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Evolutions de la lutte de classe et de la conscience de classe aujourd’hui : où en sommes-nous ? par Jacques Chastaing
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Jacques Chastaing
Dans un article publié sur Aplutsoc Luttes des classes en France, où en sommes-nous , Vincent Présumey nous invite à réfléchir et échanger sur la situation.
Je me rends très volontiers à cette invitation de débat fraternel qui a toujours été essentielle entre militants révolutionnaires mais qui plus que jamais me semble tellement primordiale, vitale, aujourd’hui, en ces moments où les organisations syndicales et partis traditionnels s’effondrent moralement et politiquement.
Pour débattre de la situation politique et sociale actuelle, il faut évidemment pouvoir le faire en mettant le soulèvement des Gilets Jaunes au centre de l’actualité. La nature des autres luttes sociales qui ont cours au même moment est éclairé par ce soulèvement. L’attitude des partis, syndicats, groupes ou individus à leur égard caractérise ce qu’ils sont. Enfin, nos prises de positions personnelles à ce propos interrogent ce que nous sommes devenus, ce que sont devenues nos manières de penser.
La majorité des grandes organisations syndicales et politiques comme des organisations d’extrême gauche ont toutes été soit dépassées, déconnectées, paralysées voire hostiles ou simplement spectatrices – de près ou de loin- face à cette tentative des classes populaires de monter sur la scène politique. Ainsi me semble-t-il qu’on ne peut pas débattre de la situation sans décrypter et comprendre cette déconnexion. Mais cela non pas tant de l’extérieur, dans l’histoire ou dans les rapports des classes sociales – ce qui est souvent fait – mais plutôt dans l’intime de la pensée de tout un chacun, de faire le point dans ce domaine, ce qui est rarement exploré, dans le but de concourir à un débat où les mots aient le même sens débarrassé des scories du passé.
C’est pourquoi, dans l’état des lieux que propose Vincent Présumey comme objet de ce débat, je voudrais essayer de centrer ce texte sur ce que révèle le soulèvement des Gilets Jaunes de nos manières de penser avant d’explorer directement dans une seconde étape la situation sociale et politique elle-même, ce que signifie le soulèvement des Gilets Jaunes et son évolution dans le temps tout autant que la caractérisation des autres luttes qui les entourent.
Pour le propos de cet article, comme Vincent Présumey, je prendrais la porte d’accès à cet univers mental dans l’excès d’optimisme – qui est aussi le mien – que lui reproche Pierre Salvaing.
Ce texte se placera dans le prolongement du second texte de Vincent Présumey : Discussion : classe ouvrière, prolétariat, dans quel état sont-ils ? en réponse à Pierre Salvaing et son texte Éléments de discussion.
Pourquoi je suis optimiste
Je suis foncièrement optimiste, philosophiquement parlant au sens où je crois que l’humanité est capable de faire bien mieux que la société capitaliste mais aussi de manière conjoncturelle en pensant que le soulèvement des Gilets Jaunes et sa continuation sous une forme ou une autre sur la toile de fond des autres mouvements sociaux actuels peut nous donner comme jamais depuis bien longtemps la possibilité de reposer concrètement la question de changer le monde.
L’effondrement des organisations traditionnelles syndicales et politiques n’est pas une surprise tellement elles sont intégrées à ce monde depuis longtemps et de fait complices actives ou passives de la contre révolution sociale et démocratique de Macron. On peut même dire que du 17 novembre 2018 au 9 décembre, ce sont elles pour les principales, en qualifiant de fasciste le soulèvement des Gilets Jaunes, en dénonçant leur violence et en interdisant quasiment à leurs militants de se rendre aux samedis, qui ont sauvé la Macronie fortement ébranlée à ce moment.
Tant que la classe ouvrière ne paraissait pas suffisamment mûre et que les organisations traditionnelles ne cessaient de s’appuyer sur cette absence réelle ou fantasmée de conscience pour justifier leurs propres passivités, les directions syndicales ou politiques de gauche pouvaient faire illusion en se contentant de faire de la propagande générale pour des lendemains qui chantent, tout en gérant le recul social au quotidien aux côtés du pouvoir dans le jeu du Dialogue social.
Mais ce que le soulèvement des Gilets Jaunes a révélé au grand jour de la situation, c’est que d’une part, de nombreux travailleurs ont pris conscience que l’accélération de l’ampleur et du calendrier des contre-réformes de Macron les transformaient en véritable contre-révolution politique et sociale ce qui nécessiterait une riposte à la hauteur. Et d’autre part, que les Gilets Jaunes qui affichent cette disponibilité à cette riposte générale ont montré d’autant plus aux yeux de tous que ce ne sont pas les classes populaires qui ne sont pas prêtes à une véritable riposte mais les organisations… et, malheureusement aussi, bien des militants fussent-ils révolutionnaires.
D’une certaine manière c’est inévitable et la règle.
Toutes les situations de changement soudain, d’accélération brutale de l’histoire ont toujours laissé de côté les vieilles organisations et leurs habitudes en même temps que les ouvriers et bien des militants se sentaient abandonnés.
L’effondrement des organisations traditionnelles s’accompagne de celui de leur univers mental et peu ou prou, celui de la grande majorité de tous ceux qui se situaient dans leur sillage, ou qui appartenaient de fait à ce « monde mental » même de manière critique et fussent-ils des opposants farouches extérieurs à ces organisations, appartenant à des courants et traditions révolutionnaires. Pierre Salvaing l’écrivait : sommes-nous préparés à ce qui vient, nous qui avons été formés dans la période passée ?
Je pense que oui, pour peu que nous arrivions à faire un retour sur nous mêmes et rompre avec quelques routines intellectuelles de cet univers mental. Le moyen le plus sûr de soigner nos défauts de raisonnement est d’aller au contact de la réalité, au contact des Gilets Jaunes, de voir et participer à leur combat. En effet, à défaut de ce contact et d’un regard sur la situation avec les yeux des ouvriers qui luttent, il est bien difficile de se faire un point de vue juste tout autant que de se débarrasser d’habitudes mentales qui sont autant de freins à la conscience et à l’action.
L’inédit, l’imprévisible de ce surgissement des Gilets Jaunes nous a surpris dans nos habitudes de penser.
Qui osera dire qu’il n’a pas été totalement insensible dans les premières semaines aux calomnies de fascisme portées sur les Gilets Jaunes, qu’il n’a pas été hésitant ? Et qui encore aujourd’hui accepte de parler sérieusement des mouvements « Colère » et des motards nés en janvier 2018, qui ont duré jusqu’en octobre 2018 – en même temps donc que les mouvements plus traditionnels autour des syndicats de mars à juin 2018 – et qui ont fécondé l’initiative du 17 novembre ? J’ai été pour moi-même qualifié de « fasciste » ou accusé de faire le jeu du « fascisme » par des proches pour avoir proposé un rapprochement au printemps 2018 entre le mouvement ouvrier traditionnel et les premières expressions de ce soulèvement et pour avoir soutenu l’initiative du 17.11 dés le mois d’octobre.
Cette hostilité aux Gilets Jaunes est d’autant plus interrogeante sur les révolutionnaires que les Gilets Jaunes ne sont plus un mouvement classique comme on en connaît depuis des décennies mais un soulèvement d’une partie des classes populaires ayant la volonté d’un renversement politique et de société par la rue. Pourtant beaucoup des militants révolutionnaires y ont été rétifs, même parmi les mieux préparés à cela, sachant très bien que les irruptions populaires ne sont pas pures et drainent avec elles bien des scories du passé.
Certes, le soulèvement des Gilets Jaunes n’est pas une insurrection mais l’annonce de cette insurrection qui vient. Et c’est déjà énorme. Il n’est pas insurrectionnel ; il est pré-insurrectionnel comme l’écrit Vincent Présumey, non pas tant au sens de ce qui a été fait ces derniers mois mais au sens surtout de l’esprit révolutionnaire de ceux qui l’animent. C’est cet esprit qui pèse sur la situation et qui pèsera encore demain.
En ce sens, les Gilets Jaunes dureront sous une forme ou une autre et continueront dans la période qui vient à impacter la situation et l’ensemble des salariés qui n’en sont pas encore à ce stade tout comme les militants du mouvement ouvrier traditionnel.
Il est alors très important que des fractions du vieux mouvement ouvrier se hissent au niveau de ce que portent les Gilets Jaunes et permettent ainsi à ce soulèvement de s’enrichir des expériences révolutionnaires de l’histoire ouvrière, permettant peut-être au fur et à mesure de ce processus de jeter les bases d’un futur parti ouvrier révolutionnaire. De ce point de vue, la faillite des organisations traditionnelles est une opportunité pour les révolutionnaires. En effet, ce parti à construire se fera pas à partir de rien mais à partir de la jonction de l’énergie de nouvelles couches militantes qui par dizaines de milliers découvrent l’action politique et du capital de milliers de militants des organisations qui n’ont pas renoncé, désormais ouverts à bien des possibles, débarrassés au moins en partie de l’autorité faillie de leurs directions, prêts à remettre en cause bien des habitudes.
Le parti, c’est-à-dire la compréhension commune d’une période et des taches qui en découlent ne peut se créer que dans la lutte la plus vive. Pour comprendre en commun, il faut agir à ce degré et/ou au moins être capable de se projeter intellectuellement à ce niveau.
Pour autant, pour ce que j’ai pu voir, bien des militants qui ont voulu entrer en contact avec les Gilets Jaunes, l’ont fait soit en ne cherchant pas à exercer leurs idées en leur sein, soit, le plus souvent, en donneurs de leçon à partir de leur expérience passée et ont bien souvent été de ce fait, rejetés.
Contre cela, pour trouver le chemin du cœur et de l’esprit des Gilets Jaunes, les militants se doivent de chercher avec eux à tout moment quelle politique mener dans la situation actuelle pour gagner, pour être plus efficaces. C’est-à-dire qu’il leur faut être en capacité à chaque moment de dire où en est le soulèvement des Gilets Jaunes, de voir quelles sont les difficultés qu’il a à franchir, les points qu’il a marqués, plutôt que de chapitrer sur la base d’une autorité acquise dans le passé et se donner des objectifs trop éloignés pour, de fait, cacher l’impuissance à répondre aux problèmes immédiats. Ce n’est qu’ainsi, en aidant le soulèvement des Gilets Jaunes à aller jusqu’au bout de ce qu’il porte, pas plus pas moins, et pas en lui demandant d’être autre chose que ce qu’il est, qu’on pourra aider les Gilets Jaunes et par là l’ensemble des classes populaires, le prolétariat, à se constituer en classe ouvrière consciente de ses possibilités.
Cette attitude est une révolution mentale parce que ça fait au moins depuis la seconde guerre mondiale que les révolutionnaires n’ont pas cherché à avoir une politique indépendante qui s’adresse directement au prolétariat en mouvement. Jusque là, pour des raisons historiques, ils étaient réduits à ne faire que de la propagande ou, en politique, à seulement exercer une pression sur les autres et en particulier sur les grandes organisations ouvrières.
Le soulèvement des Gilets Jaunes bouscule ces habitudes et nous amène ainsi presque tous à naviguer en des eaux inconnues, loin de notre prêt à penser des décennies passées mais sans pour autant rompre avec notre capital théorique, simplement en le mettant réellement en application, en rompant de fait avec des interprétations platoniques du marxisme.
Il y a certes eu des tentatives en ce sens ces derniers temps.
Le NPA fut un premier essai. Le Front Social un autre. D’autres encore, les ZAD par exemple et encore bien d’autres à des échelles plus modestes. Ces tentatives étaient différentes mais toutefois tenues par le même esprit de renouveler la pratique et la pensée militante en s’adressant directement aux masses, à la majorité, en y menant une politique, pour faire face aux problèmes d’aujourd’hui, plutôt qu’à des luttes internes dans les organisations et à de la propagande vis à vis de l’extérieur, c’est-à-dire une action qui ne s’adresse qu’à une toute petite minorité. Ces tentatives étaient peut-être trop précoces dans une situation qui ne leur permettait ainsi pas d’aboutir ni même d’aller très loin. Mais pour y avoir participé, les conditions objectives n’étaient pas seules responsables, en tous cas jusqu’à un certain point. L’impréparation des militants -dont je fus – qui ont été à l’origine des ces mouvements, leur désarroi face à une situation où une partie des classes populaires se montraient plus avancées que les militants, leur/notre incapacité à élaborer une politique en direction des larges couches du prolétariat en mouvement, le travers – après un élan fugace – de retomber dans les vieilles habitudes de se placer dans le sillage des grandes organisations -fut-il critique -, ont été à l’origine de leurs échecs. En fait, cette pesanteur des habitudes s’est faite sous le poids des milieux militants un peu larges entraînés dans ces aventures mais qui n’en avaient pas vraiment mesurés les tenants et aboutissants, tandis que les initiateurs n’avaient pas l’expérience suffisante pour y faire face. Cependant ces essais n’ont pas été négatifs. Ils ont permis à de nombreux militants de s’enrichir de ces expériences pour les faire fructifier demain -s’ils le veulent – au profit de ce que montre comme possibilités plus larges le soulèvement des Gilets jaunes.
Ainsi, la rupture historique depuis le stalinisme entre les idées critiques et le mouvement populaire n’a peut-être jamais été aussi proche de se résorber. En tous cas, des pas importants peuvent probablement se faire en ce sens.
Aussi suis-je optimiste sur la conjoncture. Ce qui ne veut pas dire aveugle ou irréaliste, la suite de ce texte montrant l’ampleur de la tâche.
De quoi la critique de l’optimisme excessif est-il le nom ?
Ce qui manque donc le plus dans les analyses, dans la perspective d’élaborer une politique directement pour l’ensemble des prolétaires en mouvement, c’est de voir la situation d’en bas, du point de vue des ouvriers qui luttent. Or le marxisme, au fond, n’est pas autre chose que cet « optimisme » de ceux qui luttent par la volonté et la pensée – ce matérialisme militant – et ne les opposent pas comme dans la formule très utilisée aujourd’hui de « l’optimisme de la volonté et le pessimisme de la pensée », attribuée le plus souvent à Gramsci, qui oppose le corps et la pensée.
La situation actuelle nous permet de ne plus découpler volonté et pensée et rend obsolète le fond social et intellectuel de l’opposition de l’optimisme et du pessimisme.
En fréquentant au quotidien les Gilets Jaunes, ce qui m’a le plus frappé ces derniers temps, c’est qu’ils ont bien conscience depuis plusieurs mois qu’ils ne renverseront pas Macron. Pourtant ceux qui continuent à se battre le font malgré tout avec optimisme, tout simplement parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Fais ce que tu dois, advienne que pourra comme le dit une vieille formule utilisée souvent par les révolutionnaires. Cela fait longtemps que le mouvement révolutionnaire, mais aussi syndical ont perdu cette capacité, cet « optimisme » de ceux qui font ce qu’ils doivent et qu’il advienne que pourra. La situation actuelle – et pour un temps certain – donne le terreau de ce renouvellement.
Cependant, la nature ayant horreur du vide, il s’est substitué avec le temps à cette analyse optimiste par en bas, tout un univers mental particulièrement nocif parce qu’il a gardé le vocabulaire et les références du mouvement ouvrier du temps où il était révolutionnaire en ayant en même temps perdu son contenu réel « optimiste » et qui prend souvent la forme de la critique de l’optimisme excessif.
Je ne ferai pas ici l’histoire depuis des décennies de cette rupture entre la théorie critique et la pratique révolutionnaire d’avec les classes populaires, en gros à l’origine une rupture provoquée par la violence du stalinisme.
Je voudrais ici décrire plutôt l’effet interne de cette histoire, sur ce qu’est devenue la manière de penser de ceux qui sont restés fidèles à la lettre des perspectives ouvrières, à l’insu d’eux-mêmes en quelque sorte.
Cette critique de la dégradation de la manière de penser de beaucoup de militants que je vais décrire peut paraître excessive et injuste à beaucoup parce qu’elle semble en faire porter la responsabilité aux seuls militants en question. Du fait que je n’ai pas décrit dans cet article les causes historiques de ce recul, et l’histoire de cette régression, cela peut donner ce sentiment, en particulier à tous ceux qui font tout ce qu’ils peuvent, se battent avec acharnement de toutes leurs forces pour garder vivant l’esprit du combat marxiste. En fait c’est pour eux que j’écris cet article en espérant qu’ils ne rejetteront pas le bébé avec l’eau du bain.
Il ne faut pas oublier avant d’entrer dans cette description « psychologique » combien il ne s’agit pas d’une critique de ces militants dont j’admire au contraire la volonté, l’immense courage et la générosité insubmersibles face à l’exploitation et à la répression. C’est justement pour cela que je voudrais aider ces militants à être plus efficaces, surtout quand ils sont pris au quotidien par mille combats et mille taches pratiques, en leur prêtant la main pour se soustraire aux influences néfastes d’un vieux mouvement ouvrier pourrissant qui nous atteignent tous, malgré nous, malgré notre volonté d’y échapper, malgré tous nos activismes. Il ne faut donc pas lire cette critique comme un jugement même si elle peut prendre l’allure d’un électrochoc mais au contraire s’en servir comme d’un appui, d’une boîte à outils pour agir, pour combattre nos ennemis. De plus, le militant que je vais décrire sous le nom « d’empileur d’assiettes », n’existe pas, il ne s’agit que de tendances à penser comme lui.
Et bien sûr encore, ce mode de pensée dont je vais parler n’est pas propre ni à la situation ni au monde militant mais existe dans tous les groupes, les organisations, les sociétés qui se sclérosent, se replient sur eux-mêmes, où les préjugés remplacent l’ouverture aux autres, où la défiance remplace la confiance… partout où la pensée relative se décontextualise, s’essentialise, devient absolue… Ce phénomène nous touche depuis longtemps et permet d’assurer une certaine routine de fonctionnement mais est particulièrement mortifère lorsque le monde se remet à bouger et a besoin pour le penser d’une réflexion libre. J’en ai déjà parlé dans plusieurs de mes textes à l’occasion par exemple de mon expérience au NPA, mais les événements présents rendent cette réflexion d’autant plus actuelle.
De quoi est fait cet univers mental ?
La première des particularité de cet univers mental sclérosé est de vouloir toujours avoir raison au sens de vaincre plutôt que de convaincre. Les attitude de donneurs de leçons ou de chefs auto-proclamés parce que ces militants appartiennent à une organisation « qui sait » ou un courant de pensée au passé glorieux et efficace, irritent les Gilets Jaunes au plus haut point et à juste titre.
Dans un raisonnement normal, il y a progression dans le temps d’un passé auquel on s’adapte et en direction d’un futur auquel on aspire. Raisonnant ainsi, le militant se met au service du mouvement tel qu’il est, n’essaie pas de lui imposer ses propres vues. Dés lors le débat, l’échange sincère auxquels aspirent formidablement les Gilets Jaunes, devient cette progression qui se fait ensemble même si ça passe aussi par la polémique. On a besoin des autres pour penser, c’est une évidence.
Mais à défaut de cette manière d’être, de cette ouverture d’esprit, au lieu de partir d’un point de départ pour aller vers un but, le militant propagandiste se replie dans une guerre de tranchées et recroqueville alors sa pensée sur elle-même en additionnant des formules comme on empile des assiettes. J’ai assisté à ce phénomène de nombreuses fois dans les assemblées de Gilets jaunes où tentaient d’intervenir des militants, y compris de manière institutionnelle lorsque les organisations syndicales ont tenté un pas le 5 février 2019 vers les Gilets Jaunes. Cela a renforcé l’expérience de bien des militants qui se sont repliés dans leurs certitudes et ont expliqué – à tort -que les Gilets Jaunes ne voulaient pas d’eux ; cette initiative n’eut pas eu de suite, des directions syndicats c’est clair, mais aussi chez bien des militants qui hésitaient.
L’empileur d’assiettes, ou de formules, qui veut avoir toujours « raison » par peur de l’échange ne cherche plus à discuter réellement puisqu’il a toujours « raison »et se transforme alors en gardien du musée « ouvrier » ou marxiste.
La particularité de cette pensée est que l’empileur d’assiettes a toujours raison « après »… pour expliquer rétrospectivement les raisons de l’échec : on ne pouvait pas échanger car les Gilets Jaunes ne veulent pas de nous (sous-entendu ils ne sont pas la classe ouvrière, sont sous influence fasciste, etc) ; les défaites successives depuis des années ont démoralisé ; l’émiettement des grandes entreprises en une multitude a dispersé la conscience ; le prolétariat n’est pas assez mature ; on ne pouvait pas gagner car la situation ne s’y prêtait pas ; il n’y a pas de parti… Toutes ces analyses qui peuvent être justes dans leur seule description sont fausses parce qu’elles fonctionnent avant tout comme autant de justifications de l’incapacité à agir.
L’empileur d’assiettes ne pense pas pour agir et pour avancer avec les autres mais pour avoir raison, assurer sa domination. Et dans un mouvement large, ça se sent et se voit gros comme les yeux au milieu de la figure. D’où la méfiance des Gilets Jaunes non pas envers les portes-paroles en général, mais contre ces porte-paroles, ces dirigeants là, dont l’expérience vécue leur a montré qu’ils ne sont pas à la hauteur de la situation, ne cessent de perdre ou de trahir, non pas il y a 100 ans, mais ces dernières années.
Cet abandon pratique de la lutte actuelle par l’empileur d’assiettes le mène à la mythification du prolétariat dont le souvenir qu’il défilait avec des icônes en 1905 ne lui sert pas à comprendre comment se fait l’entrée en mouvement des masses mais à assurer sa propre supériorité sur les catégories sociales inorganisées, ouvriers de petites entreprises, de la campagne, femmes salariées, auto-entrepreneurs, travailleurs indépendants, etc. Il reconstruit alors l’histoire en n’en retenant que les grands moments, pas leur genèse et en se contentant de passer d’un de ces grands moments à un autre par une espèce de continuité qu’il croît retrouver par magie dans la symbolique rouge des drapeaux des journées d’action saute mouton sans objectif ni plan derrière des directions qui collaborent aux attaques contre les classes populaires. Il ne voit plus les réalités mais des symboles qui justifient sa position (critique) à la traîne des vieux appareils, où, finalement il se sent mieux, sécurisé, tranquillisé que dans les mouvements populaires qui bousculent tout et ne respectent rien, y compris les vieux militants chevronnés.
Peu à peu ce militant « pessimiste », emprisonné dans ses formules, s’habitue à vaincre dans la défaite : peu importe ces reculs se dit-il, un beau jour la classe ouvrière (toute faite et déjà consciente par miracle) se soulèvera ; un beau jour ou un grand soir, mon prince viendra.
Enfermé dans ses formules devenues des casemates, il devient insensible aux faits ultérieurs qui démentent ces justifications. Il n’est ainsi pas gêné par les arguments contradictoires car son « raisonnement » n’a pas pour but de progresser mais de se justifier. Dialoguer, échanger avec les hommes et les événements, s’enrichir et apprendre d’eux n’a pas d’intérêt. Cette manière de « penser » a pour seul but de justifier le passé qu’on garde et par la même occasion, se justifier. La dénonciation de l’optimisme qui pour certains va jusqu’à le dénoncer de fasciste a cette fonction de justification tout autant que de pression sur les autres : justification et pression étant les deux faces de la même médaille du déraisonnement.
En croyant raisonner, ce militant déraisonne, sa pensée se défait, se désagrège. La stratégie de l’excuse domine – la maladie des paranoïaques – un monde de rationalisations et de justifications après coup, où on raisonne à reculons.
Un univers du discontinu et du langage équivoque
Dans ce monde intellectuel, le militant peut dire tout à la fois une chose et son contraire, puisqu’il ne s’agit pas de progresser ensemble mais de défendre des positions, de se justifier.
Du coup, cette attitude mentale construit un univers du discontinu ou du présent permanent auquel on s’habitue. C’est un monde morcelé où le temps est brisé, divisé et emprisonné dans des instants successifs prenant la forme d’une juxtaposition d’accidents sociaux séparés et essentialisés.
L’univers du découpage de la réalité finit par substituer ses éléments abstraits, géographiques, historiques, psychologiques, sociologiques, économiques, politiques à sa continuité concrète, vivante ou plutôt à confondre ces niveaux.
En effet, ce langage ne particularise pas ce qui est fait ou dit car il confond abstrait et concret. On appelle à la grève générale abstraite comme réponse à un problème concret. C’est la pensée magique des primitifs. On oppose les blocages concrets des dépôts d’essence à l’extension abstraite : ça ne sert à rien de bloquer les dépôts, il faudrait la grève générale. Ce qui était concret, les blocages, prend un caractère abstrait, les blocages en général. On ne se demande pas si ces blocages là permettent ou pas l’extension mais si les blocages en général empêchent cette extension concrète-ci ? Ou si ces blocages concrets-là sont facteurs de frein à l’extension en général ? On a mal à la tête. Les « luttes » concrètes deviennent LA lutte abstraite.
Ainsi se construit petit à petit un langage équivoque du discontinu ou du présent permanent où on se trouve incapable de penser dans la durée et dans le mouvement et la dynamique, où chaque événement tend à n’exister que par lui même, de manière absolue, sans grand lien avec le passé sinon de surface, des apparences sociologiques notamment. On appelait à une époque cette manière de penser le mouvement, comme des clichés successifs, « homologie structurale », par opposition à la logique du mouvement, la « dialectique ».
De la sorte, le soulèvement des Gilets Jaunes n’est étudié le plus souvent que pour lui-même, ce qui appauvrit considérablement l’analyse et rend incapable de voir la période dans laquelle il se situe, d’où il vient et par là, où il va, comme le fait par exemple Rosa Luxembourg en son temps dans sa conception de la grève générale comme période autour de 1905. Le soulèvement des Gilets Jaunes est comparé à d’autres révoltes contre les taxes, d’autres soulèvements de pauvres, mis en rapport avec l’isolement géographique, l’utilisation de la voiture ou la place des femmes dans la société mais jamais en rapport avec le mouvement « Colère » du début 2018, celui des motards au même moment – leurs relations respectives avec le mouvement syndical dans cette période de février à juillet où eut lieu le mouvement des cheminots, étudiants, électriciens, etc, – ou encore les récentes luttes de plus en plus nombreuses et victorieuses des femmes au travail dans l’hôtellerie, le nettoyage, la santé… les multiples luttes contre les fermetures de petites entreprises en province et l’entraînement des populations des campagnes dans ces combats, l’augmentation de structures syndicales dans ces petites entreprises, la diminution au contraire dans les grandes, le jeune âge des animateurs de ces luttes et leur indépendance grandissante à l’égard des hiérarchies, l’implication des familles dans ces combats, l’association des usagers ou citoyens aux combats pour défendre un hôpital, une gare, une poste et enfin, et surtout, l’évolution de l’état d’esprit des travailleurs dans ces luttes au fil du temps dans un contexte de violentes attaques centralisées du pouvoir et d’absence de riposte à ce niveau du mouvement ouvrier traditionnel dessinant de fait depuis quelques années, deux grands mouvements sociaux séparés mais parallèles entre une base ouvrière pauvre de province et une autre sous influence syndicale de salariés plus protégés des grandes villes, dont le fossé entre les deux allait grandissant et devenait visible dés la fin janvier 2018, y compris pour ceux qui s’en souviennent dans la concurrence qu’il y eut entre les deux journées d’action nationale des 15 et 22 mars 2018.
Cette absence d’intérêt pour ces luttes et l’évolution de l’état d’esprit de ceux qui y participent, pour cette histoire ouvrière dont on n’a pas en tête les transformations, les enjeux et les perspectives, rend tout un chacun plus soumis aux influences des autres classes sociales et nous conduit à déraisonner sous l’influence de l’histoire bourgeoise, dans une histoire ouvrière discontinue et dans un présent permanent où les éditoriaux de la presse révolutionnaire sont les mêmes aujourd’hui qu’il y a 30 ans. Cette perte de capacité d’aller de la grève particulière à la dynamique de la situation générale et inversement pour nos tâches militantes, finit par nous soumettre à une manière de penser, non seulement socialement étrangère à nos intérêts mais qui ne va pas en permanence du concret à l’abstrait et réciproquement, mais où l’abstrait et le concret glissent l’un sur l’autre, se confondent dans un mal de tête permanent.
C’est l’erreur de catégorie des philosophes qui voient l’esprit du foot posé sur le terrain à côté du ballon ou qui se demandent « puis-je avoir mal à tes dents ? » ou encore celle de l’écrivain qui écrit « la comtesse vient en larmes et en voiture » .
Ça paraît absurde et loin de nos pensées « pratiques » mais il y en a un exemple concret dans ce que souligne Vincent Présumey sur la confusion des niveaux par Pierre Salvaing entre le « prolétariat » et la « classe ouvrière ». On pourrait compléter avec la confusion de la classe en soi, du prolétariat (caractérisation abstraite économique vue du dessus) et de la classe pour soi, de la classe ouvrière (caractérisation active, psychologique, politique, concrète de la lutte vue par ceux d’en bas qui agissent). Ce qui revient à épouser « pratiquement » sans s’en rendre compte, le fond de l’argument de Martinez justifiant sa passivité : « les salariés ne se battent pas » et ne se battent pas parce qu’ils ne sont pas syndiqués. Que de fois n’a-t-on pas entendu ce « raisonnement » au moment même où je montrais contre lui, que tout au long du premier semestre 2017 par exemple, il y eut 270 luttes par jour. Or ce « déraisonnement », en bref que ce n’est pas par le combat que les masses acquièrent une conscience de classe mais en s’organisant (à la CGT pour notre exemple) justifie notre prétendue « supériorité » confondant avant-garde et dédain.
Il est vrai – pour montrer que ces mécanismes ne nous sont pas propres et peuvent être corrigés – que les Bolcheviks dans leurs errements du début de la révolution de février s’étaient montrés hostiles aux soviets, n’y voyant que des organisations inter-classistes, diluant la conscience prolétarienne dans celle du « peuple », de la « classe ouvrière » dans le « prolétariat »… avant avec le retour de Lénine de choisir -non sans difficulté – la politique de « tout le pouvoir aux soviets ».
D’un point de vue d’en bas, vue avec les yeux des travailleurs, la « classe en soi » n’existe pas : il n’y a là que l’émiettement des catégories professionnelles mais surtout pas de « classe ». Il n’existe que la « classe pour soi » autrement dit la conscience de classe, la prise de conscience qui ne se forme que dans la lutte la plus acérée, la plus violente, la plus massive, dans les cris et les insultes, les affrontements, la violence et la répression, les succès et les défaites. Par conséquent, elle est toujours mouvante, remise en cause, perdue et reconquise concrètement et qui ne s’incruste pas éternellement dans la couleur rouge des drapeaux des manifestations syndicales ou dans l’Internationale, mais peut très bien reprendre vie dans la Marseillaise, le drapeau bleu blanc rouge ou la couleur jaune, pourtant considérée longtemps comme celle des traîtres. Les livres transmettant l’expérience du mouvement ouvrier eux-mêmes, fussent-ils les meilleurs, ne transmettent pas cette conscience de classe. Il faut pour les comprendre le faire avec les yeux de ceux qui les ont écrit, les lire avec l’expérience du combat le plus intense.
Qu’est-ce donc qui défile dans les manifestations tranquilles morito-merguez ? Cette ombre d’un passé glorifié resté dans un vocabulaire abstrait, mythifié par des directions d’organisations qui elles pratiquent concrètement la collaboration de classe ? On a l’impression de cet esprit du foot posé sur le terrain à côté du ballon.
En confondant abstrait et concret, l’empileur d’assiettes apprend à confondre propagande et politique et finit par croire sincèrement que lorsqu’il fait de la propagande, il fait de la politique. Ainsi, tout indice propagandiste, tel gilet jaune qui s’en prend à des immigrés devient la preuve politique que le mouvement des gilets jaunes serait raciste et ne serait qu’un sous-prolétariat en voie de fascisation. Il en va de même pour la Marseillaise ou le drapeau bleu blanc rouge.
Ainsi encore, alors que les Gilets Jaunes en mouvement veulent renverser Macron, l’empileur d’assiettes ne les aide pas à aller jusqu’au bout de cet objectif qui est jugé réformiste parce qu’il faudrait plutôt renverser le capitalisme (au niveau mondial bien sûr). Par là, l’empileur d’assiettes montre qu’il ne comprend plus la logique subversive de l’action des masses. Il leur reproche de « seulement » vouloir renverser Macron et par là leur attribue la pensée de lui substituer un autre président qui ferait la même chose. En fait il pense à la place du mouvement et avoue ainsi ce qu’il y a dans sa propre tête ou son mépris du prolétariat en mouvement. Ce qui entraîne qu’il ne comprend pas le désir de démocratie directe qui se cache sous le mouvement pour le RIC parce qu’il ne retient que le RIC abstrait, en général, hors du contexte, mais pas le RIC concret, celui qui est inséré dans dans un mouvement à caractère insurrectionnel. Il suffit de s’être rendu dans les assemblées de Gilets Jaunes pour voir combien ces deux RIC s’opposent, combien la lettre du RIC est surtout défendu par les militants d’organisation – de gauche ou de droite – ayant des illusions électorales tandis que la majorité n’y voit que le drapeau affichant l’objectif d’une véritable prise et exercice du pouvoir par le peuple. La conséquence en est que l’empileur d’assiettes qui pense « à la place de », finit par s’opposer à l’objectif des Gilets Jaunes de renverser Macron et qu’il vote celui de renverser le capitalisme, croyant agir mais en dehors de tout mouvement.
Ces confusions et ce « raisonnement » discontinu empêchent toute progression de la pensée, tout échange constructif. Dans les périodes calmes, celui qui a toujours raison n’a pas besoin d’échanger, il se suffit de son argument d’autorité. Mais contesté, discuté dans les périodes où tout change, en plus par des Gilets Jaunes supposés moins conscients que lui, cette incapacité à échanger entraîne l’irritabilité voire l’agressivité qui ferme encore plus au changement. Les formules-cases s’échangent comme des pavés ou des talismans.
Un univers d’amnésiques
Ce monde intellectuel où on se contredit constamment ne peut fonctionner qu’avec l’oubli. Plus l’empileur oublie parce qu’il se contredit en permanence, plus il s’adonne au culte sentencieux de la mémoire des valeurs passées. Mais l’autorité du passé, des grands moments de l’histoire dans laquelle il se drape, les références lointaines ne sont en fait que des guirlandes sur son présentéisme, des justifications de son renoncement présent. L’histoire elle-même est en permanence aménagée pour se justifier. Il n’est plus possible d’en tirer des leçons.
La qualité échappe aux amnésiques. La mémoire à trous, incapable de comprendre les évolutions et les raisonnements, se fixe sur les formules immuables des textes sacrés du passé. La dialectique des contradictions lui échappe aussi. Ses progressions « intellectuelles » ne sont plus que quantitatives et linéaires.
Pour lui, il ne peut pas y avoir de profonds reculs sociaux en même temps que des progressions de conscience, pas plus que la conscience ne peut surgir de la partie la plus pauvre, la plus émiettée, la moins organisée du prolétariat. Il discute de savoir s’il y a des luttes ou pas et se fixe sur leur quantité mais plus de savoir ce que sont ces luttes, quels sont leurs contenus et leurs évolutions. Et quand il parle de contenu, il n’imagine plus que les revendications et non plus l’esprit qui préside à ces luttes, qui se cache sous ces revendications comme cela pouvait se faire derrière les bannières religieuses des débuts de la révolution de 1905 en Russie, et donne parfois des dynamiques, des significations et des portées très différentes à ces luttes.
Enfermé dans ses formules devenues des casemates, ne cherchant plus la vérification des analyses par la pratique, cette manière de raisonner ou de déraisonner devient peu a peu insensible puis hostile aux faits qui démentent ces justifications, inhospitalière à la vie.
Cet univers mental prend alors la forme de l’incompréhension de ceux qui s’obstinent à chercher à définir ce que pourrait être une politique pour les travailleurs en lutte et assimile cette attitude incompréhensible à la dénonciation de ce qui est pris comme un excès d’optimisme.
Un univers moraliste et apolitique
Ayant peur de subir l’influence des mouvements que l’empileur ne comprend pas, il se replie sur soi et sa vie interne ou organisationnelle. Il se protège et attend devant sa télé, son Karl Marx ou son activisme le vrai bon mouvement comme on attend le grand soir en renonçant ou en s’aveuglant dans l’activisme, et pour l’un comme pour l’autre, il finit par coller des formules théoriques auto-collantes sur la réalité.
L’émiettement de la pensée amène dés lors les habitants de cet univers à réfléchir comme on fait son marché. L’empileur prend ce qui convient, le reste, il l’oublie.
La justification de cette manière de faire prend tout naturellement la couleur de la morale qu’il fait en permanence à tous y compris aux mouvements. Le prolétariat n’est pas comme il devrait (comme il le fut dans son passé mythifié), les révolutions arabes ne sont pas des révolutions, l’irruption du soulèvement populaire des Gilets Jaunes ne peut être que sous influence fasciste…
Puis, passé le moment émotionnel et la sortie de sa torpeur, il ne s’y intéresse plus guère, il les oublie comme on efface de sa mémoire un moment douloureux. Ces mouvement rejetés ne s’inscrivent donc pas dans la lente montée d’un mouvement général, dans la lente construction d’une conscience de classe. L’empileur d’assiettes ne sait plus inscrire son analyse et son activité dans ces mouvements tectoniques profonds. Il ne sait plus faire le lien – et dans quelles évolutions- avec les mouvements précédents. Il ne vit que sous la dictature de l’immédiat associé à un passé dans lequel il se réfugie et se justifie. Il ne cherche pas si ces soulèvements forment système avec d’autres, délimitent une période historique et laquelle et donc permettent d’émettre des hypothèses pour demain et agir. Et faute de faire des hypothèses qu’on infirme ou confirme à chaque pas au feu des réalités, il est surpris à chaque fois que surgit un mouvement. Il ne voit jamais rien venir, se trompe sur tout, tout le temps ; le principe de réalité vient alors sous la forme d’une claque et du découragement.
Un univers de la mauvaise foi
Cet ensemble trouve sa clef de voûte dans la mauvaise foi qui est le fond moral de l’univers mental où chaque fait concret s’est dissout en une abstraction et chaque abstraction en un fait concret.
En effet, cette désagrégation perpétuelle du concret dans l’abstrait permet très facilement de dire qu’on ne s’est jamais trompé. Les luttes sont inexistantes, insuffisantes ou peu conscientes mais en même temps, pour se couvrir car il s’est tellement trompé, l’empileur explique qu’elles peuvent arriver à tout moment. Bref l’esprit ne prévoit rien, ne pense rien mais se protège de toute surprise et prépare ses justifications. Et si un jour les luttes prennent à un moment un niveau tel qu’on ne peut pas les nier, il peut très facilement se raconter et à son cénacle -plus qu’aux autres – qu’il l’avait prévu tandis que si elle régressent sans mener à rien, il peut très bien aussi expliquer qu’il l’avait toujours dit et que les autres sont exagérément optimistes.
L’univers des faits discontinus et de cette pensée décomposée autorisent ces justifications sans s’en rendre compte mais ne permettent en rien de voir les progressions ou les reculs des mouvements réels et donc en rien non plus de pouvoir mener une politique au sein des classes populaires qui sont entrées en mouvement. L’impuissance justifiée pousse à la mauvais foi.
Cette mauvaise foi prise en habitude pendant des années ou des décennies, s’approche de celle du démagogue qui se situe au dessus des autres et emploie des mots pour s’émouvoir soi-même et mouvoir les autres. Peu importe si ce qui est dit est absurde, l’important est d’impressionner, d’assurer une domination.
Un univers de magiciens fermé sur lui-même
L’empileur s’habitue alors à ce que le ton de la parole – plus que le contenu – donne une force magique aux mots. Assourdir ceux qui écoutent pour impressionner c’est aussi s’assourdir soi-même, pour se rassurer. Mais en même temps qu’il pratique en permanence l’émotion, il la réprouve systématiquement chez les autres et dans les analyses. Les émotions ouvrières, les révoltes, les rages n’existent pas ; il explique avec virulence que ne valent que des analyses froides des rapports de classe abstraits, tout comme hier la pensée séparait le corps et l’esprit et n’imaginait pas qu’il puisse y avoir une intelligence émotionnelle. Au « nous pensons donc nous sommes », se substitue le « je pense donc je suis ».
Cet univers mental décrit tout un univers relationnel.
Les hommes – les prêtres – qui sont habilités à utiliser les émotions et les mots comme des actes, cette force magique, deviennent sacrés, l’argument d’autorité prend toute sa place. La chaîne de l’argument « autoritaire » descend la hiérarchie sociale ou des organisations. Les Gilets Jaunes sont des « rien » ou il faut se syndiquer pour comprendre et se battre. D’où avec ces sentiments de supériorité, l’adaptation à des structures sociales dominantes, organisationnelles ou de pensée et l’indifférence aux idées, « Que faire ? » n’est plus un outil pratique pour un moment très précis dans l’histoire mais devient une Bible valable éternellement ou presque et qui dicte jusqu’aux comportements les plus intimes.
Sans s’en apercevoir le militant qui en s’engageant a appris à penser avec les autres, en se remettant en cause en permanence dans le débat, en contextualisant et relativisant constamment, a transformé peu à peu ses vérités relatives en vérité absolue, l’ouverture d’esprit en repli sur soi, entraînant le marxisme dans une forme de catéchisme et l’idée du « parti » qui était un outil d’émancipation en éloge à la discipline servile. Il ne pense plus. Ou mal.
Si le combat est évidemment principalement au sein du prolétariat et de ses luttes, il doit être aussi sur le terrain de la méthode de pensée, surtout en ces temps où bien des militants nouveaux comme ceux des anciennes organisations vont être amenés à réfléchir, se remettre en cause, à revoir pour ces dernières jusque y compris leurs manières d’agir et de penser. De là peuvent surgir des courants intermédiaires entre les anciennes organisations et le mouvement en cours, emmenant avec eux certaines de leurs habitudes et de leurs confusions.
Pour entraîner certains de ces militants ou courants, les arracher à l’influence des anciennes organisations en faillite, la clarté y compris dans ce domaine des manières de penser est un combat que les militants révolutionnaires ne doivent pas négliger. Pour cela, commençons pas nous débarrasser nous-mêmes de ce que la période précédente et les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier ont instillé dans la majorité des esprits militants, fussent-ils les meilleurs, les plus courageux et les plus indépendants.
Jacques Chastaing, le 21.07.2019