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    Sécheresse et agriculture, la bataille des barrages

    Lien publiée le 24 juillet 2019

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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    Sécheresse et agriculture, la bataille des barrages

    La sécheresse touche une large partie de la France. Dans le Lot-et-Garonne, le barrage de Caussade, construit illégalement, cristallise les tensions autour de l’accès à l’eau. Cette affaire est le symptôme d’un problème général.

    • Pinel-Hauterive (Lot-et-Garonne), reportage

    Le chemin de terre sèche longe un imposant déversoir truffé de rocs blancs, puis surmonte une haute digue en remblais de plus de 350 mètres de long. Derrière s’étend un plan d’eau de 20 ha, soit 28 terrains de foot, à peine rempli en cette fin de mois de juin. Ici, il y a moins d’un an, le petit ruisseau de Caussade sinuait tranquillement au milieu des arbres. Aujourd’hui, la terre déboisée, retournée, creusée, remblayée forme une gigantesque retenue de 920.000 m³ — l’équivalent de 245 piscines olympiques — nichée au creux des collines de Saint-Pierre-de-Caubel, à 40 km au nord d’Agen. Dans une volute de poussière, le pick-up de Patrick Franken s’arrête en surplomb de la digue. « Nous avons tout construit en 70 jours », annonce-t-il fièrement. « Nous », ce sont plusieurs dizaines d’agriculteurs, persuadés que « le stockage de l’eau est indispensable pour faire face aux étés de plus en plus chauds ». Quitte à agir en toute illégalité, puisque le barrage de Caussade a été réalisé sans autorisation environnementale. « Il est hors de question qu’on recule. Ce lac, nous en avons besoin », insiste encore M. Franken, ex-président de la Coordination rurale locale, le syndicat agricole majoritaire dans le Lot-et-Garonne.

    Patrick Franken, agriculteur à Saint-Pierre-de-Caubel et président départemental de la Coordination rurale.

    À l’heure où 64 départements français font l’objet de mesures de restriction d’eau en raison d’une sécheresse prolongée, les retenues d’eau offrent une solution attrayante. Mardi 16 juillet sur RTL, le ministre de l’Agriculture, Didier Guillaume, indiquait qu’ « on ne [pouvait] pas regarder l’eau tomber du ciel pendant six mois et en chercher les six autres mois de l’année », et annonçait le lancement d’« un grand chantier avec le monde agricole » : « Nous devons construire des retenues d’eau », précisait le ministre.

    Une idée qui consterne Florence Denier-Pasquier, vice-présidente de France nature environnement : « Les retenues accentuent les déséquilibres plutôt que de les résoudre, dit-elle. On ne crée pas de la ressource en eau, on la préempte sur l’aval. » Plusieurs études récentes semblent lui donner raison. Publiée en août 2017 dans le Journal of Hydrology, une analyse des sécheresses survenues en Espagne montrait que les bassins versants comportant le plus de barrages connaissent aussi plus de sécheresses en aval. Et cerise sur le gâteau, les épisodes secs les plus sévères et les plus longs avaient lieu sur ces mêmes bassins dotés de nombreuses retenues. Dans le même sens, une étude parue en 2018, dans le Journal of Geophysical Research concluait que ces aménagements hydrauliques pouvaient certes réduire la sécheresse agricole de 10 % mais conduire à une augmentation de l’intensité des sécheresses sur l’ensemble du bassin à hauteur de 50 %.

    « L’irrigation permet d’assurer un rendement et une qualité de production permettant à l’agriculteur de sécuriser son revenu » 

    « Les retenues d’eau donnent un sentiment erroné d’abondance de la ressource, et cela pousse souvent les agriculteurs à consommer plus d’eau que nécessaire », explique Mme Denier-Pasquier. Faux, rétorque Patrick Franken : « Le lac bénéficiera à 42 agriculteurs sur 22 exploitations et 360 ha au total, soit environ 10.000 m³ d’eau par agriculteur, ce n’est pas énorme. » Soit près de 1.500 m³ d’eau déversés par hectare, si les agriculteurs ne pompent chaque année que les 420.000 m³ annoncés. Cette fourchette se situe dans la moyenne des recommandations en matière d’irrigation.

    Surtout, le syndicat départemental des collectivités irrigantes (SDCI 47), maître d’ouvrage du barrage de Caussade, met en avant le fait que « l’irrigation permet d’assurer un rendement et une qualité de production permettant à l’agriculteur de sécuriser son revenu ». Signe de son importance stratégique, la retenue d’eau illégale est d’ailleurs soutenue, financièrement et politiquement, par la chambre d’agriculture du département, tenue par la Coordination rurale. Dans un document fourni lors de la concertation préalable au projet de retenue, en avril 2017, le SDCI 47 notait que le développement agricole « n’[était] possible qu’au travers du maintien des surfaces irriguées et du développement des cultures à haute valeur ajoutée ». Comprendre les semences — de maïs notamment — ou l’arboriculture, bien plus rentables qu’un système de polyculture élevage, pourtant plus résilient. Le Lot-et-Garonne est ainsi le premier département producteur de semences et de noisettes… mais aussi l’un des plus irrigués : près d’un quart de sa surface agricole est arrosée, contre 5 % des surfaces au niveau national. Or, arroser du maïs nécessite un surplus d’eau en plein été — car c’est sa période de croissance — au moment même où l’eau est rare. Et « l’irrigation restitue très peu d’eau à l’écosystème, précise Florence Denier-Pasquier. L’eau part dans l’atmosphère par évapotranspiration  [1]. »

    Le barrage de Caussade forme une retenue d’eau de 20 ha soit 28 terrains de football. Fin juin, la retenue, d’une capacité de 930.000 m³ était à moitié vide.

    Pas question pour autant de changer de pratiques agricoles ou d’opter, par exemple, pour du maïs paysan, moins gourmand en eau. Car derrière ce choix de développement se trouve un système économique bien huilé : « Des contrats de production entre l’agriculteur et les sociétés [agroalimentaires], comme les semences, les vergers, les légumes de plein champ ne sont possibles que si l’agriculteur possède une ressource en eau sécurisée », précise le document du SDCI 47. Côté noisette, la compagnie Unicoque, qui contrôle 98 % de la production en France, impose à l’ensemble des arboriculteurs la mise en place d’un système d’irrigation du verger. Ainsi 80 % des 420.000 m³ prévus dans la retenue de Caussade pour les besoins agricoles (soit 353.000 m³) seront « dédiés au développement des surfaces irriguées ».

    Le déversoir empli de rocs afin d’évacuer le surplus d’eau, si nécessaire, en cas de fortes pluies.

    Outre la raison économique, les promoteurs de Caussade dégainent à l’envi l’argument vert : le « soutien à l’étiage » : 240.000 m³, soit un quart du réservoir, « seront restitués au cours d’eau durant les mois d’été ». L’idée, là encore, consiste à stocker l’eau qui ruisselle l’hiver et à la relâcher les mois de sécheresse. Un système qui ne convainc pas Florence Denier-Pasquier : « L’eau de pluie qui tombe en hiver a une utilité fondamentale, elle sert à recharger les nappes d’eau souterraines », explique-t-elle. Une expertise collective menée par l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (Irstea) et l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) publiée en 2016 listait les effets néfastes d’une retenue sur la vie d’un cours d’eau : elle implique une perte d’eau en aval, modifiant ainsi sa température, sa teneur en oxygène dissous, en nutriments ; elle constitue un piège à sédiments et, parfois, un obstacle infranchissable pour les organismes aquatiques ; elle peut être un « lieu privilégié pour la constitution de stocks de phosphore, d’éléments-traces métalliques, de pesticides ».

    « Sans les retenues d’eau, le département serait un désert » 

    Du haut de la digue de Caussade, Patrick Franken balaie ses risques d’un revers de main : « La nature s’adapte toujours », estime-t-il, désignant quelques canards venus s’établir sur le plan d’eau. Et d’ajouter : « Sans les retenues d’eau, le département serait un désert. » Aujourd’hui, point de Sahara, même si les nappes étaient descendues début juillet à « niveau modérément bas », selon le service géologique national (BRGM) et même si les relevés du réseau ondes de l’Agence française de la biodiversité ont montré qu’à la fin de l’été 2018, seuls 6 % des cours d’eau du département présentaient un « écoulement visible acceptable ».

    Point de désert donc, car à la faveur d’une politique agricole pro-irrigation, le Lot-et-Garonne s’est peu à peu couvert de retenues collinaires. 6.000, selon France nature environnement, dont près de 700 sur le bassin versant du Tolzac, où se situe le barrage de Caussade. Faisant craindre des conséquences cumulées. « Pris isolément, le lac de Caussade est performant et plutôt peu impactant pour l’environnement, estime Christian Crouzet, producteur de semences et membre de la Confédération paysanne dans le Lot-et-Garonne. Le problème est qu’il se trouve sur un bassin fragile, déjà déficitaire en eau, et qu’il vient s’ajouter à d’autres retenues déjà existantes. »

    Une vulnérabilité confirmée par l’Agence de l’eau Adour-Garonne, qui a placé le bassin du Tolzac en « zone de répartition des eaux » (ZRE), c’est-à-dire une zone caractérisée par une insuffisance chronique des ressources par rapport aux besoins, mais également en zone « sensible » aux pollutions. Selon le schéma d’aménagement et de gestion des eaux Adour-Garonne, la masse d’eau concernée par le barrage est considérée comme étant dans un état de dégradation significative, entre autres en raison de la présence importante de matières azotées, de matière organique, de nitrates, de métaux ou de matières phosphorées. « Clairement, avec ce barrage, la directive-cadre sur l’eau n’est pas respectée », souligne Anne Roques, juriste à France nature environnement. L’association envisage de saisir Bruxelles sur ce dossier.

    Le village de Saint-Pierre-de-Caubel, qui jouxte de le barrage, pourrait être en partie inondé si le barrage venait à rompre.

    L’État ne semble en effet pas pressé de faire appliquer la loi. Comme le résume notre chronologie des événements (lire ci dessous), la préfecture du Lot-et-Garonne, qui a dans un premier temps autorisé la construction avant de faire marche arrière sous la pression de l’exécutif et des associations, a eu beau publier une série d’arrêtés exigeant la cessation des travaux, les agriculteurs n’en ont eu cure. Et la gendarmerie, venue sur le chantier en janvier dernier, a préféré rebrousser chemin plutôt que de se confronter aux 300 agriculteurs présents. Le 3 mai dernier, la préfète a de nouveau enjoint aux agriculteurs de cesser définitivement les travaux, de supprimer l’ouvrage dans un délai de 3 mois sous astreinte de 500 € par jour de retard, de remettre le site en l’état dans un délai de 18 mois et de consigner la somme de 1 million d’euros correspondant aux opérations de suppression de l’aménagement hydraulique. En vain. « Il n’est pas question de défaire l’ouvrage, ce qui serait d’ailleurs désastreux pour l’environnement, et il n’est pas question de mettre un euro dans la remise en l’état », affirme Patrick Franken. Mi-juillet, le statu quo prévalait donc.

    « La bataille de l’eau a commencé » 

    À trente kilomètres de Caussade, la réserve naturelle nationale de l’étang de la Mazière constitue un havre de verdure préservé, « une oasis dans un désert agricole productiviste », selon Bernardino Rodriguez. Il est vice-président de la Sepanlog, l’association locale de protection de la nature qui gère la réserve et bataille contre le barrage… seule. « On est dans une situation où la chambre d’agriculture, qui dépend du ministère de l’Agriculture, a assumé l’illégalité d’une construction, où des représentants agricoles menacent régulièrement des membres de notre association mais aussi des agents de la “police de l’eau”, et où le gouvernement ne se donne pas les moyens de faire appliquer ses propres décisions, se désole-t-il. L’État a été très faible sur ce coup, et comme les agriculteurs de la Coordination rurale bénéficient d’un fort soutien local, le barrage va se faire, et ça ouvrira la porte à bien d’autres retenues. » Il craint que le « cas Caussade » ne crée un précédent et incite les organisations agricoles à multiplier les passages en force.

    Bernardino Rodriguez, vice-président de la Sepanlog, l’association locale de protection de la nature, à la réserve de l’étang de la Mazière.

    Car pour lui, « la bataille de l’eau a commencé ». Le changement climatique, ainsi que la multiplication des retenues, risque en effet d’accentuer les sécheresses. Ce qui pourrait conduire, si l’on suit l’avis du ministre de l’Agriculture, à une multiplication des retenues d’eau… avec des répercussions possibles sur l’ensemble d’un bassin. Un cercle vicieux néfaste pour tous. Les agriculteurs anticipent d’ailleurs que leur barrage de Caussade ne sera rempli que quatre années sur cinq. Un an sur deux, estime pour sa part Bernardino Rodriguez.

    La réserve de l’étang de la Mazière « une oasis dans un désert d’agriculture productiviste »

    Mais quelles autres solutions reste-t-il pour adapter notre production alimentaire au changement climatique ? « Il n’y a pas d’agriculture sans eau, rappelle Christian Crouzet, de la Confédération paysanne. Mais le monde agricole doit s’engager dans une recherche d’efficacité et de sobriété. Nous devons donner la priorité à l’optimisation des retenues existantes, et avoir une réflexion globale, au niveau du territoire, et non pas à l’échelle microlocale. » C’est normalement le but des projets de territoire, un dispositif de concertation lancé après la mort de Rémi Fraisse sur le projet de barrage de Sivens. Mais la plupart de ces projets sont aujourd’hui au point mort, bien que le gouvernement ait publié une nouvelle instruction ministérielle en mai dernier pour tenter de relancer la dynamique. Chaque acteur campe sur ses positions, et l’État tend à se désengager de cet épineux dossier, en poursuivant notamment la baisse des ressources des Agences de l’eau.


    CHRONOLOGIE DU BARRAGE DE CAUSSADE

    • Fin des années 1990 : premières réflexions autour d’une retenue d’eau sur le bassin du Tolzac ;
    • 6 janvier 2016  : Lors de ses vœux à la presse, la chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne annonce vouloir construire un lac d’irrigation collectif sur une parcelle en voie d’acquisition à Saint-Pierre-de-Caubel, commune de Pinel-Hauterive. L’acquisition de 22 ha est finalisée en 2017. Le syndicat départemental des collectivités irrigantes (SDCI 47) est porteur de projet, en partenariat avec la chambre d’agriculture ;
    • Avril, mai 2017  : consultation préalable sur le projet. ;
    • Août et novembre 2017 : L’Agence française pour la biodiversité (AFB) rend deux avis défavorables en raison notamment du manque de précision quant à la viabilité hydrologique du projet (volet eau) ;
    • 21 décembre 2017 : l’Autorité environnementale rend un avis réservé en raison de l’incomplétude du dossier et du risque avéré d’un dysfonctionnement de l’alimentation de la retenue de nature à remettre en cause la vocation même de l’ouvrage ;
    • 29 juin 2018 : après dépôt du dossier, la préfecture du Lot-et-Garonne accorde une autorisation environnementale au barrage. Le défrichage du site commence début septembre ;
    • 17 septembre 2018 : France nature environnement (FNE) et la Sepanso déposent des recours devant le tribunal administratif de Bordeaux. Le même jour, le ministre de la Transition écologique et solidaire et le ministre de l’Agriculture demandent à la préfète de Lot-et-Garonne de retirer l’arrêté pour incompatibilité du projet avec les dispositions du Sdage (le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux) Adour-Garonne ;
    • 15 octobre 2018 : retrait de l’arrêté du 29 juin au motif de non-prise en compte du Sdage. Les travaux se poursuivent malgré tout à Caussade ;
    • 13 novembre 2018 : la justice donne raison aux associations en rejetant la requête des agriculteurs contre le retrait de l’arrêté (déposée le 24 octobre) ;

    La construction du barrage a nécessité, entre autres, l’interruption d’une ligne électrique.

    • 30 novembre 2018 : à la suite d’une requête des associations fin octobre, la justice demande à l’État de faire arrêter les travaux ;
    • 14 décembre 2018 : la préfète remet un arrêté de mise en demeure de régulariser la situation administrative dans un délai d’un an, avec mesure immédiate de suspension des travaux ;
    • 2 janvier 2019 : après une courte pause en raison de conditions météorologiques défavorables, le chantier reprend à Caussade ;
    • 17 janvier 2019 : sur injonction du juge, la préfète de Lot-et-Garonne prend un second arrêté ordonnant l’apposition de scellés sur les engins présents sur site. Cet arrêté n’a pas été suivi d’effet.
    • 23 janvier 2019 : près de 300 agriculteurs empêchent les gendarmes de poser des scellés sur les engins de chantier. Les travaux se poursuivent ;
    • 3 mai 2019 : la préfète prend un nouvel arrêté portant injonction de cesser définitivement les travaux sous astreinte de 500 € par jour de retard, de supprimer l’ouvrage litigieux dans un délai de 3 mois sous astreinte de 500 € par jour de retard, de remettre le site en l’état dans un délai de 18 mois et de consigner dans un délai de 10 jours la somme de 1.082.000 € correspondant aux travaux et opérations de suppression de l’ouvrage. Quelques jours plus tard, la chambre d’agriculture faisait savoir par voie de presse qu’elle entendait maintenir et exploiter l’ouvrage illégal, et qu’en cas de contrainte exercée par l’État, elle appellerait à « la révolte » ;
    • 12 juillet 2019 : lors de la première réunion du « comité de pilotage » du barrage de Caussade, la préfète du Lot-et-Garonne a « exclu » toute régularisation du barrage, tout en ouvrant la porte à une nouvelle demande d’autorisation, ce qui reste flou. Elle a également demandé une nouvelle étude d’impact ainsi qu’une étude sur la sécurité de l’ouvrage.