[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Newsletter

Ailleurs sur le Web [RSS]

Lire plus...

Twitter

Kevin Victoire : ”Le stade suprême du capitalisme, c’est le macronisme”

Lien publiée le 4 août 2019

Tweeter Facebook

Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.reconstruire.org/kevin-victoire-le-stade-supreme-du-capitalisme-cest-le-macronisme/

Dans son dernier livre, “Mystère Michéa”, Kevin Boucaud Victoire revient sur certains concepts fondamentaux de Jean Claude-Michéa. Comment la pensée de “anarchiste conservateur” nous éclaire sur le libéralisme-autoritaire, le service national, le rôle des intellectuels critiques ou le mouvement des gilets jaunes ? Réponse avec son successeur idéologique. 

Macron et Trump, deux réactions oligarchiques différenciées à la crise, sont-ils la preuve que le capitalisme s’accommode finalement aussi bien du chauvinisme économique et culturel que du progressisme ? Du trumpisme et du macronisme, lequel est le stade suprême du capitalisme ?

Le stade suprême du capitalisme, c’est le macronisme. Parce qu’il est l’héritier de la Silicon Valley, qui représente le capitalisme d’après-demain, dans son progressisme, son libertarianisme fou, son transhumanisme aussi. C’est le capitalisme qui devrait le mieux réussir à diriger  l’humanité, à la réguler, grâce aux instruments numériques qu’il a créés, que nous avons tous en notre possession et qui ont radicalement modifié nos vies.

La question que tu poses est intéressante car, effectivement, le capitalisme est plastique : il sait s’adapter. Michéa a théorisé l’unité philosophique du libéralisme. Il explique notamment que le libéralisme ne rejoint son “concept” qu’après Mai 68. Auparavant, durant environ deux siècles, deux libéralismes avancent chacun de leur côté.

Il faut également noter que le capitalisme ne recoupe pas exactement le libéralisme. Le capitalisme est, en quelque sorte, le libéralisme réellement existant, comme on a pu dire que l’URSS était le socialisme réellement existant. Et il y a toujours une petite distance entre la théorie et la pratique.

Surtout, le capitalisme doit s’adapter aux populations, à leurs envies : il doit être, aussi, un mode de gouvernance. Le projet libéral qui a réussi à infuser entre Mai 68 et le début des années 2000 est à bout de souffle, en pleine crise anthropologique dans tous les pays occidentaux.Trump est une réaction au libéralisme pur, à ce qu’on a pu appeler le “libéralisme-libertaire”. Je pense qu’un libéralisme national et réactionnaire n’est toujours qu’une parenthèse dans l’histoire du capitalisme, comme les Trentes Glorieuses et le keynésianisme l’ont été dans un autre sens. A partir d’un certain stade, le capital devient assez puissant pour s’affranchir de toutes les barrières, à la fois physiques et morales.

                                                                “ Le libéralisme-libertaire vire à l’autoritarisme”

Mais ne pensez-vous pas que le libéralisme national peut, en assumant une dimension autoritaire, s’affranchir des barrières démocratiques qui peuvent relativement protéger les mouvements sociaux ? 

Même si cela peut sembler oxymorique, je pense que le libéralisme-libertaire vire actuellement à l’autoritarisme. Comme nos sociétés le tolèrent de moins en moins, tout en étant de plus en plus atomisées, fragmentées, il devient de plus en plus compliqué à réguler. J’invite à la lecture de l’essai de Jérôme Fourquet, L’Archipel français, qui démontre qu’il n’existe  plus de culture nationale en France, mais seulement une myriade de petits archipels, difficilement contrôlables. D’où cette réponse autoritaire, comme si l’autoritarisme était là pour garantir les prémisses du libéralisme. C’est l’État autoritaire qui vient garantir la liberté des individus, ce qui est plus ou moins paradoxal.

Le gouvernement Macron a réintroduit une version allégée du service militaire. Le progressisme libéral a t-il besoin de la Nation sans l’aimer ?

Ce n’est pas tant de la nation dont le progressisme libéral a besoin que d’une culture commune. Si l’on revient aux origines du libéralisme, il y a l’idée de pacifier la société sans lui imposer une idée du bien qui viendrait “du haut”. Chaque personne peut définir sa propre conception du bien, sa propre morale, son propre mode de vie, tant qu’il ne nuit pas à autrui. C’est le principe de la régulation par le droit. Le problème de cette théorie est qu’il lui manque le liant pour faire société : c’est là qu’intervient le « doux commerce » de Montesquieu. Comme le disait Voltaire, “quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion”.

“Nous sommes tellement imprégnés par la pensée libérale que toute règle, toute imposition est perçue comme une forme de pré-fascisme”

Sauf que ce principe est encore trop faible Nous sommes dans une période où la France est tellement délabrée qu’il faut être un abruti trop idéologisé pour ne pas s’en rendre compte (et à gauche, certains le sont !). Dans ce contexte, Macron a été assez malin pour proposer quelque chose qui ressemble à un service militaire, mais qui, dans les faits, n’en est que la pâle copie. Les moyens ne sont pas là, la durée est trop faible, c’est très mal mis en œuvre.

Le SNU nous montre une chose : le libéralisme, même s’il est aujourd’hui contesté, a énormément imprégné les esprits. Il suffit de voir le nombre de personnes qui se sont insurgées  contre le fait de faire chanter la Marseillaise le matin aux volontaires ou de leur ordonner de faire cinquante pompes. Moi, quand je faisais du foot en club à 10 ans et que je ratais une action, on me faisait déjà faire dix pompes… Alors un gosse de 18 ans est parfaitement capable de les faire ! Mais nous sommes tellement imprégnés par la pensée libérale que toute règle, toute imposition est perçue comme une forme de pré-fascisme.

L’aspect tentaculaire du droit caractérisé par la double tendance de contractualisation – judiciarisation des rapports humains est un trait fondamental de nos sociétés libérales. Comment peut-on s’en émanciper ? Existe-t-il une voie pour faire réémerger un lien social libéré de cette emprise ? Comment concilier l’État de droit républicain, à tendance fortement centralisatrice et bureaucratique, avec l’autonomie des communautés humaines et la persévérance de leurs valeurs et traditions ?

La critique est toujours plus simple que l’apport de solutions. Ce libéralisme est assez fort pour transformer anthropologiquement l’être humain. Pasolini voyait dans la société de consommation une révolution anthropologique inégalée dans l’Histoire.  Il était persuadé qu’il existait plus de différences entre la génération d’avant cette révolution et celle d’après qu’entre le paysan du XIXe siècle et l’homme préhistorique. Cette révolution anthropologique se couple avec une destruction du corps social. C’est la loi Le Chapelier, qui a interdit toute corporation. Le libéralisme est souvent anti-étatique, avec une rhétorique de limitation du pouvoir de l’État, mais il a laissé l’individu seul face à lui, sans aucun corps intermédiaire, sans aucune forme de communautés.

C’est à cela que répond le communautarisme ethnico-religieux qu’on voit réapparaître. Face à l’atomisation du corps social, des gens faisant l’expérience de la solitude tentent de recréer quelque chose en rupture avec la société libérale, voire contre elle.

Quel serait le modèle de la bonne communauté face au communautarisme ? 

Selon moi, une “bonne communauté” serait universaliste : elle accepterait d’intégrer toute personne qui adhère au projet commun. Je pense qu’elle devrait également repartir du bas : c’est donc à nous que revient la responsabilité de recréer des liens de proximité, des initiatives locales. Plusieurs études démontrent que le vote FN est d’autant plus élevé que, dans les territoires, la sociabilité est faible, les services publics se sont retirés – principalement les bureaux de poste.

“Le libéralisme a laissé l’individu seul face à l’État sans aucun corps intermédiaire, sans aucune forme de communautés”

Pour contrer cette double tendance – identitaire à droite ou communautaire à gauche – il faut rebâtir un projet commun, recréer de la sociabilité et de nouvelles initiatives communes pour que les gens s’engagent et redonnent un sens à leur vie. Repartir du bas ne veut pas dire éliminer le haut : il faudrait imaginer un État non-bureaucratique, qui permettrait le maintien de règles communes, une certaine égalité entre les territoires, en envisageant des transferts sociaux – lesquels sont d’ailleurs d’autant mieux acceptés qu’il existe une culture commune. Il est davantage possible de faire accepter des transferts sociaux du Nord au Sud de la France que de la France à la Lituanie, par exemple. En bref, il est nécessaire de repartir du bas pour remonter jusqu’en haut, plutôt que de maintenir un haut très central, un bas très individualiste et rien au milieu.

Dans le livre, vous analysez le basculement populophobe d’une partie des élites, notamment des élites de gauche à partir de mai 68. Les Gilets jaunes vont-ils changer la donne par leur démonstration de courage révolutionnaire ?

C’est un peu optimiste. Les Gilets jaunes vont peut-être changer la donne auprès de certains qui, à gauche, avaient déjà fait un premier pas en direction des classes populaires, à l’instar de François Ruffin.Mais lorsque les gilets jaunes sont apparus sur la place publique, le premier réflexe de certains médias et d’une partie des dirigeants de gauche a été de les qualifier de fascistes. A cet égard, l’apostrophe de Romain Goupil à un Gilet jaune était très intéressante : en lui demandant  “d’où parles-tu, camarade ?”, on voyait le bourgeois parler, mais en gardant un réflexe trotskyste : il voulait connaître les prémisses idéologiques de son interlocuteur. Toute une gauche, même celle qui a tenté de faire de l’entrisme au sein de ce mouvement, gardera ce réflexe défensif vis-à-vis d’eux.

D’ailleurs, les Gilets jaunes de l’est parisien (Montreuil, Pantin) – qui sont assez différents de ceux de la France périphérique – ont tout mis en œuvre, en interne, pour qu’il n’y ait pas de gens de droite parmi eux. Certains se demandaient s’il ne fallait pas voter pour exclure les membres de la France Insoumise du groupe, considérant que c’était “déjà” la droite.

Effectivement, certains ont été contents de voir surgir un mouvement social, mais ils n’ont pas pris conscience pour  autant de ce qu’était le peuple. En plus, politiquement, la séquence Gilets jaunes a abouti à la victoire du Rassemblement National aux européennes. Je pense qu’une partie de la gauche va donc continuer à disqualifier ce mouvement comme étant celui de “beaufs votant à l’extrême-droite”. Mais ces gens oublient que mai 68 se termine en juin, avec De Gaulle balayant la gauche aux législatives. En réalité, la victoire politique de mai 68 n’arrive qu’en mai 81, 13 ans plus tard…

Les militants de gauche qui se sont joints aux Gilets jaunes ont-ils eu un tempérament orwellien – c’est-à-dire, selon la définition qu’en donne Michéa, la capacité à comprendre les contradictions au sein du peuple et à discuter avec ceux qui ne pensent pas forcément comme eux – ou ont-ils, au contraire, essayé de se réapproprier politiquement le mouvement ?

C’est un mélange des deux. Je pense un François Ruffin très sincère dans sa démarche. Toute sa carrière, de Fakir à Merci Patron, le prouve. Je me souviens d’une avant-première au cours de laquelle il lui a été demandé si les Klur votaient à l’extrême-droite ; il a répondu, en substance, qu’il s’en foutait, et ne leur avait pas demandé. Alors que, de fait, ils correspondent exactement à la sociologie et à la géographie de l’électeur-type du Rassemblement National. Je parle de Ruffin, mais beaucoup d’autres militants de gauche, et même parfois d’ultra-gauche comme les Black Blocs, ont pu être sincères. Le site lundimatin par exemple, n’a pas versé dans l’opportunisme. Certes, il fait partie de cette frange insurrectionniste qui ne croit pas en la révolution du peuple mais en la révolution des avant-gardes. Mais, dans sa grille de lecture, voir des gens se révolter était tout de même une chose positive. Il n’y a ni amour ni haine du peuple chez eux, ils continuent à croire en une avant-garde insurrectionnelle, mais ils ont vu le mouvement d’un bon œil.

Mais, pour une grosse partie de la gauche – de Génération.s à Clémentine Autain, qui s’était méfiée des Gilets jaunes avant même la première manifestation – il n’y a pas eu de prise de conscience. Même si la France Insoumise a fini par suivre complètement le mouvement, j’ai du mal à croire qu’elle pense le peuple capable de mener la révolution. Tout prouve l’inverse quand l’union de la gauche y est défendue. Il y a donc eu les deux. C’est le temps qui nous permettra de séparer le bon grain de l’ivraie. Tout comme il a permis de séparer les “vrais” soixante-huitards des petits arrivistes comme Dany le Bourge ou Romain Goupil.

Dans le débat public, et surtout au sein même de la gauche, la question de l’idéal républicain voit deux camps se faire face. D’un côté, certains critiquent un universalisme « abstrait », « oppressif » voire « raciste ». De l’autre, on trouve les défenseurs convaincus des principes républicains. Ces deux camps se vouent un mépris mutuel, mais semblent s’appuyer sur la même vision d’un individu désincarné que Jean-Claude Michéa décrit dans son dernier ouvrage comme homo œconomicus ou d’homo juridicus. Existe-t-il une voie pour concilier l’idée d’universalité avec celle de singularité (au sens qu’une philosophe comme Hannah Arendt a pu donner à ce terme) ?

Outre les mêmes prémisses, il faut tout de même noter que Laurent Bouvet fondait en 2011-2012 la Gauche populaire en réaction à Terra Nova ; aujourd’hui, il est devenu l’anti-Terra Nova. A l’époque, Terra Nova disait : “faisons du sociétal pour les minorités”, Bouvet, lui, disait “faisons du sociétal pour le peuple”. Ils ont exactement la même vision de la politique, mais l’un est le miroir de l’autre. Laurent Bouvet et Rokhaya Diallo, par exemple, se cherchent constamment sur Twitter. Aristote disait qu’il n’y avait d’opposition que dans une même nature : ils en sont la preuve.

Pour autant, je trouve ce débat très intéressant. Il y a du vrai dans les deux camps. Prenons les communautaristes anti-racistes. Ils n’ont pas totalement tort lorsqu’ils critiquent le caractère abstrait de l’universalisme républicain. C’est à dire, d’un universalisme qui est en réalité un particularisme se croyant universel, et qui cherche à s’imposer à l’ensemble du monde. On l’a vu avec la colonisation : les Lumières et l’idéologie du Progrès mènent à cet universalisme. En même temps, il me paraît compliqué de prôner l’égalité, la liberté ou l’émancipation sans défendre une forme d’universel. J’aime beaucoup cette phrase du poète Miguel Torga : “l’universel, c’est le local moins les murs”. Je pense que pour bâtir l’universel, il faut partir du bas, puis retirer ce qui nous sépare. On construit l’universel à partir de ce qui peut rassembler les hommes, à partir de ce qu’ils ont en commun. Il y a certaines variantes anthropologiques, dans l’histoire de l’humanité, qui sont assez communes. On peut penser à l’idée de don/contre-don de Marcel Mauss, largement reprise par Jean-Claude Michéa.

« Il existe un universalisme qui est en réalité un particularisme se croyant universel, et qui a cherché à s’imposer à l’ensemble du monde »

Donc, dans ce débat, les uns ont raison, les autres également ; ce qui veut dire que les uns ont tort, et que les autres également. Pour moi, il faut parvenir à un universalisme qui réussirait à respecter la singularité des personnes. A l’image du singularisme d’un Emmanuel Mounier, il ne faut pas opposer la personne et ce qui la rattache aux autres. Il défendait la personne en disant que c’était l’individu, plus sa spiritualité, plus sa communauté.

De mon côté, je me sens plus proche de la philosophie libertaire que de la philosophie libérale. Chez ces derniers, la liberté s’arrête là où commence celle des autres ; chez Proudhon ou Bakounine, la liberté de l’autre est un prolongement de notre propre liberté. On ne peut se sentir libre si notre voisin ne l’est pas. Je pense que c’est en partant de prémisses telles que celle-ci que l’on peut reconstruire un nouvel universalisme qui partirait du bas ; plutôt qu’un universalisme ethnocentré et qui, pourtant, s’impose à tous.

La fonction d’un intellectuel est nécessairement spécialisée. Comment concilier ce statut avec la critique de la division du travail, des lieux, du pouvoir  ?

Tout dépend de ce que l’on appelle un « intellectuel ». Il faut distinguer l’expert de l’intellectuel. Cédric Villani est un expert en mathématiques, il n’est pas un intellectuel car il n’est pas capable de fournir des clés de compréhension du monde selon une vision idéologique. Ou, s’il le fait, il ne peut être que le réceptacle de celle de La République En Marche. Je pense que notre société souffre de l’hyperspécialisation des intellectuels qui virent tous à “l’expert”. Chacun est campé sur son domaine de spécialité, et donc personne n’est plus capable de de proposer une vision globale de la société.

“Mes économistes préférés (ayant moi-même une formation d’économiste) sont ceux capables de s’intéresser à d’autres disciplines : un Lordon avec la philosophie, un Jacques Sapir sur plein de domaines, un Bernard Maris qui était un littéraire et s’intéressait à la sociologie, un Emmanuel Todd, d’abord anthropologue et démographe qui s’est intéressé à tout…”

L’un va se spécialiser dans l’économie, et dans l’économie, sur les questions de travail, l’autre sur la question de la mondialisation, un dernier sur celle de l’investissement public. A la fin, personne n’est capable de proposer un discours cohérent. C’est la raison pour laquelle mes économistes préférés (ayant moi-même une formation d’économiste) sont ceux capables de s’intéresser à d’autres disciplines : un Lordon avec la philosophie, un Jacques Sapir sur plein de domaines, un Bernard Maris qui était un littéraire et s’intéressait à la sociologie, un Emmanuel Todd, d’abord anthropologue et démographe qui s’est intéressé à tout…

Emmanuel Todd : « Le risque majeur pour la France n’est pas la révolution mais le coup d’Etat » France Culture, 3 Décembre 2018.

Le rôle de l’intellectuel est justement d’éviter l’hyperspécialisation. Effectivement, on ne peut pas être “toutologue”, donner un avis sur tout, tout le temps. C’est pourquoi l’intellectuel, s’il ne doit pas trop se spécialiser, doit s’extraire du débat médiatique. À l’heure de l’emballement des réseaux sociaux et d’Internet, l’intellectuel est justement celui qui ne passe pas son temps à réagir à tous les sujets d’actualité, mais prend son temps pour réfléchir. D’ailleurs, il n’aura échappé à personne que Laurent Bouvet était beaucoup plus intéressant avant d’être happé par les réseaux sociaux et le FigaroVox – qui lui donne la parole toutes les semaines pour parler de tout et de rien. L’intellectuel meurt aussi de ce temps médiatique trop court, et doit être capable de s’éloigner pour voir les choses de manière plus globale, et pour prendre le temps de réfléchir.

Les médias qui s’engagent dans la formation d’un discours contre-hégémonique, dont nous sommes, utilisent les réseaux sociaux comme terrain d’action privilégié. Plusieurs impasses apparaissent rapidement : homogénéité sociologique (les classes moyennes supérieures urbaines éduquées), relative pauvreté des liens tissés, usage d’une plateforme reposant sur l’accélération des flux propre au capitalisme globalisé. Un véritable retournement de l’hégémonie libérale n’est-il possible qu’en s’émancipant du militantisme numérique ? Vaut-il au contraire la peine de considérer le net comme un espace potentiellement neutre, duquel la subversion idéologique pourrait éclore plus aisément qu’ailleurs ?

Déjà, je fais partie de ceux qui, comme Jacques Ellul, pensent qu’il n’y a pas de neutralité de la technique. Cela ne veut pas dire qu’elle est bonne ou mauvaise, mais la technique modifie toujours les rapports sociaux et notre rapport au monde. Dans la technique, il y a plusieurs volets : les effets attendus, les effets imprévisibles, et aussi les effets négatifs prévisibles mais qu’on ne voulait pas voir. Les réseaux sociaux participent de ce phénomène : aliénation de la société, appauvrissement des rapports sociaux, individualisme et culture du narcissisme telle que décrite par Christopher  Lasch. Je serais tenté, comme René Vienet dans La Dialectique peut-elle casser des briques, de dire que l’on ne combat pas l’aliénation par des moyens aliénés, et les réseaux sociaux sont des moyens aliénés.

“Dans la technique, il y a plusieurs volets : les effets attendus, les effets imprévisibles, et aussi les effets négatifs prévisibles mais qu’on ne voulait pas voir”

Mais les Gilets jaunes nous ont montré qu’un autre rapport aux réseaux sociaux était aussi possible. Ils ont réussi à s’organiser en les exploitant intelligemment. On pourrait les refuser, comme le fait le journal La Décroissance, mais c’est se condamner à une forme de marginalité. La Décroissance fait un très bon travail et se vend relativement bien, mais surtout à un public réduit qui lui est très fidèle. Ils ne sont pas connus du grand public. Refuser les réseaux sociaux, c’est aussi, dans une société très individualisée et atomisée, prendre le risque de ne pas toucher les gens. Bien que, sur les réseaux sociaux et notamment sur Twitter, il y ait aussi un phénomène de bulle : on y trouve des intellectuels, des journalistes, des militants, des artistes, des sportifs. En bref, des gens qui pensent pouvoir proposer quelque chose qui ferait du bien au reste de la société. Pourtant, leur avis n’intéresse pas forcément grand monde. Mais Monsieur-tout-le-monde, lui, n’est pas sur Twitter, car il a conscience que son avis n’intéresse personne. Il n’a pas cette prétention à penser que son avis a un intérêt supérieur à celui des autres.

En faisant du militantisme sur internet, je n’essaie pas de convaincre les classes populaires (qui n’y sont pas forcément), mais les classes éduquées, afin de les encourager à se tourner vers les classes populaires. Mais encore une fois, les Gilets jaunes m’ont montré que les choses étaient plus nuancées. Ils se sont organisés majoritairement sur Facebook, média plus populaire et âgé que Twitter.

Mais ils ont aussi prouvé que rien  ne remplace les contacts humains. Les Gilets jaunes n’auraient pas pu aller aussi loin sans les ronds-points, sur lesquels ils ont pu échanger, se politiser, trouver des positions communes. Sur les réseaux sociaux, le débat public est plus difficile, car tronqué. On ne cherche pas à débattre pour essayer d’atteindre la vérité mais pour prouver à l’autre que l’on a raison, pour se sauver la face devant tout le monde.

On sait ce qu’a représenté la mort du gaullisme après 68 : alignement de l’État capitaliste français sur une certaine forme d’atlantisme géopolitique, déclin intellectuel généralisé, déclin esthétique… D’un autre côté, vous faisiez allusion toute à l’heure au “bon” mai 68, vous avez même parlé d’État non-bureaucratique, ce qui aurait fait hurler les situationnistes. Ils  font partie de ceux qui, avec les enragés, ont commencé mai 68 à Nanterre… Comment vous situez-vous personnellement au niveau de cette contradiction ? De quel côté de la barricade aurait été Kevin Victoire en mai 68 ?

Je pense que j’aurais été soixante-huitard. Revenons à la critique soixante-huitarde de Michéa. Il dit du mouvement qu’il était pris entre deux pôles : un pôle radical, qui remettait réellement en question la société de consommation ; et un plus festif, consumériste, plus bourgeois : c’est celui-ci qui a gagné et qui est resté dans les médias. Après mai 68, les médias ont d’ailleurs tout fait pour effacer la critique situationniste et ne garder que Daniel Cohn-Bendit et Romain Goupil, qui aurait mieux fait de mourir à 30 ans ! (NDLR : Romain Goupil est le créateur d’un film primé à Cannes, Mourir à 30 ans, il ne s’agit nullement de menacer son intégrité). Effectivement, dans mai 68, un pôle remettait réellement en question le capitalisme, mais il a perdu au profit de la petite bourgeoisie de la deuxième gauche, qui s’est avérée plus ou moins être une deuxième droite, comme le disait Jean-Pierre Garnier.

                                                                “Je pense que j’aurais été soixante-huitard”

Il est intéressant d’observer que mai 68 a été perçu comme un mouvement de la gauche contre la droite, alors que c’était un mouvement contre la matrice française du gaullo-communisme. Cela ne signifie pas qu’il y avait, à l’époque, une alliance du gaullisme et du communisme, mais il y avait bien, d’un côté, une France plutôt républicaine et communiste, et de l’autre une France chrétienne, rurale et gaulliste. Les deux étaient plutôt étatistes : mai 68 était la revanche de la petite bourgeoisie contre ces deux France populaires. Chaque France populaire avait sa bourgeoisie : De Gaulle était la bourgeoisie de la France populaire plutôt rurale et catholique, et la gauche communiste, voire socialiste, formait l’élite de l’autre France populaire. Mai 68 a été une critique radicale de ces deux bourgeoisies ; il y a d’ailleurs une partie de la deuxième gauche qui a hurlé contre le programme commun de 1974, mais qui a trouvé intéressante la mise en place du programme de Valéry Giscard d’Estaing, tant d’un point de vue économique que d’un point de vue sociétal. Michel Foucault lui-même, dans une interview très peu connue, lui a trouvé des aspects sympathiques. Je ne condamne pas entièrement la deuxième gauche, parce que des gens comme Cornelius Castoriadis ou Jacques Ellul, que j’apprécie, ont eu une sympathie pour cette deuxième gauche plus radicale, avant de s’en extraire.

“Les enfants gâtés de mai 68 ne se rendaient pas compte qu’ils étaient en train de créer le capitalisme de demain qui, lui, est encore plus féroce que le capitalisme à la papa qu’ils ont vaincu”

Je ne rejoins pas exactement cette matrice gaullo-communiste étatiste, mais je préfère encore cette France là, où l’État constituait un amortisseur, apportait une protection à l’ouvrier face au néolibéralisme, qui a finalement tout emporté. Mais il faut tout de même voir que les Trente Glorieuses n’étaient pas tout à fait une époque idéale : elles signent le début de la société de consommation : l’ouvrier y est un aliéné comme un autre ; les inégalités y sont certes moins fortes que désormais, mais elles existent. Et les Français vivaient dans une société étouffante, assez hypocrite sur le plan des mœurs, ce qui a permis à mai 68 de prospérer.

Ce sont un peu les enfants gâtés qui se sont retournés contre des parents trop durs ; le problème est qu’au final, ces enfants gâtés ont jeté le bébé avec l’eau du bain. Tous les bons aspects de cette société ont été reniés : ces gens ne se rendaient pas compte qu’ils étaient en train de créer le capitalisme de demain qui, lui, est encore plus féroce que le capitalisme à la papa qu’ils ont vaincu.

Entretien réalisé par Paul Raja et Joachim Tafrasi.