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Existe-t-il un "Etat profond", formule employée par Macron lors du G7 ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
A trois reprises en moins d'une semaine, le président Macron a dénoncé "l'État profond", coupable selon lui de résistances vis-à-vis de certains de ses choix stratégiques. Théorisée dans les années 1990, cette notion est très peu connue en France et semble plutôt connotée très à droite. En effet, Donald Trump et l’"alt-right" se sont appropriés ce concept, souvent sur fond de conspirationnisme. En France, seule Marine Le Pen l'utilisait jusqu'ici. Alors que recouvre "l’État profond" ? Le chercheur et professeur émérite de civilisation américaine Pierre Guerlain nous aide à faire le point.
Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire.
Marianne : Que signifie l’expression "État profond" ? D’où vient-elle ?
Pierre Guerlain : L’expression vient de Turquie. Ensuite, elle a été diffusée dans différents pays, notamment aux États-Unis. Lorsqu’elle passe d’une langue à une autre, une expression subit nécessairement des modifications, selon le contexte. Le sens dépend de la personne qui l’utilise. Aux États-Unis, elle signifie que quels que soient les responsables politiques élus, le "complexe militaro-industriel" (CMI) associé aux "médias dominants", les "corporate media", exerce un vrai pouvoir. L’idée est que cette alliance entre le monde des affaires, le secteur de la défense et une grande partie des médias détermine les choix politiques des élus, peu importe leur nature. Le problème de cette expression, c’est que Donald Trump s’en est emparée.
Pourquoi est-ce une difficulté ?
Ce dernier représente une catastrophe sur tous les plans : environnement, relations raciales, etc. Quand nous avons affaire à des démagogues, il est tentant de penser que tout ce qu’ils affirment est faux. Il est néanmoins vrai que les secteurs de pouvoir, c’est-à-dire le monde des affaires qui marche avec le secteur de la défense, demeurent très forts aux États-Unis. En général, le président ne s’oppose pas à eux. Mais cette fois, Trump a suscité une hostilité très forte de leur part. C’est ce qui a conduit les néo-conservateurs à voter pour Hilary Clinton. Elle leur donnait plus de gages en termes d'interventions militaires à l’étranger.
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Trump semblait ne pas leur en donner. Mais comme il utilise l’expression, une partie des démocrates libéraux rétorque que cela n’existe pas et que c’est un simple fantasme. Cependant, avant même l’émergence du président américain, un certain nombre de travaux universitaires en parlait. Par exemple, un chercheur du nom de Michael J. Glennon, a publié en 2015, donc avant que Trump apparaisse, un livre qui s’appelle National security and double government. Il analyse les continuités dans la politique d’Obama par rapport à Bush, alors qu’il semblait être son contraire. Il montre que sur l’Afghanistan, Obama a été mis au pas par ses généraux. Il y a des structures de pouvoir, qui varient de pays en pays, qui s’avèrent souvent plus fortes que des élus. C’est ce qui explique qu’Obama a dû renoncer à mettre en œuvre les éléments les plus à gauche de son programme.
Le terme n’est donc pas intrinsèquement "conspirationniste" ?
Lorsque Trump parle de "deep state", il n’a pas complètement tort, puisque nous savons qu’il y a eu une tentative de manipulation des services secrets pour empêcher son élection et après pour le décrédibiliser. Néanmoins, il appartient lui-même à une catégorie sociale qui impose ses choix en matière économique. Il faut cependant voir que Trump aime "buzzer" et fait souvent le contraire de ce qu’il a annoncé. En réalité, il a donné de nombreux gages : il a baissé les impôts pour les plus riches, il a donné satisfaction à ses soutiens d’extrême droite pro-israéliens sur le déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem, etc. Il donne satisfaction à la ploutocratie américaine. Au départ, les secteurs de la défense se sont méfiés de son discours sur la Russie, mais bizarrement pas sur la Chine. Là encore, il a donné satisfaction : les relations entre la Russie et les États-Unis se sont dégradées depuis son élection. Il a renvoyé des diplomates, prend des sanctions, veut empêcher le gazoduc Nordstream d’arriver en Allemagne. Il n’est pas du tout pro-Russe dans ses actes.
Autre exemple : en juin, le président américain affirme beaucoup apprécier Xi Jinping. Dix jours après, il impose des barrières douanières à la Chine. Il faut décrypter la folie sémantique de Trump. Un certain nombre d’auteurs de gauche expliquent que l’Etat profond existe. Snowden a deux fois déclaré avoir travaillé pour l’État profond américain. Il y a ces forces de pouvoir invisibles dans le débat démocratique. C’est ce que Glennon nomme le « double governement ». Il n’appelle pas cela « deep state », mais démontre que les élus ne sont pas nécessairement ceux qui décident.
Quelle différence avec la "Raison d’État" ?
Nous pourrions dire qu’au nom de la Raison d’État, le complexe militaro-industriel et médiatique aux Etats-Unis a intérêt à cacher certaines choses et mettre en avant d’autres. Le « deep state » est surtout journalistique et facile à appréhender. La « Raison d’État » est plus philosophique. Cela parle moins à Monsieur et Madame Toutlemonde. C’est au nom de la « Raison d’État » que le gouvernement garde le secret. Parfois, nous parlons de « Shadow government ». Un livre de Mike Lofgren, qui a pour titre The Deep State : The Fall of the Constitution and the Rise of a Shadow Government. Lofgren. L’auteur est un ancien conseiller du Parti républicain. Il a vu comment ce dernier évoluait vers une droite un peu folle. Il s’est aperçu que des forces inconnues dans le débat public avaient énormément d’importance. C’est le cas des frères Koch – qui sont en partie connus, parce qu’ils se présentent publiquement comme philanthropes et interviennent dans le débat. Ils investissement beaucoup d’argent afin de casser toutes les lois écologiques. Ils font partie d’un « double gouvernement » ou d’un « gouvernement de l’ombre », parce que leurs actions, notamment financières, ne sont pas connues du public.
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Et quelles différences avec la critique de la bureaucratie ou de la technocratie ?
D'abord, cette critique est un peu datée et ramène aux années 1960, et 1970. Parler de « bureaucratie » ou de « technocratie » donne l’impression que ce sont les bureaucrates ou les technocrates qui ont le pouvoir. Ces derniers n’ont de pouvoir que ce qui leur est donné par leurs institutions et les gens qui les dirigent. Si nous critiquons la bureaucratie bruxelloise, nous allons par exemple dénoncer le fait que les bureaucrates ne connaissent pas les réalités de terrain. Mais on oublie ceux qui sont derrière eux et prennent les décisions. Il est également important d’inclure les « médias dominants » – dont certains sont de qualité, comme le New York Times ou Le Monde, les télévisions sont elles plus problématiques sur le plan de la qualité. Mais ils sont inscrits dans un paysage économique et idéologique.
Le New York Times met en avant « The Truth is worth it », « la vérité vaut le coup ». Pour le Washington post, « Democracy Dies in Darkness ». Ils se présentent comme les voix de la vérité. Mais ils ont soutenu la guerre en Irak et la théorie du complot des armes de destruction massive. Ils ne l’avouent pas, mais ils ont un agenda, celui des classes dominantes. Leur fonctionnement est problématique sur le plan démocratie. Il y a par exemple eu une série de débats entre Bernie Sanders et le Washington post. Ce dernier est quand même la propriété de l’homme le plus riche du monde, Jeff Bezos. Les articles sur Sanders sont malintentionnés, même s’il n’y a pas d’erreur factuelles ou de mensonges trop gros. Ils participent à la fabrication de l’opinion publique. C’est la conséquence de la concentration des médias entre les mains de grands groupes. Ces derniers recrutent des journalistes qui partagent leur vision des choses.
Derrière le jeu démocratique public, il y a des forces, dont certaines sont souvent mal connues – comme pour les frères Koch. Il est néanmoins vrai que dans les démocraties, il est possible de le dénoncer, contrairement à la Chine, par exemple. C’est pour cela que Jane Mayer a pu écrire un livre sur les frères Koch (Dark Money) et déconstruire leur système. Mais cela ne reste qu’un tout petit filet dans la masse des messages transmises par les médias.
Pourquoi selon vous Macron a-t-il choisi ce terme majoritairement utilisé par l’alt-right, Trump et Marine Le Pen ?
Macron s’intéresse énormément à ce qui se passe dans le monde anglo-saxon – même s’il est faux qu’il parle parfaitement anglais. Il est aussi admiratif du néolibéralisme né là-bas. Il reprend une technique mise au point par des gens comme Clinton aux Etats-Unis. Pour s’opposer, au moins sur le plan rhétorique, il reprend ce type de terme. Par ailleurs, il n’a pas tort de dire qu’il y a des choses occultes dans l’extrême droite. Nous ne sommes pas au clair sur tous les financements du Rassemblement national, comme pour tous partis démagogiques d’extrême droite. Le financement de Macron a été beaucoup plus clair après son élection : il a été soutenu par le monde de la finance, qui le voulait absolument au pouvoir.
L’État profond existe-t-il en France ?
Oui, mais pas comme aux Etats-Unis, notamment parce que le secteur de la défense est bien plus faible qu’outre-Atlantique.