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Vrai constat d’un Faux départ en société libérale

livre

Lien publiée le 22 août 2019

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https://pergolarevue.wordpress.com/2019/07/14/vrai-constat-dun-faux-depart-en-societe-liberale/

Faux départ, ou le roman de la perte des illusions d’une jeune femme s’agissant de sa vie sociale et affective comme de sa vie professionnelle, à travers toutes les difficultés qu’impliquent l’entrée dans l’âge adulte en société libérale.

D’aucuns parmi nous continuent à se persuader, dans une joie un peu falote, de l’idée selon laquelle « 18-25 ans [est] l’âge d’or de l’Occidental moyen ». Combien de fois nous a-t-on dit que vivre sa jeunesse à notre époque était une chance  ? Nous jouissons d’un confort général, nous profitons des différents progrès technologiques, nous sommes non plus asservis par le culte religieux des limites morales mais par celui de l’émancipation de tout carcan, de toutes règles, nous sommes également témoins d’un ascenseur social il est vrai tout à fait efficient, et dont on nous somme d’ailleurs de s’inspirer, etc. Pourtant, nos jeunes vies sont ponctuées par une impression de vide général, par la saveur d’une misère justement propre à l’époque et à ses mensonges. Ce constat accablant, et qu’on peut difficilement contester, est celui qui traverse le premier roman, remarqué, de Marion Messina.

Le narrateur nous fait suivre la vie d’Aurélie, traversée par sa relation avec le Colombien Alejandro, l’être déraciné par excellence. Le récit débute plus précisément à l’orée de la majorité d’Aurélie, qui coïncide avec son entrée à l’université de Grenoble, et se termine à ses vingt-ans. Soit une période qui peut sembler courte mais qui s’avère être charnière dans la découverte du monde réel à notre époque– et de la désillusion qui l’accompagne – par une jeune femme issue d’un milieu populaire. Car le roman est aussi celui de l’accès au marché du travail et du fonctionnement de ce dernier, permettant de faire état d’une mobilité sociale quasi inexistante (et bel et bien avortée ici) quand la mobilité en elle-même est inscrite en lettres d’or dans la devise libérale. Faux départ porte en cela parfaitement son nom.

« Elle avait postulé via le site Pôle emploi à une annonce pour un poste d’agent de propreté en pensant à sa mère et avec l’affreux sentiment de valider les thèses du déterminisme de Zola, qu’elle avait toujours détesté. Elle ne lisait plus. »

Aurélie est et a toujours été une bonne élève. Alors qu’elle découvre une première ébauche d’indépendance, l’ennui la gagne à mesure que ses rêves s’évanouissent concernant les cours et la vie universitaires. Le décalage entre ce miraculeux système à la française qu’on lui a vendu tout au long de son adolescence, caractérisé par la méritocratie, l’épanouissement social ou encore l’émancipation individuelle n’aura été que le décor d’une réalité morne où « (…) le moindre aspect de l’existence semblait réglementé par un contrat et régi par un renoncement profond. » Avec un peu de clairvoyance, grandir en France contemporaine en suivant le modèle conventionnel c’est globalement éprouver un déclin inéluctable du meilleur qui est en nous (comme la création, la curiosité ou l’enthousiasme), et un appauvrissement des relations que l’on peut entretenir entre individus, ces dernières s’avérant « toujours intéressées. Pour combler un vide, passer le temps ou faire l’amour. » Pour continuer sur ce dernier point, il faut dire que le roman de Marion Messina accorde une place non négligeable au rapport effroyable qu’entretient notre modernité au sexe.

Or le thème de la sexualité n’est dans la littérature contemporaine que trop rarement évoqué de manière critique. Aussi le roman apparaît donc sur ce point et à plusieurs égards hautement nécessaire. La romancière y présente nombre de vérités dérangeantes telles que le formatage désastreux des fantasmes masculins par l’industrie du porno ou l’impact considérable de la société libérale sur les rapports de séductions : ainsi le jeune enseignant italien qui invite Aurélie au restaurant avant de l’attirer chez lui et d’exiger d’elle le passage à l’acte immédiat, sous prétexte « [qu’il] avait payé le droit de la mettre dans son lit ». Ne peut que prédominer le partage du dégoût d’Aurélie pour cet aspect ignoble de la séduction : « Tous les mots avaient été salis, leur vocation était de faire tomber sa jupe sur ses chevilles ou de la relever sur son bassin pour présenter son vagin à celui qui lui offrirait la meilleure logorrhée sirupeuse. » Pouvons-nous trouver quelque chose à redire à cette vérité crue et quotidiennement démontrable ?

« On n’avait jamais autant parler de cul de manière aussi libérée mais elle ne voyait que des célibataires décomplexés, obligés de consacrer une part non négligeable de leur revenu dans des sorties en quête du partenaire de débauche d’un soir ou d’un mois, délai maximal toléré. On parlait de sexe une fois que la volupté avait été reléguée au rayon des bizarreries un peu vieillottes et conservatrices, tout comme on n’avait jamais été aussi diplômé alors que les diplômes n’avaient plus aucune valeur. »

On l’aura compris, Faux départ démonte le mantra libéral-libertaire du « jouir sans entraves » en exposant les différentes facettes de la vanité et de la tristesse que cette affriolante philosophie de vie  dévoile une fois appliquée : « Rien ne devait être complexe ou dense, tout devait être linéaire, adaptable, à la demande. Le désir du consommateur de disposer d’une capacité d’achat vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jour sur sept se retrouvait dans la volonté de ses contemporains de disposer d’amis, camarades de fêtes, plans cul et relations sentimentales à leur guise. Toutes les formules de vie sociale étaient sans engagement, rétractables sans délai de préavis. » Le comble, c’est que les conséquences de l’atomisation de la société sont camouflées non pas seulement grâce aux innombrables efforts déployés par le système dans son auto-promotion mais aussi par les individus qui le subissent.

Alejandro est par exemple marqué par une lassitude infinie (« au fond de lui, il était glacé par la peur et la solitude. »), pourtant il croit aux vertus du déracinement, il en est même le représentant absolu : il s’efforce de mener son existence dans la mobilité, qu’elle concerne déplacements ou relations physiques. Il fait partie de « [ces] personnes [qui ] sont calibrées pour l’instabilité et le changement, [pour qui] le plaisir sexuel est alors un plaisir gratuit, au potentiel illimité et réparti sur tout le globe. ».

Le jeune colombien ne manque pour autant pas de talent, il en recèle notamment pour l’écriture mais ne fait aucun effort pour le développer. Probablement parce que la considération de la création artistique par la société moderne est réduite à l’intérêt financier, à l’utilité matérielle, d’où ce passage exquis : « l’art n’était valorisé que lorsqu’il générait des profits. Un chanteur de karaoké était moqué, jusqu’à ce qu’il gagne un télé-crochet. Si la Callas avait chanté dans la rue, elle aurait dû pointer à Pôle emploi spectacles et animer une chorale quinze heures par semaine dans une ville de banlieue grâce à un contrat d’insertion. » Toute approche transcendantale de la création artistique, toute sacralisation de notre rapport à elle (par exemple la lecture), n’ont plus lieu d’être dans un monde où seulement ce qui susceptible d’être commercialisé est valable.

 « Si elle était née dans une autre CSP [catégorie socio-professionnelle, NDLR] elle aurait poursuivi des études littéraires, mais elle avait choisi le droit pour rassurer ses vieux. Il y avait des débouchés, lui disaient-ils, tout fiers de montrer leur connaissance du marché du travail. Elle avait déjà un crédit sur le dos pour financer le permis de conduire. Elle s’ennuyait terriblement, au code, en cours, dans les soirées étudiantes où elle se forçait à aller pour se socialiser, avec ses voisins d’amphi, en séances de travaux dirigés, au milieu de ses parents, dans les transports en commun, dans les centres commerciaux. Elle avait dix-huit ans. »

Il faut par ailleurs évoquer les saillies caustiques qui, tout au long de la lecture, fusent et nous régalent : je pense notamment à Alejandro qui est décrit au début du récit comme « [ayant] une tête à jouer dans un film historique et à se faire buter par un conquistador à la treizième minute » ou, plus loin, cet présentation des différentes catégories d’étudiants qui peuplent les amphithéâtres de la fac de droit, avec par exemple « les enfants de la droite vieillissante, qui a dix-huit ans en paraissaient treize ou cinquante – en fonction de la lumière. Drapés dans du bleu marine ou de l’écru, le regard craintif et le dos voûté, ils semblaient attendre la messe ou l’heure du goûter. Ils auraient bien pu suivre un cursus juridique dans une étable ou dans un kolkhoze pour peu qu’ils eussent été assurés que la tradition familiale était préservée ». Enfin, ce cliché délicieusement décrit concernant l’amant fleur-bleue Franck, lequel « avait rencontré un succès certain auprès des photographes amatrices qui se rendaient dans les bois pour tirer des portraits d’inspiration gothique avec flaques de faux sang sur la neige. » Ce ne sont là que quelques exemples d’une longue liste de railleries gentiment acérées qui figurent dans le roman.

Selon le philosophe Blaise Pascal, la conscience de notre misère est la seule condition pour nous de parvenir à une sorte de grandeur. Si tel est le cas, ce premier ouvrage de Marion Messina atteste indéniablement d’une certaine grandeur.

Faux départ, Marion Messina, éd. Le Dilettante, 2017

Elliot Serin