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Matthieu Amiech, En attendant les robots?, 2019
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://sniadecki.wordpress.com/2019/07/09/amiech-robots/
Pas besoin d’automatisation totale pour que la technologie éclipse l’humain
L’ouvrage d’Antonio Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic (éd. Seuil), suscite un concert de louanges dans les médias mainstream (libéraux-progressistes), depuis sa parution en janvier 2019. Cela peut paraître surprenant, si l’on considère qu’il propose une enquête assez sérieuse sur l’envers du décor d’Internet, la sombre réalité sociale qui permet le fonctionnement des plateformes numériques comme Youtube, Amazon Mechanical Turk, Deliveroo, Uber…
La thèse de Casilli peut ainsi à première vue sembler une défense de l’être humain face à l’hypothèse d’une robotisation et d’une déshumanisation totales de notre monde : il montre par maints exemples que les processus d’automatisation en cours induisent structurellement beaucoup de travail humain. Pas seulement celui d’ingénieurs et d’experts en intelligence artificielle, qui conçoivent ces processus, mas aussi énormément de travail subalterne – travail de tâcherons, comme aime à dire l’auteur. Donc, contrairement à ce que claironnent les communicants de la Silicon Valley, relayés par le chœur des médias, nous ne serions pas entrés dans une phase d’élimination massive du travail humain par les robots, car ces robots ont besoin de ce travail pour fonctionner.
Le livre commence ainsi par une réfutation de la théorie du « grand remplacement technologique », qui selon Casilli « domine le débat intellectuel depuis plusieurs décennies » (p. 13). Une telle affirmation est pour le moins discutable. En sciences économiques, c’est au contraire la théorie de la substitution qui règne aujourd’hui comme (avant-)hier, théorie qui veut que les suppressions d’emplois par l’automatisation dans certains secteurs sont toujours compensées par des créations d’emplois ailleurs, notamment dans de nouveaux secteurs d’activité. L’idée que le chômage de masse et/ou l’emploi précaire ont à voir avec le progrès technologique a été complètement absente du débat intellectuel de 1995 à 2010, et elle n’est redevenue objet de discussion que suite à deux études académiques anglo-saxonnes en rupture avec le consensus habituel, en 2011 et 2013 : le livre américain Race against the machine [La Course contre la machine], annonçant que l’accélération de l’innovation ne resterait pas sans effet sur le marché du travail ; et une étude de deux chercheurs d’Oxford qui prévoyait que 47 % des emplois existants étaient menacés directement par l’intelligence artificielle et la robotique.
Pour autant, quand le gouvernement commande une synthèse sur le sujet au Conseil d’orientation pour l’emploi, celui-ci relativise fortement ces craintes, conclut que 10 % simplement des emplois actuels sont menacés et permet à la presse mainstream de rassurer ses lecteurs 1. Dans les milieux critiques du capitalisme, contrairement à ce que sous-entend Casilli, presque personne ne s’intéresse vraiment à ces questions. Les seuls auteurs qui ont accordé de l’importance aux études prospectives citées ci-dessus sont Pièces et Main d’oeuvre et Tomjo 2 ; mais Casilli se garde bien de les mentionner, alors que leur idée qu’une part croissante de la population, en France et dans le monde, est rendue superflue par l’évolution technologique est d’un grand intérêt, y compris au regard de la condition des travailleurs que décrit En attendant les robots 3.
Mais Casilli est sûr de son fait. Il cite des statistiques qui écartent ce que nous pouvons tous percevoir à la Poste, dans les agences de Pôle emploi, dans les gares de la SNCF : que des machines et des « solutions » Internet (ça rime avec « casse-tête ») sont mises en place pour supprimer des emplois dans les services publics. Il gomme l’existence d’un chômage de masse à l’échelle du monde, en prenant au sérieux les chiffres de plein emploi présentés par les pays où on peut payer les gens presque rien. Selon lui, le travail supprimé dans l’agriculture, l’industrie et les services classiques resurgit aujourd’hui massivement sous forme de « travail du clic », fragmenté et externalisé par les entreprises : la « modération » des contenus mis en ligne sur Youtube ou des messages envoyés sur Twitter ; la transcription des conversations captées par l’assistant vocal Alexa chez ses propriétaires ; l’analyse ou le comptage d’éléments dans une publicité ou une image de vidéosurveillance. Ces tâches sont assumées par des dizaines de milliers de « microtravailleurs », mal payés en Occident, à peine rémunérés dans le Tiers-Monde, raconte Casilli. En réalité, il ne présente à ce sujet aucune statistique (et pour cause, c’est bien difficile) ; mais quelle que soit l’ampleur numérique précise du phénomène, la description qu’il en fait est intéressante et édifiante. Le problème, c’est la mise en perspective qu’il en propose.
Le sociologue franco-italien valorise ce type de travail, qui permet et empêche à la fois l’automatisation selon lui. Le fait que les tâcherons qui l’accomplissent n’ont plus aucune interaction directe avec la matière ni avec des usagers d’un service, qu’ils en sont réduits à assister des logiciels ou des robots, qu’ils deviennent ainsi manifestement de purs rouages d’une machine sociale qui tend vers l’automatisme, rien de cela ne pose fondamentalement problème à Casilli d’un point de vue politique ou éthique. La façon dont il se masque (voire, dont il renverse) la réalité est illustrée par cette phrase :
« Les outils technologiques ne sont rien de plus que des instruments du geste productif humain, lequel a toujours été déployé dans des milieux équipés. » (p. 91)
Alors que d’après son propre tableau, ce sont les capacités cognitives humaines qui sont devenues les instruments des outils technologiques, ceux-ci formant un nouveau milieu où plus aucun geste productif (à part le sinistre « clic ») ne peut se déployer.
Qui plus est, l’auteur met sur le même plan le travail microrémunéré de précaires américains ou de jeunes Nigérians sans aucun autre revenu, et l’activité d’internautes actifs sur les réseaux sociaux, les sites de vente en ligne, voire les sites de recherche scientifique. Pour lui, les recommandations de livres ou les recensions proposées par des lecteurs ; la prise en photo des lieux que les voitures de Google Street View ne peuvent atteindre ; les contributions au sein d’une communautés de « gamers » (jeux vidéo en ligne) sont du même ordre que le travail d’annotation des données et d’étiquetage des images captées par une voiture « autonome », qu’accomplit pour quelques euros (ou centimes d’euro) la tâche un employé (ultra-)précaire. En effet, travail ou loisir, tous produisent de la valeur, fût-ce indirectement, pour les grandes plateformes capitalistes de notre époque, qui tirent profit de tout ce qui circule sur le web. Tous contribuent au perfectionnement des algorithmes, des programmes d’automatisation en cours, à l’entraînement des machines et de leur « intelligence ».
Comme le dit la philosophe technocritique Célia Izoard :
« On ne peut pas entériner si facilement, même moyennant des compensations économiques, un projet de société aussi catastrophique que celui de démultiplier la présence des robots dans notre quotidien, dans notre travail. Car derrière ce qui est toujours présenté comme l’horizon millénariste de la suppression du travail humain, qu’on prophétise depuis plus de deux siècles, on constate une prolétarisation toujours plus accrue du travail lui-même. En gros : le boulot pourri se démultiplie avec l’automatisation. Et surtout, de par le passé et sans doute aussi de pour le futur, la robotisation instaure un rapport de force extrêmement favorable à la grande industrie. »
(Émission Racine de Moins Un n°29, “Robots et Travail : le progrès sans le peuple”, juin 2017)
De cette confusion extrêmement problématique ressort une des principales propositions politiques du livre : non seulement Casilli espère qu’on créera de vrais emplois avec le micro-travail, en l’intégrant à un salariat de nouveau protecteur ; mais il souhaite en plus que soit rémunéré l’activité gratuite des internautes, sur leur temps libre, par un revenu social numérique ! Se rend-il compte que des millions de gens en France ne participent pas à tout cela ? A commencer par la frange de la population réticente au numérique ou sous-équipée, pour qui l’informatisation en cours de tous les services de base est un calvaire 4.
Tous ces gens-là n’existent pas pour Casilli. Il naturalise totalement le degré actuel de numérisation de nos existences, alors que la plupart des phénomènes, des entreprises et des boulots qu’il décrit sont très récents (souvent moins de 5 ans, toujours moins de 15 ans). Il s’indigne de l’exploitation des tâcherons du clic ou des chauffeurs-livreurs à la mode Uber, mais il ne déplore jamais les réflexes de néo-domesticité – de mise à disposition du monde et des autres – qu’encourage l’usage des smartphones et de leurs applications. Il évoque brièvement l’exploitation des travailleurs qui fabriquent le matériel électronique, mais ne fait jamais allusion au coût écologique faramineux de cette quincaillerie et du fonctionnement d’internet 5.
Son propos est donc faussement impertinent. Il paraît humaniste parce qu’il souligne que le complexe cybernétique a toujours besoin d’intelligence humaine pour être mis au point, assisté, corrigé. Mais il ne critique nullement la soumission déjà avancée des humains aux ordinateurs, ni l’emprise effective des informaticiens sur nos vies, sans attendre les robots.
Matthieu Amiech, juin 2019.
Des éditions La Lenteur.
1 “Avec les robots”, éditorial du journal La Croix, 14 janvier 2017.
2 Voir Tomjo, “Au Nord de l’économie”, 2017 ; et Pièces et Main d’oeuvre, “Quel éléphant irréfutable dans le magasin de porcelaine ? (sur la gauche sociétale-libérale)”, 2014.
3 De manière générale, alors qu’il semble en discussion permanente avec les thèses anti-industrielles, il ne mentionne ni Nicholas Carr, ni Eric Sadin, ni Cédric Biagini…
4 Voir le dernier rapport du Défenseur des droits, Jacques Toubon.
5 Voir à ce sujet le dossier consacré par le journal décroissant suisse Moins ! au « numérhic », et notamment l’article liminaire de Fabrice Flipo.