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Cyberminimalisme : "Rien n’est ’plus simple’ avec le numérique, nous l’aurions remarqué !"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Karine Mauvilly
Essayiste, auteur de Cyberminimalisme (Seuil, 2019) et co-auteur, avec Philippe Bihouix de Le Désastre de l'école numérique (Seuil, 2016).
Dans son dernier livre, "Cyberminimalisme : Face au tout-numérique, reconquérir du temps, de la liberté et du bien-être" (Seuil), l'essayiste Karine Mauvilly analyse notre dépendance au numérique et propose des pistes pour en sortir.
Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire
Marianne : Qu’est-ce que le "cyberminimalisme" ?
Karine Mauvilly : C’est une critique de la société cybernétique et un mode d’emploi pour résister à la numérisation de la vie. Il y a tant de mythes associés au numérique (liberté, simplification, transition écologique), qu’il apparaît nécessaire de forger une notion pour contrer des expressions comme révolution numérique, agriculture connectée, start-up nation, école numérique, économie collaborative, e-administration, digital natives... Tous ces termes, non réfléchis, nous enferment dans un horizon technologique qu’aucun d’entre nous n’a réellement choisi.
Chacun commence à se rendre compte qu’il y a un problème avec les écrans (fatigue, addiction aux réseaux sociaux, servitude vis-à-vis des mails), pourtant les écrans ne sont pas le nœud du problème, puisque les créateurs impénitents d’objets connectés travaillent à l’"interface zéro", c’est-à-dire à la disparition progressive des écrans au profit d’interactions directes avec des intelligences artificielles, par la voix, le passage d’une puce ou la pensée. Ces projets de connectivité permanente, d’Internet des objets, n’ont qu’une ambition : vendre de nouveaux produits dans un contexte de ralentissement de la croissance. Après le frigo, le frigo connecté, après la maison qui accueille et réchauffe, la "maison intelligente" qui nous surveille. Le cyberminimalisme consiste en particulier à refuser d’utiliser des applis pour les gestes du quotidien.
Par exemple, pourquoi s’en remettre à un GPS quand on peut suivre les panneaux et consulter un plan ? Plus nous déléguons de tâches à des logiciels, moins nous cultivons nos compétences, comme le sens de l’orientation. Pourquoi avoir recours à un algorithme pour trouver un taxi ? Uber est un parasite économique qui prélève un pourcentage outrancier sur chaque course de ses chauffeurs sans même leur assurer un emploi stable. Pourquoi accepter le remplacement de nos compteurs d’électricité et de gaz qui fonctionnent très bien, par des compteurs connectés qui ne nous apportent rien ? Les champs de résistance se multiplient à la vitesse de l’appétit des vendeurs de numérique.
Un smartphone, c’est du cuivre, du cobalt, du tantale, de l’or, des produits chimiques pour extraire ces métaux, des bas salaires, du pétrole pour fabriquer les antennes-relais et faire rouler les camions jusqu’aux magasins high-tech qui nous vendront… de l’immatériel.
Pourquoi adopter cette posture ?
D’abord, pour refuser la complexité imposée. L’argument d’une simplification "numérique" de la vie a vécu. Rien n’est plus simple avec le numérique – nous l’aurions remarqué, n’est-ce pas ? Prenons l’exemple d’un contrat de location d’une maison de vacances : il peut aussi bien tenir en 2.000 signes sur 1 page, avec quelques mentions obligatoires, ou ressembler aux "conditions générales de service d’Airbnb" : 94.000 signes assommants, soit 47 pages de contrat dont on n’a même pas le loisir de discuter les termes. S’affranchir des algorithmes, c’est échapper à cette fausse simplicité vantée par les plateformes.
Il y a ensuite l’envie d’échapper à la surveillance – dans la mesure du possible. Le Big data (la collecte organisée de données à grande échelle) sert non seulement au profilage commercial, mais aussi à la surveillance d’une population non suspecte par des gouvernements de plus en plus sous pression. La reconstitution de nos faits, gestes et conversations sur la dernière année écoulée est devenue extrêmement facile, du fait de l’obligation depuis 2011, pour les sites où nous avons créé un compte, déposé un contenu ou réalisé un paiement, de conserver nos données une année[1]. C’est pourquoi je préconise de réduire, tant que faire se peut, la largeur de notre trace numérique : ne jamais rien noter, créer le minimum de comptes (seulement ceux obligatoires), ne plus acheter sur Internet mais en ville, refuser les cartes de fidélité (qui nous profilent), laisser régulièrement son portable chez soi.
Enfin il s’agit de déconstruire le mythe d’un numérique dématérialisé. L’énergie nécessaire pour fabriquer et utiliser les infrastructures et les terminaux progresse de 9% par an, du fait de l’explosion des usages vidéo et des ventes d’objets connectés[2]. Autrement dit, le numérique se charge en intensité énergétique, loin de toute "transition". Un smartphone, c’est du cuivre, du cobalt, du tantale, de l’or, des produits chimiques pour extraire ces métaux, des bas salaires, du pétrole pour fabriquer les antennes-relais et faire rouler les camions jusqu’aux magasins high-tech qui nous vendront… de l’immatériel. Achetons au moins nos équipements d’occasion, et cessons de croire à la fausse nécessité de numériser toute chose (des entreprises à l’administration, en passant par les objets et les usages).
Le numérique offre aux humains de plus en plus de possibilités, dans de nombreux domaines. Pourquoi réduit-il, selon vous, son autonomie ?
Notre dépendance technologique est déjà intense depuis de nombreuses années (pompe à essence, supermarché, prêt-à-porter, carte de crédit, machine à laver). Les objets et services numériques ne viennent qu’épaissir cette couche industrielle qui nous sépare de nos compétences, nous persuadant chaque jour que nous sommes incapables de nous débrouiller seuls. Mais nous sommes capables ! Nous le redécouvrons, à travers l’engouement pour les jardins potagers, l’auto-construction, la mécanique ou même le bidouillage informatique. Ces compétences sont bien plus importantes à acquérir pour les temps qui viennent que de soi-disant "compétences numériques". Un peu d’informatique, bien entendu, mais faut-il vraiment préparer nos jeunes à artificialiser encore plus leur monde ?
Je préconise de ne pas fournir de téléphone portable ni d’objet connecté personnel avant 15 ans. Le cerveau des enfants est particulièrement sensible aux électrofréquences, sans recul sanitaire, et constitue un terrain de choix pour les publicitaires. Quinze années sont nécessaires pour acquérir tranquillement les fondamentaux, et construire des relations sociales simples dans le cadre de l’école, du collège et de la famille. Pourquoi vouloir exporter chez les jeunes la complexité et la vitesse qui caractérisent notre vie adulte, et auxquelles nous avons échappé enfants ?
Les politiques seraient prudents de prendre en compte la saturation numérique qui nourrit, avec d’autres injustices, les mouvements sociaux actuels.
Est-il possible de se libérer seul de l’emprise du numérique ? La solution ne devrait-elle pas être politique ?
Bien sûr qu’elle le devrait, comme pour le climat. Tout ne devrait pas reposer sur nos comportements individuels. Mais en conservant un objectif de croissance du PIB, c’est-à-dire en refusant de changer de lunettes, nos dirigeants ne peuvent pas lutter contre la numérisation puisque c’est aujourd’hui elle qui tire la croissance ! Planifier une dénumérisation reviendrait à planifier une décroissance – ce qui est bien entendu souhaitable, mais visiblement pas au programme.
Alors comment réintroduire du politique dans tout cela, sans se borner à une attitude individuelle ? C’est la question essentielle. Distinguons trois voies possibles, non exclusives les unes des autres : la réforme (il s’agit de faire des propositions aux législateurs pour qu’ils prennent le chemin d’une préservation de l’humain et de la nature, qu’ils cessent d’organiser la mutation numérique de toute chose, et privilégient une sortie en douceur des énergies fossiles), la révolte (des groupes de citoyens s’organisent pour bloquer des multinationales et des infrastructures afin de contraindre les gouvernants à prendre la nature et l’humain en compte), l’exemple (vivre collectivement une alternative et espérer qu’elle infuse dans la société, par la force de l’exemple ou par le récit qui en est fait). La réforme, la révolte, l’exemple, sont sans doute les trois voies à combiner pour remettre du politique dans cette question numérique confisquée aux populations.
Voulons-nous vraiment de la 5G (la 6G, la 7G…) ? Voulons-nous vraiment plus de portiques de sécurité, de consultations par Internet et de télé-déclarations ? Voulons-nous être fliqués au travail via le logiciel de l’entreprise, être joignables 24h/24, nous laisser conduire par un véhicule autonome ou voir passer un drone de livraison ? Qui réalise ces choix ? Qui nous consulte ? Les politiques seraient prudents de prendre en compte la saturation numérique qui nourrit, avec d’autres injustices, les mouvements sociaux actuels.
Adopter le cyberminimalisme, n’est-ce pas prendre le risque de se marginaliser ?
Il ne s’agit pas de renoncer à la notion de réseau, au contraire. Un univers social réel foisonne autour de chacun de nous, se dérobant sous le voile des applications. Pourtant, ceux qui auront su nouer des solidarités à l’échelle d’une rue, d’un immeuble, d’une association, d’une paroisse ou d’un groupe militant, seront les plus "protégés" en cas de crise systémique. Ce ne sont pas des contacts Facebook ni des followers Twitter qui peuvent partager des légumes ni réparer un toit !
Matérialisons-nous, loin de l’injonction à la dématérialisation !
Il est intéressant de rechercher le périmètre de notre réseau social réel, par exemple en listant les 120 à 150 personnes qui comptent pour nous, et pour qui nous comptons (les Dunbar’s numbers). Selon l’anthropologue Robin Dunbar, le nombre de relations humaines que nous pouvons entretenir à un moment donné est limité par la taille de notre cerveau (hypothèse du cerveau social). Au-delà d’un certain nombre, situé autour de 150 personnes, nous ne pouvons plus avoir de relationsociale, simplement un catalogue de connaissances. Écrire notre liste Dunbar en allant piocher dans notre famille, nos amis, nos voisins, nos collègues, permet d’identifier notre vrai univers social, qui fluctue d’années en années. On peut ensuite redécouvrir des façons un peu vintage de se mettre en contact : vrais coups de fil plutôt que courts messages, visites longtemps reportées, envoi de lettres pour se confier, réunions d’associations sans envoi de mails, etc.
Matérialisons-nous, loin de l’injonction à la dématérialisation ! Lisons des journaux en papier, tournons une carte pour trouver le nord et le sud, demandons notre chemin à un humain plutôt qu’à l’éphémère Google. Cela n’empêche pas d’avoir les outils du moment tels qu’un téléphone et un ordinateur, mais sans se plier à l’injonction cyber des plateformes numériques. Elles ont désespérément besoin de nous, et nous n’avons pas besoin d’elles.
[1] Décret du 25 février 2011, pris en application de la "loi pour la confiance en l’économie numérique" de 2004
[2]The Shift Project, pour une sobriété numérique, octobre 2018