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"Le développement personnel est un nouvel asservissement"

Lien publiée le 25 septembre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.marianne.net/debattons/entretiens/le-developpement-personnel-ou-la-litterature-soumise-l-air-du-temps

Julia de Funès

Docteure en philosophie, elle est l'auteure de plusieurs essais dont La Comédie (in)humaine(L'Observatoire), avec Nicolas Bouzou, et Développement (im)personnel (L'Observatoire).

Dans "Développement (im)personnel", la philosophe Julia de Funès analyse le succès de ce qu'elle estime être "une imposture" : le développement personnel.

Le développement personnel est-il le nouvel "opium du peuple" ? C'est ce qu'estime Julia de Funès dans Développement (im)personnel : le succès d'une imposture(L'Observatoire). Dans cet essai, elle analyse le succès en librairie de cet ensemble de pratiques, lié à la montée de l'individualisme et du narcissisme apparus depuis les années 1960-1970. Pour elle, derrière l'adhésion au développement personnel se cache une nouvelle "servitude volontaire". 

Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire


Marianne : En quoi la montée de l’individualisme a-t-elle permis selon vous celle du développement personnel ?

Julia de Funès : Je relie ce désir de développement personnel (DP) à la montée de l’individualisme car le lien est en effet très clair. J’en fais toute la généalogie dans la première partie du livre. Le culte du "moi" est une conséquence de la chute des grandes autorités. Les normes extérieures qui s’imposaient aux hommes depuis l’Antiquité se sont vues progressivement remplacées par l’expression, le développement et l’épanouissement de la personnalité de l’individu. La psychologie a pris le pas sur les grandes orientations "traditionnelles". On n’attend plus du "cosmos" notre place dans l’univers, on n’attend plus des religions qu’elles guident nos existences, et on n’attend plus de la politique un statut meilleur, on attend moins des milieux sociaux qu’ils conditionnent nos trajectoires. Chacun se retrouve seul face à lui-même. Si l’individu devient l’unique responsable de sa vie, on comprend alors l’anxiété probable qu'il peut ressentir, seul face au vertige du "sois toi-même et réussis ta vie". Il est alors aisé de comprendre le besoin si actuel de soutien personnel et d’aides au bien-être.

"Ce n’est pas parce que le coach nivelle l’autorité en se disant l’égal du client, qu’il n’a pas d’ascendant sur ce dernier et qu’une mainmise demeure exclue"

Vous expliquez, à la suite d’Alain Ehrenberg, que la dépression est "la pathologie majeure du dernier tiers du XXe siècle, correspondant au nouveau type d’individu-souverain que nous sommes devenus". Comment expliquer que le public se tourne vers les "coachs" plutôt que vers les "psy" ?

La démarche est moins lourde et moins compliquée psychologiquement. Aller voir un psychiatre, c’est aller voir un médecin. Pour se rendre chez un médecin, il faut déjà se considérer comme « malade », sinon souffrant. Ce qui n’est pas toujours évident dans le cas des souffrances psychiques. C’est très difficile de s’avouer en souffrance, en désespoir, dans une société qui valorise le bien-être et déconsidère le mal-être en l’assimilant à une faiblesse. Ensuite, le médecin à une autorité de savoir par rapport au patient qui ignore ce qu’il a. On est patient mais aussi passif devant l’autorité médicale décisionnaire.

Le coach, quant à lui, ne se positionne pas (et c’est très malin de sa part) comme un sujet sachant ou comme ayant une quelconque autorité. Il se dit "compagnon de route" de la personne en difficulté. Il tutoie son client et installe une connivence amicale, sinon affective. On a l’impression d’être d’emblée aimé, apprécié, considéré, sinon compris par le coach. Le coach est un réconfort immédiat, là où le médecin peut être une source d’intimidation et donc d’angoisse supplémentaire. En outre, le "coach" (pas tous évidemment !) sait jouer sur les attentes les plus communes à l’humanité que je développe dans le livre (désir de possession, de réparation, de séduction…). On a envie d’entendre ce qu’il va nous dire. Mais ce n’est pas parce que le coach nivelle l’autorité en se disant l’égal du client, qu’il n’a pas d’ascendant sur ce dernier, et qu’une mainmise demeure exclue. C’est un miel qui peut cacher l’absinthe.

Pourquoi vous attaquez-vous au développement personnel ? Finalement où est le mal, si les gens se sentent mieux grâce aux coachs ?

Le DP n’est pas la même chose que le coaching mais dans les deux cas, ça peut en effet "faire du bien" ! Sauf que l’argument "ça fait du bien" n’en est pas un. Un fumeur de shit peut vous dire "ça me fait du bien" et le shit n’est pour autant pas une bonne chose ! L’alcoolique peut vous dire "l’alcool ça me fait du bien", quand bien même l’alcool à haute dose n’est pas bon ! Il y a beaucoup de choses qui font du bien et qui ne sont pas bonnes. C’est Spinoza qui disait que ce n’est pas parce qu’un chose est bonne qu’on la désire mais parce qu’on la désire qu’elle est considérée comme bonne. Le DP, c’est exactement la même chose. L’accomplissement personnel fait l’objet d’une véritable demande. Il y a une tendance historique psychologique et sociale d’épanouissement (je le développe dans le livre), sur laquelle vont venir surfer tous les ouvrages de développement personnel.

"Être vrai tout en étant codifié, voilà en quoi consiste cette nouvelle forme d’asservissement"

C’est une "littérature" de soumission à l’air du temps, d’allégeance aux besoins psychologiques du moment. Une littérature à la "mode", répondant parfaitement aux attentes "types" du profil sociologique, psychologique, de l’individu moderne. Cette adéquation parfaite explique son succès. Rien de plus envoûtant que de lire ce que l’on a besoin d’entendre. "Ça fait du bien !". Au mieux, ça fait du bien, ça réconforte et c’est très bien, mais ça peut également illusionner, décevoir, culpabiliser sinon détruire. J’en ai vu trop d’exemples pour ne pas alerter sur ce sujet. Loin de libérer l’individu, le développement peut s’avérer une nouvelle forme d’asservissement fonctionnant sur une logique de culpabilisation. Être authentique et libre, c’est suivre son propre chemin or comment l’être si l’on nous dit quel chemin prendre ? Cela revient à dire : faites ce que je vous dis et vous serez enfin vous-mêmes. Tenter de devenir soi en suivant une méthode revient à adopter un code, suivre des règles, jouer un jeu, tout en pensant se rapprocher de sa propre vérité. Être vrai tout en étant codifié, voilà en quoi consiste cette nouvelle forme d’asservissement.

Quant à la culpabilisation, elle se comprend aisément : puisque tous les outils sont soi-disant là, à notre disposition, notre réussite, notre alignement, notre bien-être ne devraient plus être des problèmes insolubles. J’ai tout pour être heureux, coachs, ouvrages, aides en tout genre, alors pourquoi ne le suis-je pas ?! Quand on promet le bonheur, l’amour, l’authenticité ou la confiance en soi en quelques jours, la désillusion ne peut être qu’immense. Le DP traite de problèmes existentiels d’une complexité sans bornes et d'une durée d’une vie. Quant aux personnes qui se retrouvent chez le psychiatre ou le psychanalyste après avoir vécu l’emprise d’un "aidant", il y en a malheureusement encore beaucoup... Je pense qu’il y a de bien meilleurs remèdes à l’errance psychologique. Le sport, une activité manuelle, intellectuelle, artistique, peu importe, mais un moyen d’agir sur le monde, d’être en présence au monde, au réel, par la qualité d’une émotion ou d’une connaissance.

Depuis quelques années, nous voyons prospérer la critique des "bullshit jobs". La perte de sens au travail renforce-t-elle le besoin de développement personnel ?

"Bullshit jobs" est une expression de Graeber mais que je nuancerais. Le bullshit job se définit à mon sens non pas comme une fonction inutile, au sens de Graeber, mais comme une fonction définalisée. Je rencontre en entreprise des personnes ayant le sentiment que leur métier est utile mais totalement dénué de sens. L’utilité n’est pas le sens. On peut savoir son métier nécessaire dans l’organisation de l’entreprise sans pour autant voir la finalité concrète de ce que l’on fait. C’est ce qui explique un phénomène, qui n’est pas un épiphénomène, où des personnes très diplômées, ayant de belles fonctions, quittent leur poste pour un métier manuel ou relationnel, dans lequel ils vont avoir le sentiment d’agir, d’avoir un impact sur le monde extérieur.

Le sens se définit comme une extériorité. Il est toujours extatique. Travailler pour travailler n’a aucun sens. Vivre pour vivre n’a aucun sens. Si mon travail a du sens, c’est que quelque chose d’autre (d’extérieur) que l’activité, le justifie (exemple : un salaire, des collègues sympas, contribuer à un projet qui m’intéresse etc.) L’absence de sens, c’est l’impossibilité de trouver une justification extérieure à son travail. S’il n’y a plus de projection, de finalité, d’ailleurs, l’individu se retourne, se concentre sur son "moi" qui devient une perspective, une entreprise à lui tout seul. Et le DP en devient un des fournisseurs officiels. Si mon travail ne justifie pas mes journées, je vais tenter de chercher en "moi" ou dans les autres (d’où l’essor des projets d’entreprise associatifs) une raison d’être.

"Le triomphe de l’individualisation est structurel sans se réduire au consumériste ni au capitalisme"

Derrière le développement personnel, ne se cache-t-il pas une individualisation des problèmes, alors que certains d’entre eux sont systémiques et dus au néolibéralisme ?

L’un des paradoxes du DP, c’est que les ouvrages de DP jouent sur leur démarcation néolibérale. Il faut aller copiner avec le dalaï-lama, méditer, se ressourcer, faire du yoga, bien manger, bien respirer, bien loin des préoccupations consuméristes. Mais quand on sait à quel point le DP est un marché (53 millions d’euros de chiffre d'affaires pour les librairies françaises), ça fait sourire…

Néanmoins, le triomphe de l’individualisation (qui explique l’essor du DP) est en effet structurel sans se réduire au consumériste ni au capitalisme (sous-entendus dans le terme néolibéral). C’est une donnée plus globale, à la fois historique, sociale et psychologique. L’explication peut être structurelle sans être réductible au capitalisme. Il serait facile de faire de ce dernier un bouc-émissaire expliquant la globalité du réel. Mais si l’argent était la valeur suprême, l’individu serait encore relié à une forme de transcendance : l’argent. Or ce dernier reste excessivement tabou en France, les ouvrages n’ont pas pour titre : comment gagner plus ? Comment devenir riche ? Mais bien comment être heureux, épanouis, apaisés, authentiques etc. Ce qui semble compter pour l’individu, c’est l’unique souci de "soi". En retraçant la généalogie de l’individuation progressive, on se rend compte que l’épanouissement personnel ne se réduit pas à une simple caractéristique consumériste.