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L’école de la grève de Burston
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https://www.jefklak.org/lecole-de-la-greve-de-burston/
La plus longue grève de l’histoire d’Angleterre ne fut pas une grève de mineurs, quoiqu’à ses débuts, en 1914, ses acteurs et actrices principales n’avaient pas encore atteint l’âge de la majorité légale. À Burston, petite bourgade anglaise, suite au renvoi d’un couple de profs par une alliance d’élites locales et de propriétaires terriens à la tête de l’école communale, les enfants et les familles de la classe ouvrière ont initié un boycott qui a duré vingt-cinq ans…
Traduit de l’anglais par Judith Chouraqui et Lucile Dumont
Texte original : « The Burston Strike School, 1914-1939 », paru sur The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy: Earth Edition.
Le contexte
"Nous considérons qu’il ne peut y avoir aucune paix ou victoire, qui n’apporte la liberté aux campagnes et au paysan, et la prospérité et l’abondance à son foyer et sa famille. Le paysan doit donc prendre sa place dans la production, la société, la politique avec les meilleurs et plus avancés du pays. Il doit le faire lui-même par la force et la puissance de son syndicat. Il le peut !"
Extrait de l’ouvrage, The Labourer (1917), écrit par l’instituteur Tom Higdon
En 1902, le Parlement britannique vote une loi offrant aux enfants de la « classe laborieuse » un accès à l’éducation. L’éducation, pour les législateurs, ne visait alors guère plus qu’à inculquer aux enfants la place qui leur était assignée dans la société et les préparer au travail dans les usines ou les champs. Bien qu’il soit souvent omis dans les interprétations récentes, le deuxième couplet de l’hymne des enfants All Things Bright and Beautiful 1, écrite en 1848, répondait directement au mécontentement de la classe ouvrière : « L’homme riche dans son château, le pauvre homme sur le seuil / Au sommet ou tout en bas, Dieu les a créés et Il préside à leur fortune. » Chacun·e à sa place sous le regard de Dieu, voilà le type d’enseignement qu’on jugeait particulièrement profitable aux enfants.
En dépit de ce dogme, de nombreux membres de la classe moyenne ou de la classe ouvrière pensaient que chacun·e devait être traité·e avec un respect égal – ou plutôt que la naissance d’une personne ne lui attribuait pas automatiquement une position d’autorité sur d’autres d’extraction considérée comme « inférieure ». Le syndicat des travailleurs agricoles 2jugeait désormais qu’il pourrait recruter dans les régions majoritairement agricoles comme le Norfolk.
Annie Katherine Schollick, connue sous le nom de Kitty, est née en 1864 à Cheshire. Tom Higdon est né en 1869, dans une famille paysanne du Somerset. Il et elle se marièrent en 1896 et déménagèrent dans le comté de Norfolk en 1902, l’année où la loi sur l’éducation est entrée en vigueur. Ces deux profs étaient fier·es de leurs convictions chrétiennes et socialistes. Leurs croyances faisaient d’elle et lui des idéalistes qui considéraient l’éducation comme un moyen de créer les conditions d’une vie meilleure pour la génération future, et le couple voyait dans cette loi sur l’éducation bien autre chose qu’un moyen de préserver le statu quo social.
Les Higdon ont commencé à enseigner le 14 avril 1902 à l’école communale du comté de Wood Dalling, à côté d’Aylsham dans le Norfolk, où Kitty avait été nommée institutrice et Tom assistant. Elle et il se sont presque tout de suite retrouvé·es aux prises avec l’administration de l’établissement, en particulier avec les propriétaires agricoles qui en avaient la gestion. D’une part, les Higdon faisaient état du fait que l’école était misérable et inadaptée à l’accueil des enfants. D’autre part, les propriétaires terriens insistaient pour que les enfants quittent l’école au moment des saisons agricoles, quand le besoin en main-d’oeuvre bon marché se faisait sentir. Plus tard, Tom Higdon, qui s’était emporté contre un propriétaire terrien, a été condamné à payer une amende de 40 shillings pour violences.
En 1911, quand la direction de l’école refusa de faire certaines concessions pour le bien des élèves, les Higdon durent se rendre à l’évidence : il et elle avaient perdu une bataille. Le comité de l’éducation du Norfolk organisa leur transfert dans une autre école du comté, celle du village de Burston, non loin de Diss.
L’école de Burston
Comme à Wood Dalling, la direction de l’école de Burston était contrôlée par un conseil d’administration où siégeaient des propriétaires terriens. Le recteur local, le révérend Charles Tucker Eland, lui aussi nouveau-venu à Burston, avait été récemment nommé à la tête de ce conseil et avait à cœur de maintenir le statu quo. En tant que recteur, Eland exigeait des habitant·es de Burston le respect qui, pensait-il, lui revenait de droit du fait de sa position éminente au sein de la communauté de Burston. Son attitude lui a valu d’être en conflit avec les Higdon, qui pensaient que le respect se gagnait et n’était jamais systématiquement dû à quiconque. La vie fastueuse dont bénéficiait Eland, avec ses 580 livres de salaire annuel et son grand rectorat, tranchait avec les conditions de vie des habitant·es de la paroisse, qui pour la plupart survivaient avec un salaire annuel de tout juste 30 livres et étaient constamment menacé·es d’expulsion du fait de l’appétit des propriétaires fonciers.
Comme à Wood Dalling, l’école de Burston était en triste état, et la première tâche des Higdon fut de rendre leur salle de classe un tant soit peu vivable. Kitty Higdon fut surprise d’être sermonnée par la direction de l’école pour n’avoir pas demandé la permission d’allumer un feu dans l’âtre de la classe afin de sécher les vêtements des enfants qui avaient marché plusieurs kilomètres pour venir sous la pluie, ou parce qu’elle avait fait chauffer de l’eau pour laver les cheveux des enfants qui avaient attrapé des poux. Comme il et elle l’avaient déjà fait, les Higdon s’en prirent aux propriétaires terriens qui attachaient plus d’importance à la force de travail des enfants qu’à leur éducation. Par ailleurs, le couple n’avait de cesse de dénoncer le froid et l’humidité qui régnaient dans l’école, et leurs convictions politiques étaient de notoriété publique, ce qui n’arrangeait rien. Pourtant, les Higdon jouissaient d’une grande popularité parmi les parents d’élèves, dont la plupart se montraient reconnaissants de leurs efforts pour donner à leurs enfants un bon départ dans la vie.
Les enfants étaient encouragé·es à voir les cours comme un plaisir et non comme une corvée, et l’absentéisme baissa considérablement. Kitty Higdon s’assurait que ses cours (et ceux de son mari) se concentrent sur les talents individuels de chaque enfant. Le couple poussait les élèves à envisager des possibilités inimaginables dans un monde qui, en l’absence d’éducation, n’offrait que des perspectives limitées. Leurs leçons encourageaient aussi un certain sens du « fair play » et de la justice.
Cependant, le conseil d’administration ne voyait pas d’un bon œil leur remise en question de son autorité et continuait à faire obstacle aux Higdon sur tout ce qui touchait à l’entretien de l’école et à l’assiduité des élèves. Naturellement, les propriétaires terriens du conseil de la paroisse se rangeaient systématiquement du côté du révérend Eland sur tous les points concernant la gestion. Forte de cette alliance, la classe dominante était assurée de diriger la paroisse selon ses propres intérêts, qui ne coincidaient qu’accidentellement avec celui des paroissien·nes. À la suite des problèmes rencontrés dans sa précédente école, Tom Higdon avait abandonné tout rôle actif dans la politique. Mais, après s’être établi à Burston, il prit finalement la décision de se présenter à l’élection du conseil de la paroisse et encouragea d’autres villageois·es à faire de même. Voir certains des « leurs » au coude à coude avec les candidats habituels aida à faire pencher la balance, et Tom et ses amis furent élus haut la main, écartant du même coup le révérend Eland et d’autres éminents propriétaires terriens. Le rapport de force s’était inversé.
Néanmoins, bien qu’ils aient perdu le contrôle du conseil de la paroisse, beaucoup des conseillers évincés occupaient encore des places stratégiques dans le conseil d’administration de l’école. La direction, guidée par le révérend Eland et par le sentiment qu’ « il fallait faire quelque chose », visa Kitty Higdon, dont il fut allégué qu’elle s’était montrée impolie avec les conseillers quand ils l’avaient réprimandée pour avoir allumé un feu sans autorisation. Ils obtinrent également un témoignage de la mère adoptive de deux filles affirmant que Kitty les avait battues pour les punir d’avoir menti, et les aurait laissé suivre la classe avec les cheveux trempés. Avec un dossier apparemment solide, la direction demanda le renvoi immédiat des Higdon de l’école de Burston.
Une enquête, menée ultérieurement à la demande des Higdon, ne put trouver aucune preuve de mauvais traitements infligés aux enfants placés sous leur supervision, pas plus que d’infractions aux règles d’utilisation de la cheminée dans la classe. Le comité de l’éducation considéra que la seule accusation qui pouvait être fondée était celle d’impolitesse face à la direction, mais jugea celle-ci insuffisante pour justifier le licenciement des Higdon. Malgré les requêtes envoyées au Syndicat national des enseignant·es, les Higdon se virent notifier un préavis de trois mois pour quitter l’école. Le couple dut concéder sa défaite et se prépara à quitter les lieux pour la fin du mois de mars 1914.
En grève
Le 1er avril 1914, alors que la direction accueillait un nouvel instituteur dans l’école, un message fut découvert sur le tableau noir. Probablement écrit la veille au soir, après le départ des Higdon, il disait : « On se met en grève demain. » Les personnes présentes entendirent alors du bruit venant de dehors. Il s’agissait d’un groupe d’enfants mené par Violet Potter, une des élèves de l’école, et accompagné⋅es par leurs parents, qui défilaient dans la rue en jouant de la musique. Des pancartes avaient été confectionnées par les enfants, sur lesquelles on pouvait lire : « Rendez-nous nos instits ! », une autre banderole arborait le mot « Justice », protestant ainsi contre le renvoi du couple. En traversant le village, la manifestation passa devant la maison de la famille d’accueil qui avait témoigné contre les Higdon. Dans son jardin trônait un panneau « Victoire », que les manifestant·es se sont empressé·es d’arracher et de s’approprier.
Le groupe rejoignit finalement le parc de Crown Green, au centre du village, où les Higdon improvisèrent un discours plein de gratitude envers les habitant·es du village. Les parents d’élèves, mené·es par George Durbidge, le poissonnier du village, tombèrent rapidement d’accord : elles et ils préféraient que ce soit les Higdon qui enseignent à leurs enfants plutôt qu’un étranger sélectionné par un conseil d’administration. Une salle de classe improvisée fut donc installée dans le parc, sous un chapiteau de fortune, dans laquelle 66 des 72 élèves commencèrent à travailler sous la houlette du couple d’enseignant·es. Kitty Higdon tenait particulièrement à ce que l’emploi du temps et l’assiduité fussent maintenues, et s’assurait que malgré les circonstances les exigences demeurent élevées. Les six enfants non grévistes continuèrent de leur côté à suivre les cours à l’école communale.
Les mois passèrent et il devint évident que, l’hiver approchant, les cours ne pourraient plus se poursuivre dans le parc. Mais l’espoir d’une fin rapide à cette grève, que nourrissait les membres du conseil d’administration, vola en éclats lorsqu’on trouva de la place pour les enfants dans un atelier vide face au parc.
Le conseil d’administration de l’école s’obstina à mener bataille. Dix-huit parents furent poursuivi·es en justice jusqu’à être condamné·es à payer des amendes pour n’avoir pas envoyé leurs enfants dans une école reconnue par l’État (les amendes purent être payées grâce à une collecte faite devant la salle d’audience). Malgré ces sanctions à répétition, il apparut vite que les parents concernés avaient fait un choix pour l’éducation de leurs enfants et que d’autres actions en justice ne viendraient que ridiculiser les tribunaux.
Les propriétaires terriens eurent beau licencier celles et ceux de leurs employé·es qui participaient au mouvement, menacer de les expulser de leurs maisons et de saccager leurs biens et leurs récoltes, tout cela ne parvint qu’à renforcer les liens entre les villageois·es. Tom Higdon répandait l’idée que dans un contexte de guerre avec l’Allemagne, la réserve d’hommes valides et bien portants n’était pas inépuisable. Les travailleur·ses opprimé·es devenaient tout d’un coup une ressource précieuse, qu’aucun propriétaire ne pouvait se permettre de malmener trop longtemps.
En des temps difficiles, où le pays était frappé par la misère et marqué par les lourdes pertes causées par la guerre, la grève de l’école de Burston offrit une lueur d’espoir à des milliers de personnes qui, avant la manifestation, n’avaient jamais entendu parler de Burston, qui devint même un lieu de pèlerinage pour les syndicalistes, bien longtemps après la fin de la grève.
Alors qu’on approchait du premier anniversaire de la grève, le bail de l’atelier touchait à sa fin. Mais le soutien et les dons de syndicats et de plusieurs branches nationales du parti travailliste, le Labour Party, permirent de réunir plus de 1 250 livres pour que l’école puisse continuer son activité. Sur une proposition de Kitty Higdon, une nouvelle école fut construite, toute neuve, avec des équipements dignes de ce nom payés par les donations. L’« École de la Grève » fut finalement inaugurée par la meneuse de la grève, Violet Potter, le 13 mai 1917.
L’héritage de la grève de Burston
Après que le Révérend Eland eut quitté Burston en 1920, il fut remplacé par Francis Smith, un homme qui se révéla beaucoup plus sensible aux préoccupations de ses paroissien·nes. Smith et les Higdon maintinrent une rivalité cordiale entre les deux écoles, qui s’affrontaient lors de compétitions sportives. Smith prenait également en charge l’éducation religieuse des élèves de l’École de la Grève.
Si l’école ne gagna pas le monopole de l’éducation des enfants de Burston, en 1930, au moins la moitié des enfants du village y étaient toujours envoyé·es plutôt qu’à l’école communale. Elle accueillait aussi des enfants venu·es d’ailleurs, parfois gratuitement.
Ce sont indéniablement les Higdon qui firent de cette école un succès, et c’est sans doute la raison pour laquelle l’école ne pouvait survivre au couple. À la mort de Tom Higdon en août 1939, Kitty, âgée de 75 ans, ne pouvait pas continuer seule. L’École de la Grève ferma quelques mois après la mort de Tom, et ses élèves – les enfants et petits-enfants des grévistes – durent prendre le chemin de l’école communale, dont les équipements avaient été largement améliorés au fil des ans, en grande partie pour suivre l’exemple donné par les Higdon.
Le boycott de l’école communale aura finalement duré plus de vingt-cinq ans. C’est la plus longue grève de l’histoire britannique à ce jour.
Kitty Higdon est décédée le 24 avril 1946. Elle est enterrée auprès de son mari, dans le cimetière paroissial de Burston.
En 1949, l’École de la Grève est devenue une association caritative, dans la perspective de la transformer en musée et en dépôt d’archives du village. Elle est ouverte toute l’année. Les visiteurs et les visiteuses sont simplement prié·es d’emprunter la clé en promettant de la rendre une fois leur visite terminée 3.
- All Things Bright and Beautiful est une chanson anglicane, écrite par la poétesse Cecil Frances Alexander.
- Créé en 1906 dans le comté de Norfolk, le syndicat des travailleurs agricoles (Eastern Counties Agricultural Labourers & Small Holders Union puis National Union of Agricultural Workers en 1920) était proche du parti travailliste et très actif dans les comtés du Dorset et du Lincolnshire. Il a rejoint le syndicat Transport and General Workers’ Union en 1982.
- En 1984, le village de Burston a accueilli un rassemblement pour commémorer le soixante-dixième anniversaire de la première manifestation de 1914. Depuis cette date, le rassemblement a lieu tous les ans, le premier dimanche de septembre. Ses administrateurs et administratrices gèrent maintenant un site internet avec des photos et des articles qui cultivent l’histoire de l’école et des habitant.es du village.