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Groupe Marcuse : "Notre libre-arbitre est aspiré par Internet"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Matthieu Amiech
Essayiste et directeur des éditions La Lenteur.
L'essayiste et éditeur Matthieu Amiech, membre du Groupe MARCUSE, revient sur les dangers de l'informatisation de notre société, problème politique majeur, selon lui.
Le Groupe MARCUSE - en référence à Herbert Marcuse - vient de rééditer La Liberté dans le coma (La Lenteur), six ans après la première version. Cette nouvelle édition comporte une préface conséquente et de tribunes. Dans cet ouvrage, le collectif critique les conséquences de l’informatisation croissante de nos vies. Il s'agit pour eux d'un problème politique majeur. "La vie privée n'est pas mise en danger par les "dérives" d'internet, elle est déjà en lambeaux, mise à sac par les assauts répétés de la société moderne au nom de la prospérité économique et de l'impératif d'élévation du niveau de vie. La surveillance, mercantile ou policière, résulte du choix collectif d'un mode de vie irresponsable. Elle est inévitable tant que les individus accepteront que des organisations géantes administrent leur existence", expliquent-ils. Membre du collectif et éditeur, Matthieu Amiech revient avec nous sur les enjeux du numérique.
Marianne : Vous parlez d’une "civilisation de l’internet". Pouvez-vous développer ?
Matthieu Amiech : C’est un clin d’oeil à la célèbre formule de Freud : nous parlons d’un "malaise dans la civilisation de l’internet", disons depuis 2013 et l’affaire Snowden, et nous déplorons que ce malaise ne débouche pas sur une remise en cause de cette "civilisation". Ceci étant dit, l’usage de ce terme est un peu paradoxal de notre part dans la mesure où "civilisation" évoque la solidité, la pérennité. Or, cette société qui se rend chaque jour plus dépendante des ordinateurs et des réseaux, rien n’indique qu’elle puisse perdurer très longtemps.
L’essentiel, pour nous, est de souligner cette extraordinaire dépendance, rarement perçue comme telle : le fonctionnement de l’organisation sociale repose désormais (presque?) entièrement sur celui d’internet et des microprocesseurs. La vie quotidienne (jusque dans ses aspects les plus prosaïques), l’économie, les administrations, tout doit passer par des interfaces numériques, des sites internet, des ondes électromagnétiques ou des réseaux de fibre optique. Rappelons simplement, sans entrer dans le détail des nouvelles "applis" qui fleurissent chaque semaine, quelques annonces importantes du printemps écoulé : le ticket de métro va disparaître à Paris, remplacé par une carte à puce, comme celle du pass Navigo ; Agnès Buzyn a annoncé le passage de la Carte Vitale sur smartphone pour 2021 ; la SNCF programme la suppression de tous les guichets de gare, elle fait en sorte qu’on ne puisse bientôt plus prendre de billet de train sans internet. Et puis, bien sûr, le gouvernement organise la mise en place du réseau d’ondes dites 5G, qui favorisera la multiplication des objets connectés capables de « communiquer » entre eux et nous permettra de télécharger des vidéos encore plus vite et plus souvent.
Jusqu’ici, le lien est trop rarement fait entre asservissement économique et usage intensif du numérique, entre régression démocratique et informatisation galopante.
Est-ce qu’on prend la mesure de cette somme de petits basculements ? De la portée politique, écologique et anthropologique de cette véritable délocalisation de la vie sur le réseau ? Nous pensons d’une part que la question sociale aujourd’hui se joue là, car c’est de cette "délocalisation" que la capitalisme et l’oligarchie tirent une partie de leur pouvoir, de leur capacité assez inédite à réduire les peuples à l’impuissance, quelle que soit la colère qui couve ou explose. Mais nous pensons aussi que ces évolutions n’ont rien de naturel ou d’inéluctable : elles sont le fruit de décisions technocratiques auxquelles il est possible de s’opposer.
Encore faut-il pour cela identifier collectivement leur importance. Or, jusqu’ici, le lien est trop rarement fait entre asservissement économique et usage intensif du numérique, entre régression démocratique et informatisation galopante. Ces questions sont maintenues à la périphérie des discussions politiques. Tel est l’enjeu de notre livre : faire entrer la technologie dans le champ de la délibération politique ; montrer que son développement permanent et programmé est un outil de choix dans l’arsenal des couches dirigeantes, pour réduire à néant les formes de solidarité et de justice sociales existantes, les liens directs entre les gens, les capacités populaires de résistance ; et qu’il est donc possible et indispensable de s’opposer à ce développement – sans être réactionnaire, au contraire.
Vous pensez que le numérique est un "fait social total" ?
Oui, effectivement, on peut employer cette expression, à propos d’un phénomène qui bouleverse à la fois le travail et la sociabilité, la consommation et les liens avec les administrations, l’école et la sexualité… Il y a même une dimension existentielle dans le rapport qu’ont beaucoup de gens avec leur smartphone, au sens où tous les moments de pause entre deux activités, tous les moments de la journée où l’on se « ressaisit », sont immédiatement captés par l’écran et le réseau. Comme le dit Michel Legrisdans son ouvrage à paraître, Les Paradis virtuels, c’est désormais l’accès au monde qui passe par ces artéfacts.
La question des données personnelles, dont on parle souvent, est-elle le seul problème posé par le numérique ?
Pas du tout. Pour nous, le problème principal est qu’à mesure que nous passons toujours plus de temps scotchés aux écrans, notre vie personnelle, notre subjectivité et notre libre-arbitre sont aspirés par internet et les grandes organisations qui le dominent. L’utilisation de nos "données personnelles" (je mets des guillemets, car ce terme ne me convient pas) à des fins de profit découle de notre dépendance concrète et affective aux écrans et aux services rendus par le réseau.
Si l’on trouve normal que nos existences soient prises en charge par des entreprises et des administrations qui nous nourrissent, nous distraient, nous soignent et nous chauffent/rafraîchissent, comment protester contre le fait que ces organisations veulent plus d’informations sur nous ? "C’est pour mieux te servir, mon enfant !", ricanent les loups de l’industrie. Internet radicalise notre dépendance à ces géants industriels ; en même temps, il généralise et automatise ce qui se faisait auparavant de manière artisanale sous le nom d’études de marché (par sondages sur petits échantillons). C’est un approfondissement de la société de consommation, où le profit se crée en dispensant chacun de faire les choses par lui-même ou avec ses proches, dans des rapports non bureaucratiques et non marchands.
Soulignons que nous ne critiquons pas seulement l’emprise accrue sur nos vies du marketing et de la publicité des entreprises privées, grâce au numérique. Nous sommes tout aussi opposés à la perspective d’un "socialisme numérique", que défend parfois (entre autres) Le Monde diplomatique. Nous ne pensons pas que les données recueillies par internet peuvent permettre une meilleure organisation des services d’intérêt général. Nous ne pensons pas que la solidarité, la redistribution des richesses, les services de base (transports, soins, éducation, aides diverses), puissent être améliorés par la puissance de calcul des algorithmes et la pseudo-rationalité des outils informatiques. Au contraire, il faut sortir des logiques de massification, de centralisation et d’hétéronomie que le numérique conforte ; il faudrait revenir à des échelles locales, où les gens communiquent directement entre eux et peuvent exercer une responsabilité personnelle dans ce qu’ils font.
La solution est-elle dans une forme d’ascèse numérique ou de "cyberminimalisme" (Karine Mauvilly), c’est-à-dire dans le fait de limiter individuellement au maximum notre dépendance le numérique ?
Apparemment, les gens qui nous écoutent ou nous lisent ont souvent l’impression que nous prônons une forme d’ascèse numérique. Or, ce n’est pas le cas. Il est vrai que nous sommes personnellement animés par une répulsion pour toute cette quincaillerie électronique, mais à mesure que la société change en profondeur, nous sommes réduits à l’utiliser plus ou moins, nous faisons face aux même contraintes que tous nos contemporains.
Ce qu’il faut avant tout retenir de notre propos, c’est que nous essayons d’en faire justement un problème politique et non une question d’éthique personnelle. Il est certain qu’acheter des livres par Amazon quand on prétend avoir des convictions sociales, voire socialistes, nous semble problématique. Mais ce qui nous importe, c’est de faire émerger une opposition aux politiques publiques et aux projets d’entreprise qui promeuvent le mode de vie connecté et l’addiction au numérique. Nous voudrions que salariés et usagers de la SNCF luttent ensemble contre la suppression programmée des guichets.
Je comprends bien que pour certains, l’addiction est telle qu’il faut d’abord en passer par une étape très personnelle. Mais je pense qu’il y a surtout urgence politique.
Plus important encore, nous appelons les enseignants et les parents à empêcher la numérisation de l’école, qui s’annonce comme une catastrophe pédagogique, sociale et sanitaire. Nous soutenons les poignées d’éleveurs qui refusent de mettre des puces électroniques à l’oreille de leurs animaux et nous nous impliquons dans les comités qui se battent contre la pose des compteurs Linky, des concentrateurs qui relaient les informations recueillies par ces compteurs et bientôt des milliers d’antennes qui vont être posées dans l’espace urbain et rural pour diffuser les ondes "5G".
Voilà ce qui nous intéresse, bien plus que de savoir si Paul ou Brigitte ont passé 2 ou 6 heures sur leur compte Facebook ce dimanche. Seul le développement de ces luttes pourra amener à l’indispensable déprise numérique que nous appelons effectivement de nos vœux. Le terme de déprise nous semble plus consistant et plus politique que le "cyberminimalisme" de Karine Mauvilly. Nous connaissons Karine, car nous sommes impliqués dans le même collectif, "Écran total", qui fédère les résistances au numérique dans le monde du travail et tente d’en susciter de nouvelles. Elle évoque d’ailleurs ce type de luttes mais son livre est à mon goût trop tourné vers une perspective de développement personnel, qui a quelque chose de dépolitisant. Je comprends bien que pour certains, l’addiction est telle qu’il faut d’abord en passer par une étape très personnelle. Mais je pense qu’il y a surtout urgence politique.
Derrière le numérique, il y a des enjeux économiques colossaux. Les GAFAM et leurs équivalents chinois, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) dominent le monde économique. Dans ces conditions, pouvons-nous espérer quelque chose des États ?
Cela paraît difficile dans la mesure où les États sont des acteurs essentiels de la numérisation. On peut même dire qu’aujourd’hui, le projet de numérisation du monde est consubstantiel aux États – c’est un des seuls desseins d’envergure qu’il leur reste ! Numériser toutes les activités, créer toutes les infrastructures pour que les entreprises puissent aller plus loin dans cette numérisation, cela semble être devenu un ciment de ce que font l’oligarchie, la haute fonction publique et les gouvernements successifs.
Non, nous ne croyons pas à une régulation par les États. La porosité entre les sommets des pouvoirs publics et les grandes entreprises est trop forte. Ils sont profondément dans la même perspective. Comme sur la question écologique en général, nous sommes face à l’exigence immense d’à la fois changer collectivement – et non pas à titre individuel – nos comportements, nos consommations, nos manières de communiquer ; et de fonder un nouveau type de pouvoir politique, émanant des peuples et défendant ceux-ci contre les intérêts industriels, les projets technocratiques et transhumanistes. Est-ce que ce pouvoir s’appellera encore "État" ? Ce sera aux gens qui le créent de le décider...
Comment s’organiser collectivement contre le numérique ?
La piste politique que nous proposons dans La Liberté dans le coma, c’est la désobéissance civile par rapport à l’injonction numérique, aussi bien au travail que dans les rapports avec les administrations. Mais pour s’organiser collectivement, il faut d’abord qu’il y ait une envie largement partagée de s’opposer, et pour l’instant, elle n’existe pas, malheureusement ! Il faudrait qu’émerge un nouveau sens commun sur les problèmes politiques et sociaux que pose la numérisation de nos vies. Par exemple, le fait que le numérique met immédiatement (sans médiation) le monde entier à notre disposition, que cela n’est pas souhaitable… et que cela ne peut pas durer.
En plus de mettre la planète à notre disposition, le numérique met le travail d’autrui à notre disposition d’une manière qui rappelle des formes de domesticité qu’on croyait disparue.
Entre autres choses, il faut une prise de conscience rapide des dégâts écologiques colossaux induits par notre mode de vie connecté et l’industrie qui le permet. L’informatisation et le fonctionnement en expansion incessante d’internet sont en train de devenir le coeur battant de la catastrophe écologique : accumulation de déchets ingérables, augmentation effrénée de l’extraction minière, qui est de plus en plus polluante et destructrice, croissance exponentielle de l’énergie consommée – si les choses suivent leur cours, il est prévu que le système informatique consomme à lui tout seul autant d’électricité en 2030 que le monde entier en 2008 ! Un datacenter consomme autant d’électricité qu’une ville de 30 000 habitants ; envoyer un email avec une pièce jointe consomme autant que laisser une ampoule allumée pendant une heure ; les 140 milliards de requêtes effectuées chaque heure sur Google dans le monde émettent autant de CO2 que 1000 allers-retours Paris/New York en avion !!!
Puis, en plus de mettre la planète à notre disposition, le numérique met le travail d’autrui à notre disposition d’une manière qui rappelle des formes de domesticité qu’on croyait disparue. Je clique, et hop un cab apparaît au coin de la rue pour moi ; je caresse mon écran, et ding dong, voilà le livreur qui m’apporte le repas tout prêt – c’est vrai qu’il n’est pas en livrée, mais mieux vaut ne pas trop se pencher sur ses conditions d’emploi. Là encore, c’est une radicalisation de tendances inscrites dans la société de consommation, où l’on dépend entièrement du travail d’autrui organisé à échelle industrielle. Mais le seuil que fait franchir le numérique en matière d’exploitation et de réification des autres est trop rarement perçu.
Ainsi, un livre important paru cette année, En attendant les robots (Antonio Casilli, Le Seuil), documente de manière fouillée le travail de tâcheron qui se cache derrière les plateformes internet, mais l’auteur n’est pas choqué que ce travail existe et que tant de gens le mobilisent par leur comportement de consommation ; il réclame juste que ce travail soit mieux rémunéré et encadré par un droit du travail digne de ce nom. Qu’il y ait justement quelque chose d’indigne dans les relations d’emploi et d’échange que nos réflexes numériques banalisent, cela par contre ne l’effleure pas.
Pasolini voyait dans la société de consommation le plus grand changement anthropologique de l’histoire. Mais est-ce que le numérique n’en est pas un encore plus important ? Le smartphone n’est-il pas devenu pour beaucoup un prolongement de soi ? Ne voyons-nous pas l’avènement d’un "homo numericus" ?
La manière dont le numérique a pénétré la sphère intime et bouleversé toute la vie sociale illustre précisément à quel point Pasolini avait raison. C’est une aggravation de l’aliénation (et de l’exploitation) qui montre qu’il n’exagérait pas quand il dénonçait avec force la" première" société de consommation. Comme d’autres penseurs des années 1960-70 (Marcuse, Charbonneau), il voyait parfaitement ce qui était en train de se passer : la perte d’autonomie matérielle et morale des peuples, l’ambiguité profonde du progrès technique et du confort moderne, la nécessité d’un inventaire des outils que les êtres humains utilisent et qui sont la matière de leur monde. Quand on relit certaines analyses de ces auteurs à propos des effets de la technologie sur la conscience et les rapports humains, on se demande comment ils pouvaient saisir tout cela si clairement alors que les objets disponibles à l’époque nous semblent si rudimentaires et inoffensifs, comparés à l’équipement "augmenté" d’aujourd’hui.
C’est pour cela qu’on s’appelle "Groupe MARCUSE (Mouvement autonome de réflexion critique à l’usage des survivants de l’économie)". Pas par fétichisme, mais en hommage à cette génération de penseurs critiques, qui avaient saisi les tendances fondamentales de leur temps.
Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire.