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Sites naturels : l’urgence de réguler le tourisme de masse

écologie

Lien publiée le 23 juillet 2019

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Sites naturels : l'urgence de réguler le tourisme de masse

La force d’attraction touristique de certains sites naturels peut devenir une menace pour les écosystèmes. Se pose la question de l’équilibre entre préservation de la biodiversité et liberté humaine de profiter de la nature.

  • Marseille, correspondance

À seulement une vingtaine de minutes de transport du centre-ville de Marseille puis à une petite heure de marche, voilà la calanque de Sugiton. Des falaises calcaires blanches plongent dans une eau limpide, au bleu peint par les rayons du soleil. Un décor de nature sauvage, qui se métamorphose lorsque l’on atteint le fond de la calanque. « Y’a trop de monde », lâchent certains badauds, attirés jusqu’ici par la célébrité du lieu. Il n’y a plus une place sur la petite plage, il faut se serrer sur les rochers, éviter les mégots, papiers et plastiques qui traînent. Il sera difficile de faire la sieste. Peu confortable, mais bruyant, aussi. Les vacances.

Chaque année, le parc national des calanques accueille en son sein « environ trois millions de visiteurs », dit Didier Réault, président de l’établissement public né en 2011. Une estimation réalisée grâce à un programme de l’opérateur téléphonique Orange, permettant de sonder la fréquentation grâce aux connexions des téléphones. « Au moment de la création du parc, au doigt mouillé, on était à environ deux millions, précise le président. L’augmentation est donc de l’ordre de 50 %. »

Un système d’accès restreint, voire parfois, de péage à l’entrée

Ces statistiques attestent du défi à relever par le dernier-né des parcs nationaux français : préserver la nature face à une très forte pression humaine. Lidwine Le Mire Pecheux, référente Écologie terrestre du parc, explique les particularités du territoire et la difficulté d’évaluer avec une grande précision les changements écosystémiques : « La dégradation des habitats a des causes diverses. Il est compliqué de faire la part entre la fréquentation touristique, le changement climatique, l’urbanisation, les changements des sols… La fréquentation humaine est un élément supplémentaire qui y contribue, avec des risques d’incendie et de piétinement. Il faudrait mettre en place un dispositif d’étude et de suivi pour connaître les conséquences de chacun des facteurs. »

Vincent Vlès, urbaniste et écologue à l’université Paul-Sabatier de Toulouse, a dirigé entre 2014 et 2016 l’étude « Impacts des mesures de préservation des sites naturels exceptionnels », remise au ministère de l’Écologie. Durant ses travaux, il a pu constater les carences des gestionnaires d’espaces naturels français pour jauger les conséquences de la fréquentation humaine : « Il faudrait réaliser des suivis partout, à tout moment de l’année, et selon les fréquentations ponctuelles. Il faudrait acheter des écocompteurs. Puis, croiser les chiffres de fréquentation avec les conséquences sur la faune et la flore, en collaboration avec des botanistes et biologistes. Mais, tout cela a un coût, il faut des moyens. »

Selon le chercheur, l’exemple à suivre pour une gestion plus fine des espaces naturels ouverts au tourisme serait à trouver du côté des Anglo-Saxons, qui « ont un demi-siècle d’avance sur nous en la matière ». En Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada et aux États-Unis, la gestion des espaces naturels protégés est fondée sur le concept de « capacité de charge » des territoires« C’est pour eux une notion fondamentale. Ils essayent de fixer un seuil de fréquentation admissible pour les écosystèmes et leurs équilibres, selon les saisons et les aléas climatiques. Sur des fondations scientifiques, les gardes forestiers et de parcs évaluent constamment les risques de prédation sur les écosystèmes et ferment certains accès quand ils le jugent nécessaire. » Contrairement aux espaces naturels français, ces moyens de contrôle reposent sur un système d’accès restreint, voire parfois, de péage.

« Plus la fréquentation est forte, plus le chiffre d’affaires est élevé. Et plus on a du mal à limiter »

« La différence essentielle réside dans la culture générale des publics et des gestionnaires, dans l’idée qu’ils se font de la place de la nature, explique Vincent Vlès. Pour les uns, la nature est et doit rester accessible à tous dans toutes les conditions et à tout moment. Pour les autres, elle l’est seulement lorsque l’homme ne la perturbe pas. De là débouchent des moyens de limitation très différents et à l’efficacité très variable. »Si en France, certaines zones, comme dans les parcs nationaux, peuvent être interdites d’accès pour permettre à des espèces de se reproduire, le scientifique constate que « cela se fait en catimini, en apposant des panneaux, car, lorsque l’interdiction est présentée en principe de gestion, le public a du mal à l’accepter ».

Outre ces conceptions culturelles particulières, le statut des parcs nationaux anglo-saxons est également différent de celui des parcs français. Ils peuvent prendre des mesures coercitives. « Aux États-Unis, les parcs sont totalement compétents », explique Vincent Vlès. Contrairement à la France, où « le mille-feuille territorial pose des problèmes de gestion entre les établissements publics de gestion des espaces (grand site, parc naturel régional, parc national…), qui s’ajoutent aux communes, communautés de communes, départements… et rendent la gouvernance extrêmement délicate ».

Le chercheur sait de quoi il parle. En 2018, à la demande du parc national de Port-Cros (Var), il a travaillé à l’élaboration d’un outil numérisé de gestion de la capacité de charge touristique, afin de limiter l’accès à l’île de Porquerolles. Parmi les dommages liés à sa surfréquentation : la détérioration de l’herbier de posidonies, qui protège les plages de l’érosion. Mais le logiciel réalisé par l’équipe scientifique est resté au stade de l’expérimentation. La limitation d’accès à ce territoire de 12,5 km2, fréquenté de juillet à septembre par un peu moins de 87.000 personnes, avec des pics journaliers à 15.000, n’est pas à l’ordre du jour. « Il suffirait pourtant de donner une délégation de service public au transporteur maritime pour faire respecter des seuils fixés par le parc national,explique Vincent Vlès. Mais le gestionnaire est soumis aux pressions des territoires, comme les villes de Toulon et de Hyères. Les élus ont leur mot à dire, et eux-mêmes sont soumis à la pression des commerçants et habitants. Plus la fréquentation est forte, plus le chiffre d’affaires est élevé. Et plus on a du mal à limiter. »

La plage d’Argent, sur l’île de Porquerolles.

Face aux dérives de la surfréquentation, il est possible de reprendre le contrôle en commençant par faire appliquer la loi. C’est le cas dans le massif du Mont-Blanc, où il est désormais obligatoire de réserver nommément une place dans les refuges si l’on veut atteindre le toit de l’Europe par sa voie normale. Un arrêté préfectoral en ce sens a été pris en septembre 2018.

« Il ne sert à rien d’attirer le grand public partout » 

Jean-Marc Peillex, maire de Saint-Gervais-les-Bains, commune sur le territoire de laquelle se trouve le sommet du mont Blanc, a milité pendant des années pour que la fréquentation du massif soit mieux contrôlée : « Les réservations en refuge ont toujours été obligatoires. La seule nouveauté est qu’elles sont maintenant nominatives. On applique simplement ce que l’État a oublié de faire. Malheureusement, il est un peu tard, le mal a déjà été fait, avec notamment un guide frappé l’été dernier, des cordées bousculées ou des cordes volées. » Outre cette atmosphère bien loin de celle de l’esprit de la montagne, cette fréquentation non maîtrisée se traduisait par des refuges sursaturés, du camping sauvage et les dérives qui vont avec : déchets, excréments et urine en plein air. « Nous sommes dans un environnement glaciaire, dit Jean-Marc Peillex. Tout ce que vous laissez sur place, vous le retrouverez dans cinquante ans, il n’y a pas de digestion par la nature. Vos ordures et vos excréments, c’est ce que vous laissez aux générations futures. »

Le sommet du mont Blanc, fin juin 2019.

Les calanques de Marseille-Cassis, Port-Cros, le Mont-Blanc… le trait commun de ces sites est leur grande attractivité. Compte tenu de la variété des territoires, il est difficile de dire si la nature, au sens général, subit une surfréquentation. Mais certains lieux, à forte image de marque, vont subir de très fortes pressions. C’est ce qu’explique Raphaël Mathevet, socioécologue : « On nous a vendu l’idée qu’il fallait aller à tel endroit, alors qu’il y a plein de lieux merveilleux et méconnus en bordure des parcs nationaux où il y aura même davantage de faune en haute saison. » Selon lui, « cette surfréquentation a des conséquences durables en matière d’érosion de chemins et de dérangement de la faune » et doit conduire à des réflexions sur la promotion touristique de ces lieux : « Il ne sert à rien d’attirer le grand public partout. Il faut éviter la fréquentation des gens qui viennent sur un territoire comme sur un terrain de jeu. »

À l’avenir, Vincent Vlès estime qu’un fonctionnement à l’anglo-saxonne, avec des accès limités et payants, finira par s’imposer. Dans les calanques, Didier Réault observe que le parc national « appartient aux citoyens, qui sont contribuables ». Entre droit d’accès à la nature et devoir de préservation, l’équilibre est une quête permanente.