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La pleine actualité de Marx selon Bernard Vasseur
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Dans ce livre d'une grande justesse et d'une grande clarté pédagogique, B. Vasseur entend démontrer l'actualité de Marx, niée lamentablement par bien de nos contemporains. Ses analyses du capitalisme et ses prédictions sur son devenir sont toujours valables: exploitation, aliénation, mondialisation, tout cela exige son dépassement vers un vrai communisme à construire.
La pleine actualité de Marx selon B. Vasseur
Bernard Vasseur n’est pas seulement un ancien membre de l’appareil du PCF, le directeur pendant longtemps de la maison Aragon ou l’auteur de livres centrés sur l’esthétique. Il est aussi un philosophe de formation et il le prouve ici dans ce livre, Avec Marx, à la fois juste sur le fond et, conformément à son intention, d’une rare clarté pédagogique. On ne peut tout en dire, vu l’ampleur du sujet, à savoir la pensée de Marx et ses conséquences sur la vie politique, et je choisirai donc mes angles d’attaque. En tout premier lieu, il y a cette affirmation qui paraîtra étonnante à beaucoup – mais c’est le rôle de la philosophie que d’étonner dès son origine, rappelle-t-il –, à savoir que la théorie de l’auteur du Manifeste et du Capital est d’une prodigieuse actualité et d’abord analytique, s’agissant de comprendre ce qui se passe dans notre monde actuel. Il en énonce d’emblée l’idée, pour l’illustrer dans le détail ensuite.
Or ceci va à l’encontre de ce qui se dit un peu partout, dans les médias, chez les soi-disant spécialistes d’histoire politique, à l’Université aussi (moins récemment, cependant), et qui atteint ainsi la conscience commune en la conditionnant idéologiquement et en la désarmant face au capitalisme. Soit on dit qu’il s’est trompé dans sa théorie du capitalisme (quitte à louer son talent rhétorique), soit on précise que s’il a dit vrai sur le capitalisme de son temps, ce qu’il en a dit ne vaut plus pour celui d’aujourd’hui qui aurait considérablement changé et amélioré le sort des gens, contrairement à ses prévisions, soit qu’enfin on signale que les régimes qui ont prétendu incarner son projet à l’Est se sont écroulés, ce qui est vrai, et que leur échec invalide définitivement sa pensée et ce projet : le capitalisme serait donc la fin de l’histoire, ce qui est faux. Or tout l’intérêt du livre est de dénoncer avec précision ce triple diagnostic, dans toute une série de domaines où non seulement Marx ne s’est pas trompé, mais où il a anticipé, si on le lit bien et sans œillères, notre réalité près de deux siècles après.
C’est ce point qu’il faut d’abord mettre en avant, car il est politiquement essentiel quand on voit à quel point la pensée dite « socialiste » ou « de gauche » est en pleine déconfiture et en plein reniement. Marx a analysé un mode de production fondé sur l’exploitation du travail humain par une minorité de possédants et installant des rapports de classes profondément inégalitaires. Or cette réalité socio-économique n’était qu’embryonnaire en son temps, ce qu’on oublie délibérément. C’est le développement des techniques de production industrielles – ce qu’il appelle les « forces productives » – qui va l’amplifier en augmentant considérablement le nombre des travailleurs exploités, faisant apparaître des couches sociales nouvelles comme les employés, les techniciens, les cadres même, qui connaissent structurellement le même sort que les ouvriers ou ce que Marx appelle les « prolétaires » : directement ou indirectement, ils participent à la production des richesses et n’en reçoivent qu’une partie, la différence allant au propriétaire du moyen de production et étant la source du profit. Dans ce contexte réel et non fantasmé, on comprend que l’avenir puisse être dit ouvert, que l’hypothèse communiste soit plausible car l’histoire nous offre toujours des surprises. J’ajoute qu’il avait aussi prévu la mondialisation et l’écrasement des souverainetés nationales auquel nous assistons aujourd’hui, en particulier depuis la disparition du système soviétique.
Comment Marx est-il parvenu à cette prise de conscience et à cet éclairage historique ? Non pas directement en philosophe, mais en dépassant la spéculation philosophique de sa jeunesse (voir les Manuscrits de 1844), en devenant clairement matérialiste et, sur cette base, en proposant une Critique de l’économie politique (c’est le sous-titre du Capital) de son temps, d’inspiration résolument scientifique (quoique philosophique aussi, implicitement), visant par exemple celle de Ricardo, et en travaillant avec un soin rare sur la réalité de son époque, spécialement le capitalisme anglais. C’est ainsi, pour ne donner que cet exemple, mais central, qu’il va récuser l’équation qui voudrait que le salaire paie le prix du travail, auquel cas il n’y aurait pas d’exploitation. Il va au contraire démontrer qu’il n’est que le prix de la force de travail : découverte cruciale car elle montre que celui-ci correspond au prix de ce dont l’ouvrier a besoin pour reproduire sa force de travail, de façon à ce que celle-ci continue de produire journellement de la valeur en surplus pour le capitaliste, la « plus-value ». Là gît précisément le secret de l’exploitation : le fait que l’ouvrier ne travaille qu’une petite partie de son temps pour lui, fournissant un temps supplémentaire – le « sur-travail » – au service du capitaliste. C’est en quoi, et malgré les différences historiques évidentes d’avec l’Antiquité, on peut parler d’« esclavage salarié », formule que Vasseur reprend à son compte.
Au-delà de ces analyses concrètes, dont je n’évoque qu’une partie, l’auteur ajoute un point philosophiquement et épistémologiquement important : cette approche repose sur un renversement de perspective par rapport à la conscience immédiate que nous avons de la société et de nous en elle : celle-ci est complètement biaisée par les apparences qui nous sont offertes directement – l’ouvrier croit être payé pour son travail puisqu’il passe un contrat à ce niveau avec son patron, par exemple – mais, tout autant, par les préjugés et les illusions que la classe au pouvoir diffuse : c’est ce qu’on doit bien appeler l’idéologie, qui nous masque le réel, voire en inverse la causalité. Vasseur a raison d’insister sur l’idée marxienne et matérialiste selon laquelle « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie », propos qui nous fait croire alors à une causalité imaginaire, parce que première, des idées dans l’histoire ; au contraire, « c’est la vie (historique ici) qui détermine la conscience », avec toutes ses mystifications qui empêchent les hommes, spécialement les exploités, de voir le réel tel qu’il est et de se révolter contre lui. Il faut donc sortir de cette conscience immédiate et « remettre la conscience sur ses pieds », si j’ose dire, pour la rendre lucide. D’où l’importance de l’intelligence scientifique et de la lutte idéologique (au sens positif de ce terme, cette fois) pour éclairer les dominés sur leur situation objective et leur faire admettre qu’une autre société est possible. Ce qui implique aussi que l’on combatte certains mythes politiquement nocifs, comme celui d’une « nature humaine » immuable, marquée par toutes sortes de défauts comme l’égoïsme, la domination du seul intérêt, la cupidité, l’individualisme. Ici aussi, le « renversement matérialiste » est efficace car il nous fait prendre conscience que ces traits humains sont largement produits par notre univers social contemporain, dominé par le mercantilisme et la concurrence interindividuelle, dont Macron est un « excellent » et cynique apôtre !
D’où un rebond indispensable dans la suite de ce livre : l’analyse précédente implique aussi que l’on s’intéresse à l’homme dans l’histoire, à sa genèse multiple à travers le temps à partir de l’économie – l’homme fait l’histoire mais est aussi fait par elle –, ce qui nous autorise à penser un nouvelle « auto-production » de l’homme (= des hommes) par lui-même qui lui permettrait de sortir des sociétés de classes et de dépasser ce Marx appelle étonnamment « la préhistoire » de l’humanité. Mais alors, c’est à une approche critique du sort fait à l’homme qu’il faut procéder, approche nécessairement normative, appuyée sur des valeurs, car il n’y a pas de « critique » sans « valeurs ». On sera donc sensible à tout ce que dit l’auteur sur le « devenir-humain » à travers l’histoire et, tout autant, au sort misérable, au sens anthropologique, qu’y subit l’homme. Un concept important est ici présent et qui a été un temps, sous l’influence d’Althusser, injustement méprisé : celui d’aliénation. Vasseur met bien entendu d’abord l’accent sur l’aliénation au sens socio-économique qui indique que, sous le régime de la propriété privée, capitaliste, des moyens de production les travailleurs sont séparés juridiquement de leurs moyens de travail, n’ont guère de pouvoir concret sur eux (malgré des acquis syndicaux obtenus depuis le 19ème siècle, que le néo-libéralisme actuel tend à laminer) et vivent donc au quotidien dans un monde autre, qui leur est étranger. C’est la première forme d’aliénation, base de ses autres formes. Car il y a aussi l’aliénation historique qui implique que les hommes « font » une histoire qu’ils ne maîtrisent pas, qu’il ne font pas librement ni démocratiquement. Et qui donc, en un sens, n’est pas la leur : ils la font sans la faire, peut-on dire ! Enfin, et c’est le mérite de toute cette réflexion ici, il n’oublie pas l’aliénation de l’individualité des hommes : même s’il ne lui consacre pas un traitement pleinement autonome, il en fait état dans plusieurs passages ou notations et elle réapparaît, par définition et en creux, lorsqu’il parle de l’émancipation. Disons que l’aliénation, au sens anthropologique donc, se traduit par un gâchis humain chez ceux qui en sont victimes et qui constituent une grande majorité ; je dirai, à ma manière, qu’un individu est aliéné quand, du fait des conditions dans lesquelles il a vécu ou continue de vivre, il est autre, c’est-à-dire moins, que ce qu’il aurait pu être dans des conditions sociales meilleures, à quoi s’ajoute l’idée que la plupart du temps il ne le sait pas, étant victime d’une aliénation intellectuelle qui lui masque la première.
On comprend que, ce constat étant admis (bien qu’ignoré par beaucoup d'hommes politiques), surgisse alors l’idée d’émancipation, y compris sous ce troisième aspect. Vasseur insiste bien sur cet idéal qui est au cœur du communisme, permettant aux hommes de maîtriser leur vie et, ici, de réaliser les plus hautes potentialités de vie individuelle qui sont latentes en eux et donc d’être eux-mêmes et non étrangers à soi, et ce dans le meilleur d’eux-mêmes. Car le communisme ainsi pensé, hors de la caricature qu’en ont donnée les ex-pays de l’Est, a bien pour ambition de tirer les êtres humains vers le haut (intelligence, art, créativité, autonomie, etc.). C’est bien pourquoi il est pour moi une exigence normative, et même morale, ce que ce livre nous fait au moins sentir dans ses formulations. J’en retiendrai une, qu’il va falloir renverser, pour nous le montrer. L’auteur a cette épatante formule pour définir l’amour : « L’amour c’est le communisme à deux ». Renversons-la donc : « Le communisme c’est l’amour à plusieurs, ou l’amour entre tous ». Par où l’on voit (même si certains lui reprocheront une vision idyllique de l'homme) que si ce régime politique, inédit à l’échelle de l’histoire, permet à chacun de se réaliser, c’est dans le cadre d’une harmonie collective et politiquement produite qui permet aux autres de se réaliser tout autant ! N’est-ce pas là une exigence morale, mais concrète ?
Yvon Quiniou
NB : J’ai laissé délibérément de côté la question philosophique de la dialectique qui fait l’objet d’une 3ème partie, malgré sa richesse propre, la jugeant moins décisive pour mon propos. Les amateurs pourront s’y plonger avec plaisir !
Bernard Vasseur, Avec Marx. Penser et agir aujourd’hui, Editions PCF 93, 5 euros.