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Kyle Harper, Comment l’empire romain s’est effondré

histoire

Lien publiée le 14 septembre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

La chute de l’empire romain, remise en cause par certains tenants d’une transition plus douce entre Antiquité tardive et Haut Moyen Âge, réaffirmée par d’autres historiens (avec justesse, selon nous), a suscité au fil des siècles moult explications, synthétisées par Bertrand Lançon dans La Chute de l’empire romain. Une histoire sans fin (Perrin, 2017). De prime abord, l’étude de l’universitaire étatsunien Kyle Harper pourrait s’apparenter à un nouveau scénario, une nouvelle explication monocausale farouchement dépendante de son époque1 et de l’essor du courant de l’histoire environnementale2. Dans le contexte de dérèglement climatique qui est le nôtre, insister sur les changements de climat et les pandémies3 peut en effet ressembler à de l’opportunisme. En réalité, le travail de Kyle Harper est souvent convaincant, et ses éléments d’explication s’ajoutent à d’autres, contribuant à dresser un tableau global assurément plus juste et plus précis de la fin de l’Antiquité occidentale.

Il replace ainsi l’apogée de l’empire, ce fameux IIe siècle évoqué par Aldo Schiavone avec son brillant essai4, dans ce que l’on nomme l’optimum climatique romain, une période de l’Holocène caractérisée par un climat plus chaud, humide et surtout stable. 75 millions d’habitants, c’est-à-dire un quart de la population mondiale, peuplent alors un empire étendu sur des latitudes très éloignées, et où la prospérité économique était marquée par une hausse des salaires et de la productivité permise par l’extension de certaines techniques. Toutefois, contrairement à ce que quelques idées préconçues voudraient nous faire croire, la situation démographique était loin d’être idéale : la forte fécondité compensait en effet une mortalité tout aussi élevée. Les villes, et Rome au premier chef, constituaient des réservoirs de germes, la dysenterie et le paludisme y étant chroniques. Prenant appui sur deux personnages célèbres, le médecin Galien et l’orateur Aelius Aristide, Kyle Harper retrace l’intrusion d’un phénomène bouleversant, la peste antonine. Ironiquement, Aelius Aristide, apologiste de la puissance romaine, en fut une des premières victimes (sans pour autant y succomber). Cette peste serait en réalité la variole, récemment apparue en Afrique et introduite via les échanges en Mer Rouge (et non suite à la guerre avec les Parthes, comme le croyaient les Romains). Sa diffusion aurait ensuite été facilitée par ce qui faisait paradoxalement une des forces de la civilisation romaine, l’efficience de son réseau de transport. Elle eut un impact profond, puisqu’environ 7 à 8 millions d’habitants de l’empire y succombèrent. Elle s’inscrivit également dans un contexte difficile, celui d’une poussée barbare à la frontière nord, et contribua à la provincialisation accrue de l’empire, de par la réduction des élites traditionnelles.

L’autre pandémie meurtrière fut la peste dite de Cyprien, au milieu du IIIe siècle. On est alors dans ce que les historiens qualifient de crise de l’empire5, et dans une phase climatique intermédiaire, caractérisée par un refroidissement périodique lié à un moindre rayonnement solaire, ce qui eut entre autres comme conséquence une baisse des crues du Nil (l’Egypte étant le grenier à blé de Rome). Là encore, cette peste n’en fut probablement pas une, les dernières recherches la rapprochant d’un virus de type Ebola. Si la désagrégation de l’empire fut alors évitée, ce fut par une mutation radicale du système de pouvoir, avec l’émergence d’empereurs-soldats d’origine danubienne et le paiement des soldats en or (contrairement à l’argent traditionnel). Autre conséquence importante de cette pandémie, la fragilisation du polythéisme et le développement accru du christianisme, refuge face à la peur. Un renouveau économique et politique s’ensuivit tout au long du IVe siècle, sous la férule d’une véritable autocratie militaire et bureaucratique, celle de Dioclétien et Constantin, surtout. Le climat s’améliore, tout en demeurant globalement instable, tandis qu’en Asie centrale, une période de sécheresse initie un processus de migrations vers l’ouest des peuples des steppes, celle des Huns en particulier6. Le dernier épisode pandémique fut également celui qui s’avéra le plus dramatique.

La peste de Justinien, survenue à compter de 541, fut cette fois une vraie peste bubonique, originaire d’Asie centrale. La crise climatique qui s’y produisit provoqua une multiplication des porteurs du bacille – marmottes et écureuils – qui se déplaça via l’océan indien sur des puces portées par des rats, touchant ensuite l’empire romain d’Orient. Là encore, une des forces de l’empire, le réseau d’entrepôts de grain servant à assurer l’alimentation des populations, facilita la multiplication des rats. Campagnes comme villes furent touchées, perdant probablement la moitié de leur population : une saignée pratiquement équivalente à la fameuse peste noire de la fin du Moyen Âge. Le climat avait également basculé à partir de 450 dans ce que l’on qualifie de petit âge glaciaire, le bacille de la peste en étant encouragé car ne supportant pas les températures trop hautes. Ce contexte de fin du monde stimula les sentiments eschatologiques des populations, dans lesquelles la poussée du nouveau monothéisme musulman s’inscrivit pleinement, mettant définitivement fin à toute domination romaine étendue.

Basé sur des sources variées et solides, souvent technique dans son propos, le travail de Kyle Harper est le plus souvent convaincant, et démontre surtout que l’histoire doit être appréhendée dans une logique systémique, au sein de laquelle les éléments dits naturels peuvent être amenés à jouer, dans des contextes bien précis, un rôle essentiel.

1« (…) la chute de l’Empire a été le triomphe de la nature sur les ambitions humaines. », emplacement 740 de l’édition numérique.

2Voir Grégory Quenet, Qu’est-ce que l’histoire environnementale ?, Paris, Champ Vallon, 2014. Le même a également livré un travail pratique en la matière, Versailles, une histoire naturelle, Paris, La Découverte, 2015.

3« (…) les germes ont été bien plus mortels que les Germains. », emplacement 1130 de l’édition numérique.

4L’Histoire brisée. La Rome antique et l’Occident moderne, Paris, Belin, 2003.

5« Les germes ont formé la première vague invisible des grandes invasions. », emplacement 4939 de l’édition numérique.

6« Les Huns étaient des réfugiés climatiques en armes et à cheval. », emplacement 6222 de l’édition numérique.