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Le capitalisme des addictions
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.lesechos.fr/idees-debats/livres/le-capitalisme-des-addictions-1035889#xtor=CS1-3046
Notre économie de marché tourne à plein régime, portée par une inextinguible soif de consommation. Au risque, de plus en plus visible, de basculer du côté obscur des dérèglements comportementaux, un phénomène amplifié par la toute-puissance d'Internet. Un livre choc et une analyse sans concession d'une hébétude généralisée.
Augmentation de la consommation de stupéfiants, abus dangereux d'aliments sucrés, achats compulsifs, temps invraisemblable perdu sur les réseaux sociaux. L'époque est aux addictions menaçantes. Elles résultent d'un mélange de mauvaises conduites entretenues par Internet et d'intérêts économiques licites ou illicites.
Historien américain, spécialiste des passions et poisons que sont toutes les formes de drogue, David T. Courtwright signe un ouvrage captivant et inquiétant sur ces sujets. Dans ses premiers travaux, il soulignait combien notre monde était littéralement submergé de drogues, douces ou dures, utilisées à des fins médicales ou récréatives. Cette fois-ci, prenant en considération les nouvelles drogues et dépendances numériques, il montre combien Internet redouble le problème. D'abord en instituant de nouvelles addictions (d'ailleurs combien de fois avez-vous regardé votre smartphone aujourd'hui ?). Ensuite en tant que formidable opportunité technologique pour la dissémination des drogues plus traditionnelles. Tout s'y échange, tout s'y vend, de la surface la plus légale du Web à ses profondeurs les plus sombres.
Extension des domaines de la dépendance
Urbanisation et industrialisation avaient autorisé la massification des petits plaisirs. La transition numérique accompagne hébétude généralisée et distraction digitale permanente. L'emploi du terme addiction s'est élargi, passant de l'usage de certains produits désapprouvés à bien d'autres comportements : jeux, excès de nourriture, sexe, dont le porno sur Internet (du côté des garçons), shopping et selfies (du côté des filles), usage démesuré des réseaux sociaux (pour tous les genres). La consommation élevée n'est pas en soi un problème. Elle le devient en tant qu'habitude incontrôlable, qu'il s'agisse de jeux ou de l'incapacité à limiter la consultation de ses écrans au risque supposé de manquer à chaque instant un texto, une vidéo ou une info.
Les plaisirs promis, supposément libérateurs, engendrent souvent des dérèglements, pouvant nous enfermer et nous aliéner. Pour les dépendants, de plus en plus nombreux, aux excès de l'alimentation et de l'Internet, l'abstinence est douloureuse. Envies irrépressibles, insatisfaction et non-satiété produisent anxiété, impulsivité, dépression et perte de contrôle. Tout ceci ruine des études, des carrières, des vies familiales.
L'ensemble se déploie à travers des filières régulières et des filières prohibées, dans un contexte d'inquiétudes montantes et d'hypocrisie de la part des techno-prophètes et évangélistes de l'intelligence artificielle qui vantent leurs produits et services, mais les interdisent à leurs enfants.
Courtwright ne désigne pas un coupable mais propose une explication. Il baptise « capitalisme limbique » une architecture économique et technologique qui mêle puissance des ordinateurs connectés, marketing sophistiqué, molécules de plaisirs et intérêts financiers, dans un double dessein : exciter les esprits et déconnecter les individus d'eux-mêmes. Comme toujours avec les drogues, gains privés et rentrées fiscales potentielles attirent les entreprises et les pouvoirs publics. Les tentations individuelles sont toujours des tentations pour le marché qui trouvera de quoi satisfaire les désirs.
Comment résister aux tentations
Comment résister à toutes ces tentations, sans vraiment nous délivrer du mal ? Le docteur Courtwright ne rédige pas une ordonnance magique. Contre les consommations compulsives, les traitements forcés ne fonctionnent pas. L'auteur soutient que, de tous les côtés du spectre politique, on trouve des opposants aux pratiques destructrices habituelles et aux usines 2.0 à faux rêves. Des coalitions post-partisanes sont peut-être possibles. Surtout, il invite simplement à mieux saisir les mécanismes à l'oeuvre, dans nos cerveaux et dans un univers économique qui valorise démesurément nos mauvaises habitudes.
Cette histoire des plaisirs, plus ou moins civilisés, plus ou moins disciplinés, rencontre celle de leur prohibition ou de leur limitation par les pouvoirs publics. Le thème est de haute actualité au sujet de la légalisation du cannabis, avec des échanges d'arguments, aux accents éternels, sur la légitimité et l'efficacité du gouvernement public des vices privés. Le sujet est peut-être bien plus préoccupant du côté de nos écrans. Là aussi naissent des problèmes de santé publique, tandis que s'étendent insidieusement des limitations de notre souveraineté individuelle et de notre dignité.
Julien Damon est professeur associé à Sciences Po.
David T. Courtwright, The Age of Addiction. How Bad Habits Became Big Business, Harvard University Press, 2019, 325 pages.
Julien Damon