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Venezuela. A propos des sanctions internationales: étouffer le noyé

Venezuela

Lien publiée le 19 septembre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://alencontre.org/ameriques/amelat/venezuela/venezuela-a-propos-des-sanctions-internationales-etouffer-le-noye.html

Par Manuel Sutherland

Le Venezuela connaît actuellement la crise la plus grave de l’histoire de l’Amérique et l’une des plus destructrices de l’histoire du capitalisme. Les estimations les plus prudentes établissent la baisse du PIB, pour la période comprise entre 2013 et le premier trimestre de 2019, à environ 60%. Des destructions sans précédent. Pour avoir une idée, entre 1939 et 1943, la Pologne dévastée par l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale a subi, selon des historiens comme le Britannique Mark Mazower, une contraction de 43% de PIB. Dans ce panorama épouvantable, une série de sanctions financières et économiques, promues par Donald Trump visent à exacerber à l’extrême les effets de la crise et à achever le travail de dévastation.

Pour des raisons d’espace, il ne sera pas possible de détailler le déroulement complexe de la crise vénézuélienne, l’ensemble de ses raisons et de ses causes, ni de voir en profondeur la série de sanctions économiques suffocantes que les Etats-Unis ont imposées avec une férocité inhabituelle à ce pays des Caraïbes [1]. Maintenant nous allons plutôt chercher à éclairer les principales questions qui se posent à ce sujet: la crise au Venezuela est-elle due aux sanctions? Comment celles-ci affectent la population vénézuélienne? Sont-elles utiles pour favoriser le changement politique dans ce pays?

Apogée et chute du chavisme et crise d’une économie basée sur la rente

En 1998, le chavisme est apparu comme une alternative politique basée sur un discours nationaliste qui remonte à l’imaginaire du Grand Venezuela de l’époque de Carlos Andrés Pérez [président de 1989 à 1993, et antérieurement de 1974 à 1979]. Avec une rhétorique populaire et patriotique, le projet bolivarien a été vendu comme un espoir de revenir à l’âge d’or d’une économie fleurissante.

La période dorée du gouvernement bolivarien s’est déroulée entre 2004 et 2008. La première crise purement économique (la crise de 2002-2003 était complètement politique) a eu lieu entre 2009 et 2010, provoquée par la chute des prix du pétrole suite à la crise mondiale de 2008 et par une gestion économique qui n’a pas su épargner pendant la période de prospérité des revenus pétroliers. En 2014 et 2015, le prix du pétrole a recommencé à baisser. L’accélération des dépenses publiques et l’hypertrophie des importations ont rendu «insuffisants» les revenus du pétrole, pourtant cinq ou six fois [en termes de prix] plus élevés que ceux observés au début des années 2000, selon les chiffres de 2016 de la Banque centrale du Venezuela (BCV). Les années 2014 et 2015 marquent la contraction des importations, la baisse de l’offre de biens et de services, et les résultats d’un processus de désindustrialisation ont commencé à être tangibles. L’enthousiasme des importateurs a même fait rentrer au pays du lait liquide, du ciment, de l’essence, du plastique, et même des travailleurs (de Chine) pour construire des logements.

La chute fracassante de la production et de la productivité a rendu la rareté des biens plus évidente, accentuant ainsi l’augmentation de leurs prix. L’énorme émission de monnaie non organique [utilisation de la planche à billets], un élément utile pour l’augmentation des dépenses et la couverture des déficits budgétaires, s’est traduite par une augmentation de la masse monétaire de plus de 125’000 % (de janvier 1999 à janvier 2017). Tout cela a permis d’augmenter, en 2015, les taux d’inflation à près du double du taux le plus élevé de l’histoire du pays, enregistré en 1996. Au Venezuela, dès qu’il y a une baisse des revenus, la production agricole et industrielle semble être freinée et les salaires ont tendance à se diluer, comme l’explique Bernard Mommer, chercheur dans le secteur pétrolier vénézuélien et ancien représentant du gouvernement pro-Chávez à l’OPEP, dans son livre Global Oil and the National State.

La crise, l’hyperinflation, la fuite de capitaux et la destruction économique

Pour la cinquième année consécutive, selon l’Assemblée nationale (AN), le pays affichera la plus forte inflation au monde, estimée par l’AN pour l’année 2018 à 1’698’488,2%. Bien que l’estimation de l’AN puisse être considérée comme exagérée, le chiffre officiel de l’année dernière fourni par la BCV –130’060% – semble bien en deçà de la réalité car la méthodologie utilisée sous-estime les prix de nombreux biens, en ne prenant que les prix des biens et services «réglementés» par le gouvernement national.

Selon la Commission des finances de l’AN, l’économie s’est contractée de 50,61% au cours de la courte période qui va de 2013 à 2018. L’estimation officielle de la BCV n’est pas loin de ce chiffre et situe la contraction à 47,7%. L’effondrement est indéniable. La valeur du dollar parallèle (qui sert à fixer presque tous les prix dans l’économie) a augmenté de plus de 88’000% en 2018, ce qui a complètement anéanti le pouvoir d’achat. Le salaire réel, mesuré en devises, a baissé de 95% au cours de la période 2013-2018.

Le cœur du problème de la crise réside dans l’exportation vertigineuse de la rente pétrolière qui rentrait dans le pays. Cela s’est fait par le biais d’une hypertrophie des importations et d’une énorme fuite des capitaux. Les importations entre 2003 et 2012 se sont multipliées par quatre fois et demie, et la fuite des capitaux est estimée à environ 600 milliards de dollars, si l’on inclut les importations frauduleuses. Si l’on analyse les termes de l’échange appliqués aux exportations non pétrolières, on constate que le prix payé par kilogramme de biens exportés n’a augmenté que de 11% dans la période 1998-2014, selon les données de l’Institut National de Statistiques (INE), ce qui ne justifie pas une hausse aussi prononcée des prix des importations.

Les sanctions sont-elles la cause de la crise économique?

Le profond effondrement économique dans lequel le pays est plongé n’a rien à voir avec les sanctions. Comme nous l’avons déjà expliqué, la crise a éclaté en 2014, plusieurs années avant les premières grandes sanctions économiques d’envergure. Depuis 2004, des politiques ont été mises en œuvre pour faciliter et encourager l’exportation des revenus pétroliers.

Ponctuellement aussi, la surévaluation de la monnaie, l’expansion des importations publiques et privées, la fuite des capitaux par le biais de manipulations financières et la triade composée par l’endettement extérieur, la surfacturation des importations et le gonflement des prix des produits importés. Tout cela a conduit à la destruction de l’appareil productif industriel et agricole, les importations artificiellement bon marché ne permettant pas à la production nationale d’être rentable. Par conséquent, la production et la productivité ont chuté dès 2009.

Un autre boom pétrolier a permis de prolonger la dilapidation des revenus du capital, grâce aux niveaux atteints par les prix du pétrole, jamais vus auparavant. Mais déjà en 2013, la crise qui se préparait était très grave et l’endettement extérieur devenait très lourd et coûteux. La chute postérieure du prix du pétrole et la diminution du rythme de son extraction (due au manque d’investissements dans la maintenance de cette activité) ont démontré que le modèle n’était pas durable. En 2014, il était encore temps d’arrêter cette avalanche, mais, en l’absence de rente pétrolière pour maintenir des dépenses hypertrophiées, on a eu recours à l’émission excessive de monnaie non organique pour tenter de donner l’impression que l’Etat pouvait dépenser plus, même lorsque la société produit moins. Ces exploits ont entraîné l’hyperinflation tandis que la production a intensifié sa chute. Encore une fois, tout cela se passait en marge des premières sanctions d’une certaine importance, arrivées en août 2017.

Les sanctions affectent-elles la population vénézuélienne ?

En septembre 2019, les sanctions ont atteint leur point culminant, après leur important cumul dans divers secteurs, de l’armement au pétrole, en passant par les finances et l’économie. Le véritable effet des sanctions économiques ne fait que commencer à se faire sentir, puisque les sanctions financières d’août 2017 n’avaient fait qu’entériner juridiquement ce qui est impossible: personne ne veut acheter des obligations vénézuéliennes et de PDVSA, et les détenteurs actuels refusent de négocier une restructuration. L’impact réel a commencé avec les sanctions économiques de fin 2018, alors que les sanctions pétrolières (sans doute les plus fortes et les plus destructrices de toutes) ont à peine commencé en janvier 2019 (elles avaient par ailleurs des «licences générales» [étant donné l’extraterritorialité des décisions du pouvoir exécutif états-unien, des sanctions peuvent être plus ou moins généralisées] émises par le département du Trésor américain, qui permettaient certaines exceptions jusqu’à la mi-juillet 2019). Par conséquent, l’effet réel de ces sanctions, certes très lourdes, commence à peine à être ressenti, avec des conséquences considérables, mais les sanctions sont loin d’être la cause de la crise.

Des économistes de renom, comme Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs soutiennent, dans leurs travaux pour le Center for Research in Economics and Politics (CEPR), de Washington, «Economic Sanctions as Collective Punishment: The Case of Venezuela» (avril 2019), que grâce à ces mesures américaines, le Venezuela a perdu l’accès au crédit international nécessaire à son développement. Le fait est que la gravité des problèmes économiques avait déjà éloigné les bailleurs de fonds internationaux qui, depuis 2016, considèrent qu’il est impossible pour le Venezuela d’honorer ses engagements de dette. Ainsi, depuis près de quatre ans, la Banque chinoise de Développement n’a plus prêté au Venezuela, tout comme la Banque d’Asie.

«L’embargo» de Citgo [2] est très grave, mais il n’est pas la cause de la chute de la production pétrolière, comme l’affirment Weisbrot et Sachs. Bien que Citgo ait pu commercialiser naguère jusqu’à 580’000 barils de PDVSA par jour, les quantités que celle-ci ne peut plus envoyer à Citgo peuvent être écoulées sur d’autres marchés. Les dissolvants et le pétrole plus léger peuvent également être achetés par d’autres pays (mais avec une marge bénéficiaire moindre). La vérité est que cet «embargo» ne peut justifier la baisse d’environ 70% de la production pétrolière vénézuélienne entre 2008 et 2019. Cette chute de la production a commencé en 2009, comme l’ont souligné dans leur recherche l’économiste et ancien ministre vénézuélien à la Planification Ricardo Hausmann et le chercheur Frank Muci (Americas Quarterly, 2-V-19), presque neuf ans avant les sanctions concernant le pétrole. En fait, en 2016 et selon l’Atlas de l’Observatory of Economic Complexity (OEC), les exportations de pétrole brut avaient chuté de 68%.

La baisse de la production pétrolière a de multiples causes totalement étrangères aux récentes mesures prises à l’encontre de PDVSA. Parmi ces facteurs, la réduction de l’investissement effectif, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée occasionnée par des salaires très bas, l’énorme corruption dans la gestion de l’entreprise, l’insuffisance des revenus internes à cause des «dons» d’essence [prix de l’essence hyper-subventionné], les expropriations et les problèmes avec les entreprises multinationales responsables des contrats signés et l’endettement excessif dans le but de capter des devises étrangères, offertes par la suite sur le marché intérieur à un prix dérisoire.

Quel est le degré d’influence des sanctions dans la crise vénézuélienne?

De 2014 à 2016, l’économie avait déjà chuté de près de 25% – selon le rapport de mars 2017 du cabinet de conseil économique vénézuélien Ecoanalítica – en baissant de manière soutenue, pour la première fois de son histoire, pendant 12 trimestres. Mais ce n’est qu’en août 2017 que les sanctions financières ont commencé. Au cours des deux premiers trimestres de l’année, l’économie avait encore reculé de 8%. Par conséquent, lorsque les sanctions sont entrées dans le scénario financier, l’économie était déjà sur une voie très grave de destruction cumulée.

Cependant, selon le directeur de politique internationale du CEPR (Centre for Economic Policy Research), Alexander Main, les sanctions «augmentent» les souffrances du peuple vénézuélien (Nacla, 17-V-18). Ces sanctions rendent plus coûteuses et plus difficiles les importations de denrées alimentaires et de matières premières. Elles empêchent les entreprises publiques ou privées de générer des devises étrangères pour acheter des médicaments et de la nourriture.

Selon des recherches très larges et approfondies menées en 2017 par Dylan O’Driscoll, alors chercheur à l’Université de Manchester, les sanctions, dans la plupart des cas, n’atteignent pas le résultat escompté, mais combinées aux souffrances humaines qu’elles causent, elles peuvent souvent être comparables à des interventions armées, sans avoir pour autant le même «taux de réussite» au niveau du changement de régime. Dans une autre étude, publiée en 2015 dans l’European Journal of Political Economy par Matthias Neuenkirch et Florian Neumeier, il a été constaté que dans 67 pays sous sanctions entre 1976 et 2012, les sanctions ont eu un impact très sévère sur la croissance économique. L’impact observé est, en moyenne, une baisse de 2% du PIB par habitant en glissement annuel.

Les sanctions sont-elles déterminantes pour un changement politique?

Comme l’explique Manuel Oechslin, professeur d’économie internationale à l’Université de Lucerne, dans son étude Targeting autocrats: Economic sanctions and regime change, qui examine les pays sanctionnés entre 1914 et 2000, seulement dans 21% des cas les sanctions ont contribué à provoquer une transition gouvernementale. Dans 65% des cas, les sanctions ont été abandonnées sans atteindre leurs objectifs et même 14% de ces pays avaient encore des sanctions sur le dos en 2000, sans produire pour autant de changement politique.

Les sanctions sont idéologiquement très utiles aux gouvernements qui les subissent. Etant, en effet, des mesures qui cherchent à détruire l’économie du pays, à l’étouffer économiquement, elles deviennent l’excuse idéale pour accuser «l’ennemi extérieur» de leurs propres erreurs. Cela permet de souder une base sociale et de faire du gouvernement local une victime, et commence ainsi une propagande contre les sanctions qui exige énormément de ressources.

De plus, en augmentant considérablement les restrictions à l’importation et à l’obtention de nourriture, les sanctions améliorent souvent l’efficacité morale et matérielle des programmes clientélistes d’aide sociale du gouvernement sanctionné. Dans des situations de misère comme celle d’aujourd’hui, le panier de nourriture distribué par le gouvernement vénézuélien à travers les comités chavistes d’approvisionnement (Comités Locaux d’Approvisionnement et de Production, CLAP), distribué pour la plupart selon des critères politiques, est devenu beaucoup plus important que le salaire, en atteignant jusqu’à huit fois le montant de celui-ci. Les sanctions renforcent ainsi l’efficacité d’un don qui, dans la situation actuelle d’extrême pauvreté, est pratiquement le seul moyen de subsistance pour une grande partie de la population. (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha, le 13 septembre 2019; traduction par Ruben Navarro pour A l’Encontre)

Manuel Sutherland est économiste et directeur du Centro de Investigación y Formación Obrera du Venezuela (Cifo).

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[1] J’ai effectué un travail plus approfondi sur ce sujet dans «Impacto y naturaleza real de las sanciones económicas impuestas a Venezuela», Provea, 2019. https://www.civilisac.org/informes/investigacion-especial-provea-impacto-y-naturaleza-real-de-las-sanciones-economicas-impuestas-a-venezuela

[2] Entreprise d’Etat vénézuélienne (raffinerie et commercialisation des dérivés du pétrole) dont le siège est aux Etats-Unis.