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Les Vikings étaient-ils racistes ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://actuelmoyenage.wordpress.com/2019/08/29/les-vikings-etaient-ils-racistes/
Nos représentations de l’univers médiéval sont souvent, consciemment ou non, empreintes d’un imaginaire de pureté ethnique et raciale, comme un contrepoint des sociétés d’aujourd’hui. On pense aux hordes de « Haradrims » orientalisants qui déferlent sur Minas Tirith dans le dernier volet du Seigneur des Anneaux ; ou plus récemment aux controverses suscitées par les jeux vidéos Kingdom Come Deliverance et Mordau. Ces fantasmes touchent tout particulièrement les Vikings, référence constante dans les milieux d’extrême-droite, de l’alt-right aux néo-nazis. Mais les anciens Scandinaves se posaient-ils les questions en ces termes ?
Des « hommes bleus » ?
Les anciens Scandinaves ont sans aucun doute eu l’occasion de rencontrer des hommes à la peau sombre – voire très sombre. Des annales irlandaises du IXe siècle racontent ainsi que les fils d’un certain Ragnall, installé dans les Orcades, auraient conduit une expédition viking en Espagne, puis jusqu’en Afrique, où ils auraient combattu des « Mauritaniens » (Mauriotánuibh en vieil irlandais) et pillé leur pays. Sur le chemin du retour, ils se seraient arrêtés en Irlande avec de nombreux captifs : des « hommes noirs », s’empresse de préciser l’auteur. Certains de ces Africains auraient passé plusieurs années sur l’île.
L’expédition des fils de Ragnall est assez exceptionnelle ; mais il y a d’autres régions où les Scandinaves ont pu entrer en contact avec des populations à la peau plus sombre que la leur. En effet, alors que les Danois et les Norvégiens organisent des raids dans toute l’Europe Occidentale, d’autres groupes se dirigent vers l’est et, remontant les fleuves russes, atteignent Constantinople, la mer Caspienne et le califat Abbasside, que les sources scandinaves appellent Serkland. Ils y rencontrent des « hommes bleus » : blámenn, au singulier blámaðr.
Presque… mais en plus grand !
Rassurez-vous, on n’est pas en train de vous dire que les populations orientales étaient bleues au Moyen Âge ! Le plus probable est que la perception des couleurs et de leurs différentes nuances ait évolué avec les siècles. Le blá des anciens Scandinaves ne correspond pas parfaitement à notre bleu, mais semble désigner plus généralement une couleur sombre aux teintes bleues, vertes ou éventuellement brunes. Un blámaðr est donc un homme dont la peau était perçue comme particulièrement sombre. L’Afrique, que les sources scandinaves appellent Bláland, est leur pays par excellence, mais on en trouve aussi dans tout l’Orient.
Couleur et valeur
La couleur des blámenn leur donne aux yeux des Scandinaves quelque chose d’étrange et de vaguement inquiétant. Évoquant les vastes et froides terres au nord de la mer Noire, l’écrivain islandais Snorri Sturluson (1179–1241) raconte qu’« il s’y trouve des peuples de nombreuses sortes et de nombreuses langues : il s’y trouve des géants et des nains, des blámenn et de nombreuses sortes de peuples bizarres » – soit autant de créatures légendaires qui ont en commun de ne pas être vraiment humaines.
BL: Royal MS 10 E IV, f. 30v.
Cette altérité est généralement associée à des valeurs négatives. La Bartholomeus saga postola, une vie de saint Barthélemy composée en vieux norrois au XIIIe siècle, décrit l’apparition, après que l’apôtre a détruit une idole païenne, d’ « un terrible blámaðr, plus noir que le goudron, fier, avec son nez pointu, sa longue moustache et sa barbe noire, laid, avec ses cheveux noirs lui tombant jusqu’aux orteils… Feu et soufre lui sortaient de la bouche et du nez ». Le bleu (blá) et le noir (svart) se mêlent ici dans une figure terrifiante et démoniaque. Dans les textes chrétiens, le blámaðr est en effet très clairement associé à l’altérité religieuse et plus particulièrement à l’islam. Les croyances antérieures à la christianisation sont bien plus difficiles à saisir, mais la mythologie norroise rappelle que le Ragnarök – ou « Crépuscule des dieux » – viendrait du sud, sous la conduite du démon Surtr (« Noir »), qui habite des terres dévastées par le soleil.
Les « hommes bleus » sont-ils une race ?
Au Moyen Âge, l’altérité religieuse est rarement conçue comme innée et définitive : les frontières religieuses n’empêchent pas les échanges économiques et les contacts culturels ; surtout, on garde toujours espoir de voir l’autre se convertir tôt ou tard. Au contraire, certains textes norrois semblent avoir poussé très loin la réflexion sur l’altérité des blámenn, qu’ils présentent comme indépassable et quasi-génétique.
Écrite dans la première moitié du XIVe siècle, la Mágus saga jarls décrit l’arrivée à la cour du roi des Saxons d’un « Homme aux deux teintes » (Hálfliti-maðr) d’apparence assez étrange : l’un de ses yeux est noir, l’autre est d’un brun jaunâtre comme celui d’un chat ; l’une de ses joues est « blanche comme la neige », l’autre est d’un brun jaunâtre, de sorte qu’une de ses faces est « laide et répugnante », l’autre « claire et belle ». Méfiant, le roi lui demande d’où il vient ; l’étranger répond : « Je suis né dans le Bláland [en Afrique]. Mon père était un blámaðr, mais ma mère descendait du nord, de l’autre côté de la mer, de sorte que je suis noir d’un côté, ce que je tiens de mon père, et vous en verriez beaucoup dans le Bláland qui me ressemblent – en bien plus hideux cependant – ainsi que dans la Grande Scythie ».
Les deux couleurs se juxtaposent mais ne se fondent pas : s’interrogeant sur l’aspect que pourrait avoir la progéniture d’un père africain et d’une mère scandinave, l’auteur semble exclure la possibilité de tout métissage. Et pourtant la réflexion ne s’arrête pas là, car l’ « Homme aux deux teintes » s’indigne contre les jugements que le roi porte sur lui sur la base de ses couleurs de peau : « Nul ne se crée lui-même. Mon apparence n’a pas été décidée par moi, et on ne peut la qualifier de genre, car il n’existe presque personne qui me ressemble, alors vous pourriez éprouver ma conduite avant de me considérer comme un type bizarre ». Une réflexion que connaissent bien, sans doute, tous ceux qui ont à subir la discrimination à l’embauche. En l’occurrence, la victime n’est pas un personnage à part entière, mais un des nombreux avatars de Mágus, le héros éponyme de la saga, et donc une figure plutôt positive.
Alors, les anciens Scandinaves étaient-ils racistes ? Certes, ils s’étonnent de la couleur de peau des populations méridionales et orientales, qu’ils associent à des valeurs négatives. Au réflexe de rejet pour l’altérité physique, considérée comme de la laideur, s’ajoutent des oppositions assez manichéennes du blanc et du noir. Comme les jugements de valeur qui en découlent sont souvent d’inspiration chrétienne, il n’est pas toujours facile de savoir ce qu’en pensaient les Scandinaves de l’Âge viking. Ce qui est sûr, c’est que le texte qui pousse le plus loin le questionnement proprement « racial » est aussi le premier à remettre en cause les préjugés qu’il implique. Une prise de recul dont tout le monde n’est pas capable aujourd’hui…
Pour aller plus loin
- Annals of Ireland. Three Fragments copied from Ancient Sources, éd. et trad. Dubhaltach Mac Firbisigh, Dublin, 1860. [L’extrait sur les Mauritaniens se trouve p. 159-161].
- « Magus saga jarls », éd. Cederschiold, Gustaf, in Fornsögur Suðrlanda, Lund, 1884, p. 1-42.
- The Viking World, dir. Stefan Brink et Neil Price, London, Routledge, 2008.
- Richard Cole, “Racial Thinking in Old Norse Literature: The Case of the Blámaðr”, in Saga-Book 39, 2015, p. 21-40