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Qui sont les livreurs à vélo ?

Lien publiée le 30 septembre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Depuis quelques mois, la compétition féroce que se livrent les plateformes de livraison (Deliveroo, Uber Eats, Glovo) a profondément modifié la sociologie des livreurs à vélo. De plus en plus dur et de moins en moins bien payé, le métier de coursier « indépendant » a attiré une population jeune et très précaire, parfois mineure et étrangère, qui ne reste généralement pas longtemps sur l'application.

Cet article a été initialement publié dans le numéro 33 de Socialter "Sevrons l'agriculture!", disponible en kiosque ou sur notre boutique en ligne

C’est un véritable bal qui se tient ce soir sur la place de la République. Il est 21 heures, quelques jours avant Noël. Ils sont en vélo, en Vélib’, en scooter. Ils sont couverts de la tête aux pieds ou en jogging-sweat, tenue bien légère pour le climat hivernal. Ils attendent leur prochaine course postés près d’un banc, ils font le tour de la place pour éviter le froid, ils filent en deux-roues sans s’arrêter le long des voies de bus. Ce sont des livreurs à vélo. Souvent reconnaissables grâce à leurs vestes fluo marquées d’un logo, ils restent la plupart du temps invisibles ou du moins anonymes. Difficile d’établir un « profil-type » tant ils sont nombreux et différents, tant leurs organisations ne sont pas, pour l’instant, représentatives de leur diversité. Les livreurs à vélo ont souvent des caractéristiques communes et, pour certains, un sentiment d’appartenance à un « collectif », mais le turnover est si élevé – un coursier travaillerait en moyenne six mois sur une plateforme avant de s’en aller – qu’à peine pense-t-on les avoir identifiés, ils ont déjà changé.

La « lune de miel » des férus de vélo

Pour comprendre la sociologie des livreurs à vélo aujourd’hui, il faut donc remonter à la sociologie des débuts, lors de l’arrivée des plateformes. À l’époque, Tok Tok Tok est la première venue, en avril 2014, suivie par Take Eat Easy à l’été 2015. Jérôme Pimot, qui se définit aujourd’hui comme le « porte-parole des livreurs en lutte », a commencé à ce moment-là. « J’ai sans doute été l’un des premiers livreurs à vélo de France, confie-t-il avec un sourire. Le profil des livreurs n’était pas du tout le même. C’étaient des sportifs, un peu écolo, férus de vélo. » Une population plutôt blanche, de classe moyenne et urbaine, comme le confirme Arthur Hay, arrivé à Bordeaux à la fin d’un master en gestion de projets humanitaires et qui s’est lancé avec Deliveroo en janvier 2016 : « Au début, il n’y avait pas de jeunes de banlieue. C’étaient des jeunes du centre-ville, des étudiants, des intermittents, des gens en transition d’un job vers un autre. » Les premiers temps de la relation entre les livreurs et les plateformes ont des allures de lune de miel. Une période de séduction que les plus anciens qualifient de « belle époque » car les plateformes avaient besoin de se faire connaître et pratiquaient des tarifs préférentiels. « Au début, on était tous surqualifiés pour ce genre de boulot, raconte Amélie A., livreuse lyonnaise depuis 2016. Mais on était vraiment bien payés. Au début, tu étais presque fière de travailler pour une boîte comme Foodora. Tu étais payée à l’heure, tu avais des bonus… Mais quand le filon s’est tari, les gens sont partis. » 

Du tarif horaire au tarif à la course

Le tarissement suit la chute de Take Eat Easy, en juillet 2016. La plupart des livreurs à vélo se retrouvent sur le carreau et vont trouver une place chez Deliveroo, arrivé fin 2015, ou Uber Eats, lancé en France en mars 2016, qui recrutent massivement. Ce « mercato » des livreurs va créer un sureffectif de coursiers sur les dernières plateformes arrivées et celles-ci vont rapidement en faire une stratégie de management. Une deuxième période s’ouvre alors où l’objectif, pour Uber Eats et Deliveroo – rapidement majoritaires sur le marché de la livraison –, est d’avoir le plus de coursiers disponibles tout en diminuant les coûts. Contrairement aux débuts, il y a tellement de livreurs que chacun d’eux devient remplaçable. L’évolution se concrétise progressivement à travers la modification des conditions de travail. Deliveroo réagit en premier. La plateforme britannique modifie sa rémunération et passe de 7,50 euros de l’heure (+ 2 à 4 euros la course en fonction de l’ancienneté) à une rémunération à la course (5,75 euros la course à Paris, 5 euros dans les autres villes). Cette baisse se répercute d’abord sur les nouveaux arrivants (septembre 2016) puis sur tous les livreurs de l’enseigne (septembre 2017), entraînant pour ces derniers une diminution considérable de leur chiffre d’affaires. En juin 2018, c’est un changement plus radical encore : la rémunération à la course laisse sa place à une rémunération… au kilomètre, avec une course payée au minimum 4,80 euros à Paris (4,20 euros dans les villes de province). Uber Eats suit le mouvement. « La tarification à la course a entraîné de profonds changements dans la sociologie des coursiers », explique Jean-Daniel Zamor, coursier depuis janvier 2017 et président du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP). « De nombreux livreurs sont partis car cela devenait impossible de dégager un chiffre d’affaires intéressant. Ils ont été remplacés par une population plus précaire, souvent originaire de banlieue, pour qui c’était un métier à plein temps. » Arthur Hay, à Bordeaux, confirme : « À chaque réduction tarifaire, la sociologie change. Soit les gens s’en vont, soit ils se font virer parce qu’ils gueulent. De nouveaux coursiers arrivent, même si quelques irréductibles continuent. Quelques mois plus tard, les nouveaux réalisent que leurs conditions de travail sont déplorables. Et ça recommence… »

Trois sociologies, deux moyens de locomotion, une seule génération

Cette transformation dans les profils des livreurs à vélo est parallèle aux nouvelles techniques de recrutement des plateformes. Uber Eats, par exemple, a repris le modèle de la maison mère Uber, en allant recruter dans des villes de banlieue les « petits frères » des conducteurs de VTC. La précarisation des conditions de travail et le nouveau profil des recrutés, qui considèrent la livraison comme un job à plein temps, va entraîner un changement à la fois logique et curieux de moyen de locomotion : le scooter supplante peu à peu le vélo. « Début 2017, les scooters sont arrivés, raconte Jérôme Pimot. C’est le moment où les livreurs se sont rendu compte que pour gagner de l’argent, il fallait travailler plus vite et plus longtemps. » Très encadrés par la loi française, les scooters s’inscrivent pourtant dans le paysage, car les plateformes sont peu regardantes (1). Leur arrivée est à lire au prisme de la « professionnalisation » du métier de livreur, trop éprouvant physiquement pour pédaler 60 ou 70 heures par semaine. Une tendance qui, en dehors de la capitale, se remarque également dans d’autres métropoles européennes – comme Londres où le droit encadrant le transport motorisé est moins restrictif qu’en France –, mais qui prend plus de temps à s’installer dans des villes plus petites. Sophie est livreuse à Bordeaux. Ancienne apprentie prof, elle s’est tournée vers la livraison en septembre 2018. « Franchement, il y a tellement de turnover que c’est dur de savoir qui sont les coursiers. Disons qu’il y a le coursier étudiant, pour qui ce n’est pas un vrai métier mais une activité parmi d’autres ; et il y a le livreur, souvent plus précaire, qui n’a pas trouvé de travail dans sa branche », explique-t-elle. C’est ce dernier qui, le plus souvent, utilise un scooter. Ce qui rassemble ces deux types de livreurs ? Le genre, déjà : les femmes sont sous-représentées parmi les livreurs. L’âge, ensuite : avoir moins de 30 ans est la norme.

Sur la place de la République, mineurs et étudiants étrangers

« La beauté de l’ubérisation, c’est qu’il y aura toujours des gens qui vont avoir 18 ans et besoin d’argent, ironise Jean-Daniel Zamor. De nouvelles générations vont arriver et les plateformes vont en profiter. Des personnes plus vulnérables mais qui ne peuvent pas revendiquer. C’est la nouvelle base de l’économie ubérisée : des gens qui n’ont légalement pas le droit de travailler ! » Des mineurs et des étudiants étrangers, essentiellement. Sur la place de la République, ce soir de décembre, Diji* attend sa prochaine livraison. Le jeune lycéen a 17 ans et travaille pour Glovo depuis dix mois. « On est plusieurs dans mon lycée à faire de la livraison, ce sont nos grands frères qui créent les comptes. Ça permet de faire entrer un peu d’argent », raconte-t-il. Le business de la location de comptes n’est pas nouveau, mais il semble s’être institutionnalisé, ce qui rend d’autant plus difficile la définition d’une sociologie de livreurs. Et s’il était largement utilisé dans les quartiers populaires, permettant à des adolescents de travailler, il semble que ce soit désormais davantage les sans-papiers qui en « bénéficient ». Croisés quelques minutes après Diji, Adamo* et Abasse* ont respectivement 27 et 28 ans, et sont arrivés de Côte d’Ivoire il y a deux mois. « On ne trouve pas de travail ailleurs, donc on fait ça pour ne pas mendier », avouent-ils. Hakim, 26 ans, est lui algérien. Étudiant à Lille et arrivé en France il y a sept mois, il jouit pour l’instant de la tolérance relative des plateformes vis-à-vis des étudiants étrangers. « 90 % des coursiers que je connais sont originaires d’Afrique. Ils ont essayé de travailler ailleurs, mais il y a trop de sélection. Il y a aussi quelques Français, des amateurs de vélo qui s’habillent comme au Tour de France », remarque-t-il en souriant.

Un turnover massif qui empêche toute sortie de piste

La précarisation du métier a des chances de se prolonger puisque Uber Eats et Deliveroo ne sont toujours pas rentables. Toutes deux sont ainsi engagées dans une compétition de réduction des coûts. La stratégie des plateformes est donc de créer du sureffectif afin de répondre aux aléas du marché, mais aussi de se ménager une marge de manœuvre sur les coursiers. Celle-ci s’exprime alors à travers un turnover important, qui leur permet de garder le contrôle. « La volonté de Deliveroo et d’Uber, c’est de rationaliser le coût de la main-d’œuvre. Si tu es livreur et que tu ne réponds pas aux normes, tu dégages », explique Barbara Gomes, docteure en droit du travail et collaboratrice parlementaire PCF. « En théorie, dans une entreprise, toute personne peut négocier son contrat de travail. Ce n’est pas le cas ici, car les livreurs ont automatiquement le même. Juridiquement, c’est une masse indistincte de gens qui n’a aucune possibilité de négociation. » Homogène par le droit mais hétérogène socialement, le métier de livreur à vélo est finalement devenu un modèle où l’insécurité et la mise en concurrence jouent à plein, et où les sorties de piste sont prohibées pour les livreurs les plus en difficulté. Toutefois, il reste pour certains un job (étudiant) idéal, et c’est pourquoi certains collectifs tentent de construire une alternative aux plateformes en proposant des modèles plus éthiques pour les livreurs. C’est le cas de Traboulotte, à Lyon, des Coursiers Bordelais, à Bordeaux, ou d’Olvo, à Paris, qui utilisent depuis peu le logiciel mutualisé CoopCycle pour tenter de concurrencer Deliveroo ou Uber Eats sur les livraisons. Car si le métier reste apprécié, l’objectif pour les anciens comme les nouveaux coursiers reste de trouver des solutions concrètes contre la précarité.

* Les prénoms suivis d’un astérisque ont été modifiés.

(1) Selon la loi française, il faut en effet être détenteur d'une attestation de capacité de transport, qui nécessite de suivre une formation (entre 900 et 2 500 euros). Une fois cette formation validée par un examen, on doit être inscrit au registre des transporteurs. La plupart des livreurs en scooter sont donc loin de respecter la loi !