[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

"La transformation des mentalités doit précéder celle de la société"

Lien publiée le 2 juillet 2019

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.marianne.net/debattons/entretiens/la-transformation-des-mentalites-doit-preceder-celle-de-la-societe

Anne Steiner

Sociologue et maître de conférences en sociologie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, elle travaille sur la violence politique. Elle est l'auteur de nombreux ouvrages, dont Le goût de l’émeute (L'échappée, 2012) et Le Temps des révoltes (L'échappée, 2015), ou encore Les En-dehorsLes En-dehors (L'échappée, 2019).

La sociologue Anne Steiner nous parle des "En-dehors", anarchistes individualistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

"Ce n'est pas dans cent ans qu'il fait vivres en anarchistes", expliquaient les "En-dehors". Ces anarchistes individualistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle refusaient autant les normes bourgeoises que le mythe du "grand soir" ou celui de la "grève générale". Pour eux, il s'agissait de changer tout de suite la société, en commençant par se transformer soi-même. Refusant le salariat, ils ont souvent vécu avec peu en marge de la société, expérimentant d'autres modes de consommation. En 2008, la sociologue Anne Steiner s'intéresse à ses radicaux dans Les En-dehors : anarchistes individualistes et illégalistes à la Belle époque (L'échappée), qu'elle vient de rééditer. Rencontre.

Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire

Marianne : Pourquoi avoir choisi de rééditer Les En-dehors ?

Anne Steiner : Ce livre, paru au printemps 2008, était épuisé depuis plusieurs années et très fréquemment demandé. Il a donc été décidé par l’éditeur, Cédric Biagini, d’en faire une seconde édition. Mais depuis la parution de ce livre qui a reçu un bon accueil dans le milieu libertaire au sens large, j’ai été contactée par de nombreux collectionneurs, auteurs, militants et même par des descendants des protagonistes de mon récit qui m’ont donné accès à de nouvelles sources, lesquelles m’ont permis de compléter, voire de modifier la version que j’avais donnée de certains événements. D’autre part ma connaissance de cette période, sur le plan des luttes sociales, s’est considérablement renforcée lors de la rédaction d’ouvrages postérieurs aux En-dehors comme Le Goût de l’émeute (L’échappée 2012) ou Le Temps des révoltes(L’échappée 2015).

Il était donc nécessaire d’introduire des modifications dans le corps du texte et de compléter les notices biographiques de fin d’ouvrage, ce qui a été fait pour cette seconde édition. Le courant individualiste a été plutôt négligé par les historiens, et c’est pourquoi la demande est restée forte pour cet ouvrage qui se présente, de plus, sous la forme d’un récit mettant en scènes de multiples personnages dont les itinéraires se croisent. Enfin de nombreux jeunes qui se refusent au salariat, qui s’interrogent sur leur consommation, qui tentent d’inventer des rapports humains sans domination, ni exploitation, peuvent voir, et voient parfois, ces En-dehors comme de lointains prédécesseurs. D’où leur intérêt pour cet ouvrage.

Les anarchistes individualistes, eux, ne pensent pas qu’il soit possible d’accéder à un monde plus juste et plus harmonieux avec les hommes tels qu’ils sont.

Quelles sont les spécificités des "anarchistes individualistes" par rapport aux autres anarchistes ?

Dans les premières années du XXe siècle, on peut distinguer trois courants principaux au sein du mouvement anarchiste qui est alors très puissant au sein de la classe ouvrière française. Il y a un courant insurrectionaliste ou révolutionnaire qui croit nécessaire une confrontation violente avec le pouvoir d’État, un courant syndicaliste qui pense que seule, la grève générale, pourra venir à bout du capitalisme. Il s’agira d’occuper les lieux de production et de s’emparer des voies de circulation des marchandises par terre, mer et rails. Le syndicat, de groupement de résistance deviendra alors groupement de production et de répartition des biens produits. De très nombreux militants de la CGT sont alors anarchistes, et cela au plus haut niveau de responsabilité de l’appareil syndical.

Les anarchistes individualistes, eux, ne pensent pas qu’il soit possible d’accéder à un monde plus juste et plus harmonieux avec les hommes tels qu’ils sont. Ils sont persuadés qu’une grève générale ou une révolution victorieuse dans l’état actuel d’abaissement du prolétariat ne pourrait être le fait que de minorités conscientes qui conduiraient le peuple "tambour battant et la crosse aux reins vers le paradis social."selon l’expression d’un de leurs théoriciens. Et les révoltés, passé le moment exaltant et fusionnel de l’émeute, auraient de fortes chances de se retrouver sous la coupe de nouveaux dominants qui les opprimeraient au nom de la classe ouvrière et de son émancipation. Comme individus, ils n’y auraient absolument rien gagné.

C’est pourquoi les anarchistes individualistes considèrent que la transformation des mentalités doit précéder la transformation de la société. L’éducation est donc une tâche prioritaire et il faut pour cela créer des dispositifs éducatifs pour les adultes comme pour les enfants tels que les Universités populaires, les Causeries populaires, les écoles libertaires. Il faut aussi multiplier les journaux, revues et brochures permettant la production, la circulation et la diffusion des idées et connaissances. La recherche du perfectionnement individuel est la voie privilégiée pour parvenir à l’émancipation collective.

Si le principal terrain de la lutte doit être sa propre personne, c’est parce que la domination s’exerce bien plus par la suggestion que par la brutalité. Ce qu’il faut combattre prioritairement, ce sont les tyrans intérieurs, c’est à dire les préjugés, les coutumes, les mœurs, les superstitions, les habitudes, l’empreinte des traditions familiales, des formules, des dogmes. Il faut travailler à l’émergence d’un homme nouveau avant la révolution et non après, car ce sont les hommes nouveaux qui feront émerger un monde nouveau. Pas l’inverse.

Le rapport distants des individualistes à la lutte politique et à la lutte sociale n’est-il pas problématique ? Peuvent-ils vraiment représenter une menace pour le capitalisme ?

Les anarchistes individualistes, tout en faisant de leur propre personne, le terrain privilégié de la lutte contre cette société qu’ils réprouvaient, ont participé aux grandes mobilisations sociales et politiques de cette période. Mais il était important pour eux de vivre dès aujourd’hui, et non dans 100 ans, en anarchistes en suivant un art de vivre transgressif. Pour éviter le salariat, à l’époque dix à onze heures de travail six jours par semaine,ils ont réduit drastiquement leur consommation, se sont associés pour travailler ensemble comme artisans, ont vécu en communautés d’habitat ou milieux libres. Mais ils ont aussi pratiqué l’illégalisme (déménagements à la cloche de bois pour ne pas payer le loyer, vols à l’étalage, fausse monnaie, cambriolages, puis hold-up…)

Les "En-dehors" sont individualistes au sens où ils sont persuadés que la transformation de l’individu doit précéder et non pas suivre la transformation sociale.

Ces pratiques, lorsqu’elles se généralisent, je pense surtout à la limitation de la consommation, peuvent évidemment entraver la dynamique capitaliste qui est fondée sur une augmentation exponentielle des besoins, ce qu’ils refusent. La frugalité choisie et généralisée est ennemie du capitalisme. L’autonomie des individus aussi.

Ce qui est important pour ces jeunes gens, fils d’ouvriers ou de petits paysans, qui ont quitté l’école à douze ans, c’est d’échapper à une condition ouvrière qui ne peut que les broyer alors qu’ils veulent vivre pleinement leur humanité, en développant toutes leurs potentialités, intellectuelles, physiques, sensuelles, artistiques. Ce n’est pas pour leurs petits neveux qu’ils veulent un monde meilleur, mais pour eux-mêmes ici et maintenant.

Au début du XIXe siècle, les socialistes dénonçaient, à la suite de Pierre Leroux, l’individualisme contemporain. En quoi l’individualisme des "En-dehors" diffère de celui de la société bourgeoise ?

C’est un individualisme qui n’exclue pas, bien au contraire l’association et la solidarité. Mais il s’agit de s’associer avec qui nous ressemble et partage la même conception de la vie bonne. Et c’est un individualisme qui exclue toute exploitation ou domination d’autrui, bien entendu. Les "En-dehors" sont individualistes au sens où ils sont persuadés que la transformation de l’individu doit précéder et non pas suivre la transformation sociale. Aucune société meilleure ne peut, selon eux, émerger suite à l’action des hommes tels qu’ils sont. Il faut donc commencer à se transformer soi-même pour transformer le monde autour de soi. Le plus infime de nos actes, le plus anodin de nos choix doit être conforme à l’éthique anarchiste. C’est ce qu’ils entendent par individualisme.

Il y a aussi bien sûr un certain hédonisme. Ils veulent l’accès à la beauté dans tous les domaines de la vie et refusent que cet accès ne soit permis qu’à la bourgeoisie. Mais ils ne veulent ni du luxe, ni de l’accumulation de marchandises. Ils veulent le soleil, l’eau, les forêts, l’amour physique libre, une nourriture saine et variée (en général végétarienne), un travail créatif (beaucoup sont artisans), l’accès à la culture, etc… Il ne s’agit pas de devenir riche, de "parvenir", il s’agit de devenir pleinement humain sans cesser d’être des ouvriers. Ils ne veulent ni servir, ni être servis, ni dominer, ni être dominé.

Vous faite le portrait de la militante Rirette Maîtrejean. Comment expliquer la forte présence des femmes dans cette tendance de l’anarchisme ? Peut-on qualifier les "En-dehors" de "féministes" ?

Rirette Maîtrejean est une jeune Corrézienne venue seule à Paris à l’âge de 16 ans pour échapper au mariage que sa mère voudrait lui imposer, suite au décès de son père. Elle connaît alors la misère matérielle, mais elle fréquente l’Université populaire du Faubourg Saint-Antoine, puis les Causeries populaires animées par l’individualiste Libertad, et devient en quelques années une figure du mouvement.

Les femmes du milieu individualiste ne reprennent pas à leur compte les revendications des féministes de leur temps.

Il y a plus de femmes dans les milieux anarchistes individualistes que parmi les anarchistes révolutionnaires et syndicalistes, mais elles sont quand même en nombre moins important que les hommes. On peut dire que les femmes trouvent dans les Causeries populaires et dans la presse individualiste, un espace d’expression qu’on ne leur offre peut-être pas ailleurs. Le journal l’anarchie, organe phare du mouvement de 1905 à 1914, porte l’empreinte très forte des sœurs Mahé, et la direction de cet hebdomadaire a été, à plusieurs reprises, assurée par des femmes du mouvement.

Mais les femmes du milieu individualiste ne reprennent pas à leur compte les revendications des féministes de leur temps. Refusant le système de démocratie représentatif, elles ne peuvent réclamer le droit de vote, puisqu’elles prônent l’abstention. Et refusant le salariat, elles sont peu présentes dans le combat syndical à l’inverse d’une féministe comme Gabrielle Petit, qui anime le journal La femme affranchie.

En revanche, elles sont néo-malthusiennes et diffusent l’information sur les dispositifs contraceptifs de leur temps. Elles pratiquent l’amour libre et refusent les maternités subies. Elles ont aussi réfléchi aux moyens de prendre en charge collectivement l’éducation des enfants pour que les mères n’en supportent pas tout le poids.

Les militants individualistes restent bien plus prisonniers des préjugés qu’ils ne le voudraient, en particulier dans ce domaine qui touche à l’intime, et qui ne dépend pas de la seule raison.

Les anarchistes individualistes considèrent que femmes et hommes sont absolument égaux et doivent avoir accès aux mêmes droits mais, dans la pratique, on observe une répartition assez traditionnelle des tâches, et parfois, en cas de conflit, des propos d’une extrême misogynie à l’égard de certaines femmes du groupe. Rirette Maîtrejean en a fait la cruelle expérience après avoir publié ses souvenirs dans un grand quotidien, suite à "l’affaire Bonnot" à laquelle elle a été mêlée de près.

Il y a souvent loin des principes aux actes et les militants individualistes restent bien plus prisonniers des préjugés qu’ils ne le voudraient, en particulier dans ce domaine qui touche à l’intime, et qui ne dépend pas de la seule raison.