’ampleur du phénomène. Dans la presse américaine, de nombreux articles fleurissent depuis trois ans, qui racontent l'histoire d'une conquête idéologique à gauche, et une forme de banalisation de l'étiquette socialiste

  • c’est le site de la NPR, la radio publique, qui titre un article du 24 avril 2019 : ”Le socialisme n’est plus l’épouvantail qu’il fut jadis” 
  • c’est, aussi le camp républicain qui parle de son “effroi” devant “une normalisation” des idées socialistes sur un air qui rappelle comment on parle ici, en France, de la “dédiabolisation” des discours lepénistes (père et fille). En 2018, Meghan McCain (éditorialiste sur la chaîne ABC et fille de son père, John, candidat républicain aujourd’hui décédé) se tourmentait par exemple dans ces mots : "Je suis pétrifiée de voir que le socialisme se normalise. Nous sommes un certain nombre à ne pas vouloir de normalisation du socialisme dans ce pays."

De fait, une nouvelle génération de militants politiques se dit aujourd’hui explicitement “socialiste”. Certains appartiennent au Parti démocrate (auquel Bernie Sanders n’adhérera qu’en 2015 et 2016), d’autres se revendiquent d’autres formations, mais tous ont en commun de déployer cette étiquette comme un étendard conquérant qui les distinguent radicalement de leurs aînés. Car se dire “socialiste”est longtemps resté stigmatisant sur la scène politique, en particulier au sein du Parti démocrate. Moins de donateurs, moins de soutien de l’establishment et des médias… avant même de passer devant les électeurs, le label était réputé coûteux.

Une anecdote (assez documentée pour avoir sa propre page wikipedia) raconte bien cette stigmatisation, et la manière dont les caciques du Parti démocrate ont pu regarder cette étiquette comme le sparadrap du Capitaine Haddock : quand Hillary Clinton est arrivée à la Maison Blanche comme First Lady en 1993, elle a aussitôt interdit au Wellesley College (où elle avait fait ses études au mitan des années 60 avant d'entrer à Yale), de donner le moindre accès à la "thèse" qu'elle avait soutenue en 1969. 

En fait de "thèse", 92 pages soit l'équivalent aujourd'hui d'un mémoire. De nouveau disponible à présent, l’histoire de cette "thèse" d’Hillary Clinton fut longtemps comparée dans la presse américaine à la quête de la pierre de Rosette : il y avait ceux qui pariaient sur ce qu’elle contenait, d'autres qui entamaient un procès idéologique sans l'avoir lue, et puis aussi, ici ou là,  l’enseignant qui l’avait encadrée comme étudiante qu'on interviewait. 

Titre du mémoire : "There Is Only the Fight . . . : An Analysis of the Alinsky Model". C’est surtout parce qu’il s’attachait aux idées de Saul Alinksy, ce travailleur social passé à la théorie et à l’origine du "community organizing", que ce travail a pu faire débat dans le monde politico-intellectuel outre-Atlantique. Alors qu'on comprend que la chose tenait à vrai dire davantage d’un travail pragmatique assez au ras du sol que d’un brûlot militant, c'est frappant de voir que la référence à Alinsky a soudain semblé terriblement embarrassante à la future candidate. Alinsky, aujourd’hui très à la mode, est une référence régulière d'une partie de la gauche américaine, même si ce n’est pas toujours ses figures les plus radicales qui s'en réclament. N’empêche, l’empressement d’Hillary Clinton à faire disparaître son travail sur lui à 25 ans de distance dit beaucoup de la manière dont elle craignait de voir son crédit politique fondre en prenant le risque d’être cataloguée plus à gauche. Alors même qu’elle a toujours campé des positions très centristes (soutien à la guerre en Irak ou à la peine de mort, appui tardif au mariage homosexuel, par exemple)... et en dépit du fait que l’alliage idéologique d’Alinsky soit au fond trop ambigu pour être classé “communiste”, “socialiste” ou “libertaire” comme l’explique Clément Petitjean qui achève une thèse sur lui.

Hillary Clinton, jeune étudiante, et un montage de sa correspondance avec Saul Alinksy dans le cadre de ses recherches

Hillary Clinton, jeune étudiante, et un montage de sa correspondance avec Saul Alinksy dans le cadre de ses recherches• Crédits :InfoWars

Un vieux fond de sauce moins rentable

Aujourd’hui, ce que le retour en grâce de l’étiquette “socialiste” raconte, c’est d’abord une évolution de ce rapport de force-là. Qui n’a pas rien à voir avec la manière dont les nouveaux entrants ont bousculé de vieilles méthodes : Alexandria Ocasio Cortez, qui s'est réclamée du socialisme aussi rapidement que vigoureusement, avait financé sa campagne par de petits donateurs - comme, avant elle, Bernie Sanders, pour la campagne duquel "AOC" avait justement travaillé.

Le 5 février 2019, Donald Trump prononçait son premier discours sur l'état de l'Union depuis l'arrivée de deux élues démocrates ouvertement socialistes à la Chambre des représentants (dont Ocasio Cortez), lors des élections de mi-mandat. L'occasion pour le président américain de nommer l'ennemi intérieur numéro 1 après le péril migratoire : le socialisme. Dans son édition du lendemain, le Washington Post a retranscrit cet instant :

Donald Trump :  Here in the United States, we are alarmed by the new calls to adopt socialism in our country. [Ici, aux Etats-Unis, nous sommes inquiets de ces nouveaux appels pour adopter le socialisme dans notre pays.]                         
Le public :  Booo —                          
Donald Trump :  America was founded on liberty and independence, and not government coercion, domination, and control.  (Applaudissements) We are born free and we will stay free. (Applauds). [L'Amerique a été fondée sur la liberté et l'indépendance, et pas sur la coercition, la domination et le contrôle du gouvernement (Applaudissements). Nous sommes nés libres et nous resterons libres. (Applauds)]                      
Le public :  USA! USA! USA!                          
Donald Trump :  Tonight, we renew our resolve that America will never be a socialist country. (Applauds). [Ce soir, nous réaffirmons notre détermination à empêcher que l'Amérique ne devienne un pays socialiste. (Applauds)]                        
Le public : USA! USA! USA!

Donald Trump espérait-il capitaliser sur un vieux fond de sauce dans l'opinion américaine, et fédérer plus particulièrement dans le camp républicain sur de vieilles gammes héritées de la guerre froide ? Des journalistes américains remarquaient le lendemain que justement les sondages (comme celui-ci par Gallup) montrent plutôt que chez les moins de trente ans, 51% ont aujourd'hui une vision plus positive du socialisme que du capitalisme. Du jamais vu aux Etats-Unis.

Chloé Leprince