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La dilapidation mortelle des ressources (Réné Dumont, 1974)
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://www.monde-diplomatique.fr/1974/08/DUMONT/32539
Dès 1930, au Tonkin, désormais Vietnam du Nord, nous soulignions que la croissance de la population qui s’amplifiait, grâce à l’hygiène, dans les deltas d’Asie méridionale, déjà surpeuplés, représentait une lourde menace. Traité de néo-malthusien de droite et de gauche, nous ne fûmes pas écouté. Ceylan demandait aux Nations unies, dès 1950, une aide pour généraliser le contrôle des naissances. Le principe de celle-ci ne fut accepté, après de laborieux débats, qu’en 1966.
Nous écrivions alors que nous allions à la famine. Nous y voici maintenant, et si 1973 a vu plus de trois cent mille morts de faim, en trois parts à peu près égales (Sahel, Ethiopie, Asie du Sud), 1974 risque fort d’en dénombrer davantage.
Le phénomène pourrait encore s’accélérer. De 1959 à 1969, la production alimentaire par tête de l’ensemble des pays dits du tiers-monde a été à peu près stagnante, l’avance de quelques-uns étant donc compensée par le recul des autres. De 1969 à ce jour, le recul est général : la production vivrière per capita ne cesse de diminuer. Pas seulement au Sahel, en Ethiopie, dans les montagnes andines et le Nord-Est brésilien, mais dans toute l’Afrique tropicale et l’Asie méridionale, où la « révolution verte », les blés et les riz à hautes potentialités, ne réalisent pas les espérances – parfois démesurées – placées en eux. Au Pendjab, les rendements du blé diminuent déjà ; si la production de cette céréale est passée en Inde de 12 à 30 millions de tonnes, c’est en partie aux dépens des fourrages, donc du lait, et des légumineuses, plus riches en protéines que le blé.
Le soudain renchérissement du pétrole rend la situation plus difficile encore. Cet hiver, de l’Inde au Bangladesh, bien des motopompes arrosant les rizières ou les jardins ont dû s’arrêter, faute de fuel ou de courant.
Les engrais azotés, les plus efficaces, sont souvent à base de pétrole. Eux aussi voient leurs prix monter. Les usines indiennes d’engrais ne tournent même plus à la moitié de leur capacité, tandis que les possibilités d’importation diminuent. Quand les trains roulent moins en Inde, que les chauffeurs et les mécaniciens y revendent leur charbon la nuit, le cultivateur notable est moins incité à produire s’il n’est pas sûr des transports. Mais le drame s’accentue s’il s’agit du petit paysan. Exploité par le propriétaire foncier, par l’usurier, par le commerçant, par le fonctionnaire enfin, comment serait-il encouragé à accroître son effort pour augmenter sa production ? Quant à l’ouvrier sans terre, il ne peut que subir. En outre, l’arrêt prolongé depuis quinze ans des trois grands réseaux d’irrigation de l’Inde n’est-il pas dû au lobby des spéculateurs, qui ont un évident intérêt à l’aggravation des disettes ? Certains en sont convenus en 1959.
A l’échelle mondiale, devant la montée des périls, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (F.A.O.) estime que le tiers-monde risque d’être obligé d’importer 85 millions de tonnes de céréales vers 1985. C’est à peu près le maximum de ce que les pays développés pourront leur céder, si ces derniers n’acceptent pas de réduire leur consommation de viande. Le drame de la famine risque, sans une meilleure répartition des ressources que celle de l’économie dite libérale, de prendre d’effroyables proportions, car les besoins ne cesseront de croître après 1985.
Les spécialistes insistent sur l’inertie démographique, affirmant l’impossibilité absolue de réduire vite le taux des naissances. La menace de famine va bientôt nous obliger, volens nolens, à remettre en cause une telle conception. Si une mobilisation générale pour la survie était enfin décrétée à l’échelle mondiale, comme le proposent plus ou moins explicitement les écologistes et le Club de Rome, rien ne permet d’affirmer que l’on n’irait pas plus vite dans cette voie ; notamment en généralisant plus rapidement l’éducation des filles, qui réduit partout la natalité ; en mobilisant les mass media et en politisant le problème, comme en Chine. En outre, les possibilités de progrès agricoles également sont affectées d’une autre inertie, au moins aussi poussée. Cependant, si l’on donnait à l’Asie méridionale le pétrole, les engrais et les aménagements de contrôle de l’eau qui lui font tant défaut, l’agriculture y pourrait, pour un temps limité, progresser plus vite. Surtout s’il s’y joignait une réelle réforme agraire.
Ces deux inerties conjuguées nous mènent donc à une famine terrifiante à l’échelle mondiale, sauf si nous savons réduire largement (de moitié, dans les pays les plus riches) notre consommation de produits animaux. Le cheptel des pays dits développés a consommé, en 1973. 380 millions de tonnes de céréales et tourteaux ; mille fois plus que ce que nous, tous les riches. avons donné au Sahel ! Si les pauvres sont menacés de famine, cela vient du gaspillage des riches. C’est donc chez ceux-ci qu’il faut d’abord réduire et la natalité, et l’effroyable dilapidation de la société dite de consommation. Cette gabegie nous mène aussi à une destruction accélérée de notre environnement. Depuis 1971, les avertissements n’ont point manqué, dont nous ne tenons encore guère compte.
Faute de savoir réduire le gaspillage par tête, il nous faudrait alors réduire plus encore le nombre de gaspilleurs. J’estime cependant qu’il nous faudra pousser dans la fois Tous les deux directions à la fois. Tous tes encouragements à la natalité en pays développés – du quotient familial fiscal, qui « paie » plus cher les enfants des riches, aux allocations familiales après le deuxième enfant – devraient de toute urgence être remis en question, malgré le matraquage publicitaire nataliste auquel nous avons été indument soumis depuis un bon demi-siècle. Le « Croissez et multipliez » a déjà fait assez de dégâts, depuis plus de deux millénaires qu’il sévit. Il est temps que les Eglises, enfin conscientes de leurs responsabilités, en dénoncent publiquement les méfaits, comme nous a récemment demandé de le faire la radio protestante de Genève.
D’autre part, l’agriculture emploie toute une série de procédés dont on ne sait pas encore bien mesurer tous les effets à long terme Le D.D.T. et d’autres pesticides sont déjà reconnus dangereux. Certains abus d’engrais méritent d’être examinés de plus près. La défriche de tous les marais met en jeu l’existence d’espèces dont nous aurons peut-être besoin. Il n’est donc plus question de dominer la nature, comme si nous en étions les seuls maitres, mais de nous associer à la biosphère : ce qui implique des limites plus étroites encore à nos possibilités d’accroissement de production immédiate, agricole et industrielle.
La protection de l’environnement passe par la limitation drastique de la population comme de la production industrielle, donc par la fin des plus éhontés de nos gaspillages. Ce qui implique la réduction des inégalités à l’échelle mondiale. Or, dans tes vingt dernières années, celles-ci se sont sans cesse accrues : de même, la part des ressources naturelles, pourtant limitées, qu’accaparent les pays riches ne cesse de s’accroître : tout cela finira par sauter, mais quels dégâts en résulteront ?
Retournant le problème dans tous les sens, on n’arrivera pas à modifier la conclusion essentielle, celle du Club de Rome, même si certaines des données utilisées par lui apparaissent discutables. Si nous voulons procurer des ressources décentes à la population du globe, il faut de toute urgence arrêter partout la croissance démographique. Si nous voulons protéger l’environnement, il faut freiner du même coup la consommation de viande, la fabrication des autoroutes et des autos, l’urbanisation délirante, l’anarchie des résidences secondaires, l’industrialisation sans frein, la surconsommation d’énergie... La pelouse bordant l’autoroute ne nourrit guère.
En laissant les choses aller dans les directions actuelles dans le cadre de l’économie capitaliste, nous savons maintenant que l’effondrement total de notre civilisation serait bientôt inévitable. Certains de ceux qui le savent préfèrent encore ne pas se l’avouer, et pratiquent la politique de l’autruche : celle-ci ne pourra durer bien longtemps.
René Dumont
Agronome, auteur, entre autres, avec Charlotte Paquet, de Misère et chômage, Libéralisme ou démocratie, Le Seuil, Paris, 1994.