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    Classes populaires et migrants, fausse opposition et débat vicié

    immigration

    Lien publiée le 27 septembre 2019

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://www.liberation.fr/debats/2019/09/24/classes-populaires-et-migrants-fausse-opposition-et-debat-vicie_1753319

    Avec le Président, encore une fois, l’immigration pose «problème». Les difficultés, dans les quartiers populaires, ce ne sont pas les populations venues d’ailleurs, ce sont les conditions de vie et le sentiment de relégation permanent que subissent leurs habitants. Il serait temps de passer aux choses sérieuses et de se donner les moyens de bien les accueillir.

    Tribune. Le 16 septembre, s’invitant au pot de rentrée des parlementaires de son camp, Emmanuel Macron a prévenu ses troupes qu’il comptait désormais «regarder en face» le sujet de l’immigration (débattu le 30 septembre à l’Assemblée nationale, le 2 octobre au Sénat). Puis il a ajouté en substance ceci : «Les bourgeois n’ont pas de problèmes avec [elle] : ils ne la croisent pas. Ce sont les classes populaires qui vivent avec.» Textuellement, vivre avec l’immigration, avec des immigrés, serait donc un problème. Les commentaires ont, dans les jours qui ont suivi, souvent fait le lien avec les propos décomplexés de Nicolas Sarkozy. En réalité, ces deux présidents de la République empruntent un sillon largement creusé depuis quarante ans et les premières poussées du Front national aux européennes de 1984. Bien avant eux, Jacques Chirac parlait en juin 1991 du bruit et de l’odeur des immigrés. Aucun de ces trois-là n’a jamais vécu dans un quartier populaire - et quand bien même d’ailleurs, cela n’autorise personne à parler au nom de l’ensemble d’une «classe populaire» fantasmée.

    Il se trouve que j’ai grandi, passé toute mon enfance dans des quartiers très populaires, des cités de la banlieue parisienne que l’on qualifiait alors de «cités-dortoirs» ou de «clapiers». Parmi nos voisins, ceux qui étaient français depuis plus de deux générations - comme ma famille, d’origine italienne mais au-delà de mon grand-père - étaient très largement minoritaires. La plupart des habitants des tours et des barres venaient d’Algérie et du Mali. Est-ce que nous vivions cela comme «un problème» ? A vrai dire, je ne m’étais jamais posé la question avant d’entendre des élus en parler. J’étais heureux, nous étions heureux, je crois, de vivre là. Mes parents étaient entrés un peu racistes dans leur première cité HLM, ils ne l’étaient plus en repartant. Ce qui posait «problème», c’étaient les conditions de logement, la mauvaise insonorisation, les volets qui tombaient en panne et que l’office HLM public ne voulait jamais réparer ; c’étaient les conditions de transport qui nous maintenaient loin de la ville et nos parents du travail. Mes copains étaient très logiquement d’origine algérienne, malienne, française. Nous ne nous en rendions pas réellement compte, ou alors au moment des vacances - je les enviais un peu lorsqu’ils partaient au bled, le soir tombé, dans des voitures aux toits chargés. Vivre «avec l’immigration» n’était pas un problème.

    Oui mais c’était un autre temps, celui du plein-emploi, des Trente Glorieuses, immigrés et cités n’étaient pas encore un problème. Plus précisément, je pense qu’ils n’étaient pas encore perçus par une partie de la classe politique, et du pays, comme tel. A dire vrai, ils étaient invisibles. Tant qu’ils n’inquiètent pas les centres-villes, les quartiers populaires n’intéressent jamais personne - ce qui parfois rend l’émeute inéluctable, lorsqu’il faut secouer, faire peur, pour être pris en compte.

    Plus tard, au milieu des années 90, alors que le chômage de masse était tombé sur ces quartiers, que des émeutes secouaient très régulièrement les cités, je suis retourné vivre dans l’une d’elles parce que j’étais déjà père de famille et encore étudiant, puis jeune journaliste. Le préfet de l’Essonne, département où je commençais à travailler pour Libération,s’est d’ailleurs étonné un jour qu’un journaliste habite dans ce qu’il pensait être l’un des pires quartiers de son département. J’y ai passé, nous y avons passé des années heureuses. J’ai retrouvé avec plaisir la vie particulière, les liens sociaux plus intenses, les solidarités de la cité. Les enfants ont regretté notre départ, comme j’avais regretté quinze ans plus tôt de quitter ma cité.

    Tout n’était pas rose pour autant. Pour tout dire, il est souvent plus fatigant de vivre dans une cité qu’à la campagne ou dans un quartier calme de centre-ville. Mais ce ne sont pas les étrangers, les immigrés, l’autre, qui fatiguent. Du moins pas en tant qu’immigrés. Pas plus qu’un jeune Français ne m’a jamais fatigué en tant que jeune Français. Ce qui fatigue dans les cités, c’est le bruit des scooters le soir, lorsqu’ils tournent en boucle, dans des quartiers où tout résonne et où la police entre rarement. Ce qui fatigue, c’est le contrôle social imposé par les réseaux de vente de drogue, ou par tous ceux, virils, qui tiennent le pavé ou les murs. Ce qui fatigue, ce sont les ruptures de charge dans les transports, le manque d’emploi, l’ennui, la malnutrition, le sentiment de relégation. On se trompe toujours de frontière. Ce qui doit faire distinction, c’est la loi. De quel côté se trouve le citoyen, français ou étranger ? Dans la légalité ou dans l’illégalité, qu’il soit natif d’ici ou immigré. Ce n’est pas qu’une question morale de rétablir ainsi ce qui nous distingue les uns des autres, dans les quartiers populaires comme ailleurs. C’est une question très pragmatique aussi. A se tromper de frontière constamment, à confondre, consciemment ou non, immigration et délinquance (ou plus largement tout ce qui pose «problème»), on se prive d’alliés précieux. Ceux qui vivent dans les quartiers populaires sont très majoritairement ceux qui n’ont pas les moyens de vivre ailleurs. Les loyers modérés des cités enclavées, ainsi que les politiques implicites de logement, font que les quartiers les plus populaires sont généralement peuplés d’immigrés - qui majoritairement fatiguent, eux aussi, du bruit, du contrôle social hors-la-loi et de tous les problèmes que l’on voudrait leur faire porter. Continuer d’opposer immigrés et français, au lieu d’opposer hors-la-loi et dans la loi, c’est se priver d’entraîner l’ensemble des citoyens de ce pays, y compris ceux issus de l’immigration, dans la mobilisation nécessaire contre tout ce qui nuit aux conditions d’existence, de vivre ensemble, dans les cités comme ailleurs.

    Emmanuel Macron se trompe, comme Jacques Chirac ou Nicolas Sarkozy avant lui, de frontière (je me demande d’ailleurs souvent par quels biais, quels filtres on leur rapporte ce que les habitants des quartiers populaires sont censés penser). Quelles traces leurs propos réitérés laissent-ils dans ces cités, au bout de trente ans ? Comment s’étonner de l’attitude parfois «sécessionniste», selon les mots de Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur reparti tenter de conserver sa ville après avoir laissé une loi qui résume assez bien toute son action locale et nationale vis-à-vis des étrangers : leur mener la vie dure, les écœurer pour les dissuader de venir ou de rester. Lorsque je travaillais sur les mécanismes d’émeutes urbaines pour Libération, j’avais souvent le sentiment que le rejet des centres-villes, de ce pays, était une forme d’orgueil du rejeté, cachant parfois un désir profond d’intégration.

    Depuis quarante ans (mais cela s’était déjà produit dans le passé, avec d’autres vagues d’immigration, italiennes, polonaises), on monte les citoyens français et immigrés les uns contre les autres. Pratique ancienne qui permet au passage de masquer les abandons des pouvoirs et des services publics, sur ces territoires, dans ces cités. Une démocratie adulte, lucide, soucieuse de continuer de vivre ensemble, sans sécession, sans relégation ni stigmatisations (les unes entretenant soigneusement les autres) devrait enfin passer aux choses sérieuses. Faciliter, travailler sur l’intégration si l’on doit accueillir plus. Se donner les moyens pour cela, et donner des clés à ceux qui arrivent ainsi que l’envie d’appartenir à une communauté, à un destin national éventuellement. En s’y sentant pleinement partie et responsable, et non régulièrement stigmatisé.

    Olivier Bertrand journaliste et auteur des «Imprudents» (le Seuil)