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Algérie - 5 juillet 1962-5 juillet 2019 "Libérez le peuple"

Algérie

Lien publiée le 14 juillet 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.multitudes.net/5-juillet-1962-5-juillet-2019-liberez-le-peuple/

Le mouvement social algérien s’est de nouveau affirmé de façon pacifique par le nombre impressionnant de manifestants dans l’espace public au cours de 20ème vendredi le 5 juillet 2019, coïncidant avec le 57ème anniversaire de la fête de l’indépendance nationale. Le mouvement populaire a marqué de son empreinte l’événement politique annonciateur de la fin du colonialisme français en 1962, sans pour autant permettre aux algériens d’accéder à la citoyenneté et à la liberté, 57 ans après. Ce 5 juillet 2019 recouvre une exigence populaire majeure : la libération du territoire spolié par le colonialisme, ne suffit pas. Il faut à présent penser à libérer le peuple. Cette pancarte brandie avec fierté par un manifestant, résume l’esprit de la marche de ce vendredi : «  1962 : libération d’un pays colonisé. 2019 : libération d’un peuple réprimé ».

Les manifestants du 5 juillet 2019, de par leur engouement, leur conscience collective, leur détermination, leur refus de toute abdication à l’égard du pouvoir, montrent leur refus de toute compromission avec les différents pouvoirs et leurs différents clients. Ils ne cessent de rappeler que leurs revendications sont identiques : une opposition résolue à toute élection présidentielle précipitée, selon les vœux du pouvoir militaire, la primauté d’un Etat civil et non militaire, les libertés individuelles et collectives respectées qui restent des préalables importants pour permettre de s’engager dans un dialogue serein et confiant entre les différents protagonistes. Le dialogue proposé par le pouvoir réel semble alors perdre de sa pertinence face à la répression. En effet, l’interdiction de circuler librement le vendredi à Alger, bloquant toutes les conducteurs de véhicule souhaitant se rendre au centre de la ville pour manifester, les arrestations de 34 manifestants mis en détention provisoire pour avoir brandi le drapeau Amazigh, ont été exécutées par les forces de police durant les deux vendredis précédents.

Il semble important de noter avec précision quelques éléments d’observation de la « marche » du vendredi 5 juillet à Oran, en particulier son ampleur, la fraternité entre les manifestants, illustrée par l’entraide au cours de la marche (eau offerte aux manifestants, des bonbons pour prévenir toute hypoglycémie des personnes diabétiques), une cohésion impressionnante qui se dégage à partir des slogans et des chants émis par les manifestants. L’histoire politique algérienne depuis 57 ans ne semble pas avoir connu cette complicité affective et cognitive entre les millions d’Algériens qui se rassemblent dans des villes très différentes, en partageant avec ferveur le désir extrêmement puissant d’appropriation active et dynamique de la Nation. Le drapeau tout en mouvement, proche du corps des manifestants, construit ce sentiment d’appartenance au pays, « Algérie ». « C’est aussi notre drapeau », disent les manifestants. Le fait de l’objectiver chaque vendredi, avec émotion et conviction, est loin de s’enfermer dans un nationalisme primaire et fermé. Il représente au contraire, une façon d’indiquer que le drapeau national ne peut uniquement être mis en scène de façon dogmatique et mensongère dans les cérémonies officielles par les différents pouvoirs. Cette socialisation du drapeau par le bas, signifie que celui-ci relève d’un patrimoine collectif, ne pouvant être privatisé par les acteurs politiques dominants.

Les cris de rage des jeunes

Il importe d’écouter les cris de rage des jeunes qui se mettent en cercle, portant le drapeau national, pour dire leur refus du politique qui les a humiliés pendant plus de cinq décennies. Il leur a interdit le droit à l’émancipation, à la liberté, à l’égalité entre les sexes, pour participer activement au changement social et politique. Dans leurs cris de rage, il est possible de noter une volonté inébranlable des jeunes marginalisés du politique, de rompre  aujourd’hui avec le statut de sujets obéissants et infantilisés dans un système politique profondément patriarcal et viril (Tazi, 2018). La philosophe marocaine montre bien que la virilité est au cœur du politique. « Le viril en effet ne concerne pas que les rapports entre hommes et femmes, il renvoie aussi aux petites guerres que les hommes se livrent en sourdine au quotidien, aux conflits déclarés, à la volonté de domination politique, aux règles, aux institutions et aux territoires que le pouvoir configure – et qui circulairement le constituent » (p24).

Décrire du dedans le mouvement populaire algérien, c’est aussi indiquer la rupture de confiance avec les acteurs politiques dominants. La défiance populaire se renforce avec ces derniers qui ne cessent de résister en s’accrochant sans dignité à un système profondément décrédibilisé par la population. Une double raison : leurs intérêts sont immenses et la jouissance du pouvoir pendant des décennies, même à un âge très avancé, et tout en étant rejetés par la majorité des gens, semble être profondément incrustée dans leur éthos. Cette logique « j’y suis. J’y reste » est encore prégnante dans les pratiques politiques dominantes.

Voir et écouter les jeunes manifestants, permet pourtant de mettre en lumière la volonté de rupture irrévocable avec les acteurs politiques dominants cités nommément, en usant de la lette B. (Bédoui, Bensalah) et de celle de G. de plus en plus citée, en référence au pouvoir réel représenté par le responsable de l’état major, Gaïd Salah. Les slogans produits collectivement, ne sont pas simplement des mots creux. Ils résultent profondément d’une profonde souffrance d’une majorité de jeunes stigmatisés, confrontés quotidiennement à la « mort sociale » que l’on peut définir par leur enfermement dans des quartiers sans attraits, sans loisirs, pris dans un temps trop « libre » mais vide de sens, où le seul rêve était de quitter le pays. Le mot volonté est récurrent dans les slogans : « Le peuple veut que vous partiez ». Cela signifie que les acteurs du mouvement populaire sont – contrairement aux spéculations des uns et des autres – dans une logique de réflexivité et de maturité politique, ne se limitant pas à une marche sans objectifs politiques pertinents. Ils montrent, par exemple, qu’ils ne rejettent pas l’Armée, mais plutôt sa hiérarchie militaire. Ecoutons ce slogan très récurrent qui opère la distinction entre les dominants et les dominés au sein de l’institution militaire : « armée-peuple sont des frères, Gaïd Salah avec les traitres ». La fixation au cours de la manifestation du 5 juillet 2019, sur la personne du chef d’état-major, Gaïd Salah, est une preuve indéniable que pour les manifestants, rien n’a encore changé dans la nature du pouvoir depuis la démission forcée de Abdelaziz Bouteflika, remplacé par le chef d’état major qui s’est approprié par la force, le 2 avril 2019, le pouvoir réel. Dans ce slogan, seul le nom a changé : «Gaïd Salah dégage ! », au lieu de « Bouteflika dégage ». Autrement dit, la reproduction à l’identique du système politique est une réalité pesante retranscrite avec beaucoup de vérité et de sens politique dans les slogans des manifestants. Ils ne cessent de rappeler que leur objectif principal, ne consiste pas à participer à une lutte de clans, mais au contraire, à se réapproprier de façon autonome le politique. Il s’agit alors de rompre avec les multiples détournements des élections, de l’argent public, de la probité morale et intellectuelle qui a tant fait défaut pendant plus de 57 ans dans une société profondément humiliée par les différents pouvoirs. On ne s‘étonnera pas que le cri de rage fort et émouvant des jeunes manifestants est de clamer collectivement ces deux slogans très juste : « Libérez l’Algérie », ou encore : « Algérie libre et démocratique ». La liberté des algériens n’a jamais pu être acquise dans un système politique profondément fermé, autoritaire et secret. Il n’a pu se maintenir que par une triple instrumentalisation de l’histoire, du religieux et de la peur (Mebtoul, 2019).

La puissance du mouvement social

Nos observations permettent de noter la conscience collective puissante des manifestants. Elle est attestée par la volonté de désidéologiser l’histoire de la guerre de libération nationale, refusant les non-dits, tout en mettant en exergue les sacrifices consentis par certains révolutionnaires (Larbi Ben M’hidi, Abane Ramdane, etc.), peu reconnus par le pouvoir. Durant ces vingt vendredis de manifestation, il est aussi possible d’indiquer la distance avec la religion comme idéologie politique. Par exemple, les manifestants se sont opposés à l’infiltration des militants du parti islamique Hamas, parmi les marcheurs du vendredi. Enfin, la peur et les multiples intimidations du pouvoir, n’ont plus l’impact qu’il avait avant la date du 22 février 2019. La peur est plutôt du côté du pouvoir. Les ministres n’osent plus s’aventurer à procéder à des visites de travail dans les différentes villes du pays, par peur d’être renvoyés par la population.

Le lien entre le passé et le présent durant le vendredi 5 juillet 2019, est illustré, par la reprise de l’hymne national et des chansons patriotiques par une foule immense parquée en face de la wilaya d’Oran, lieu du pouvoir local (préfecture), tout en scandant par la suite le slogan qui nous semble le plus significatif dans ce désir de reconnaissance de la citoyenneté des manifestants : « L’Algérie est aussi notre patrie. Nous en ferons ce que nous en voudrons ». Ce 20ème vendredi restera, à nos yeux, inoubliable. Il a permis de démontrer ce que signifie la puissance du mouvement social algérien. Il continue vaille que vaille, quelles que soient les supputations, les spéculations, les manipulations, les violences multiples pour le fragiliser et le diviser, à lever haut et fort la dignité des algériens longtemps bafouée.

Références bibliographiques

Mebtoul Mohamed, 2019, Editorial, « En Algérie, on se lève aussi pour la dignité », Journal des anthropologues, 13-20.

Tazi Nadia, 2018, Le genre intraitable. POLITIQUES DE LA VIRILITÉ DANS LE MONDE MUSULMAN.

Mohamed Mebtoul

Professeur de sociologie à l’université d’Oran 2, fondateur de l’anthropologie de la santé en Algérie, il est à l’origine du Groupe de recherche en anthropologie de la santé (GRAS), devenu Unité de recherche en sciences sociales et santé. Dernier ouvrage paru : Algérie, la citoyenneté impossible ?, Koukou éditions, Alger, 2018.