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"Coordonner la gauche qui lutte" : front unique, pièges et enjeux
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://npa2009.org/idees/strategie/coordonner-la-gauche-qui-lutte-front-unique-pieges-et-enjeux
Après les élections européennes, nous avons mené une campagne politique résumée autour de la formule d’une « coordination de la gauche qui lutte ». Il s’agissait, après les défaites de la gauche aux élections et une année marquée par des mobilisations qui ont donné une expérience de lutte à de milliers de personnes mais qui ont subi une répression et n’ont pas réussi à mettre un coup d’arrêt à la politique du gouvernement, de tenter de débloquer la situation par une interpellation visant à mettre en mouvement le prolétariat et ses organisations.
Revenons d’abord sur les termes de la formule. Le terme de « gauche » porte en lui, « une ambiguïté historique fondamentale », pour reprendre l’article de F. Sabado, publié dans Critique Communiste, à avoir en tête en permanence quand discute de celle-ci : « Dans le combat [pour le suffrage universel au début du mouvement ouvrier] les libertés démocratiques ou la démocratie ont été identifiées ou amalgamées avec la défense de l’État et de institutions de la bourgeoisie, ce tour de passe-passe se faisant par l’apologie de la Nation ou de la République… C’est aussi sur cette base qu’émergea « la gauche » comme camp du progrès, mais aussi bloc entre les socialistes et la bourgeoisie républicaine. »Et plus loin : « la notion de « gauche ou d’union de la gauche », sous diverses formules, loin de préserver cette indépendance du monde du travail [voulue par la dimension stratégique du front unique], l’a subordonnée au respect des institutions des classes dominantes et de la propriété privée. La référence à « la gauche » ou à l’union de la gauche masque précisément cette différence fondamentale entre partisans de l’alliance avec la bourgeoisie et opposants farouches à cette alliance ».
Mais les formules sont aussi une affaire de contexte. Trotsky martelait ainsi son opposition farouche à l’utilisation du terme « soviet » pour promouvoir l’auto-organisation dans la révolution espagnole, le mot étant lui-même un obstacle à la construction de l’outil souhaité1. Pour nous, l’enjeu est d’adresser une proposition de front unique à une échelle large. On devrait parler d’« unité du prolétariat et de ses organisations », mais qui nous écouterait si on utilisait cette terminologie ?
Le visage de la « gauche qui lutte », au contraire de celle qui s’enlise dans les méandres institutionnels ou les combinaisons électorales, notamment pour les prochaines élections municipales ou rêve de reconstituer l’union de la gauche, a été aperçu à la manifestation contre les licenciements à Belfort, au côté des postiers en grève et en réunion unitaire contre la privatisation d’ADP.
On pourrait peut-être trouver de meilleures formules, qui évoqueraient elles-aussi les luttes par en bas, l’auto-organisation et l’unité des organisations, mais l’essentiel reste de préciser le contenu de la politique de front unique que nous voulons, puisqu’une orientation ne se limite pas à des formules, elle est tout autant une politique qui s’incarne par une activité concrète à la base que par des phrases à la télévision ou dans les meetings.
Faire des bilans honnêtes des échecs pour avancer
L’année que nous venons de vivre offre des bilans variés dont nous devons tirer les leçons. Toutes les tactiques ont été essayées, mais toutes les grandes mobilisations se sont soldées par des échecs sur leurs objectifs principaux, même si elles arrivent parfois à limiter la casse.
Les journées de grève syndicales ont de nouveau montré qu’elles ne suffisaient pas à gagner. La grève 2 jours sur 5 à la SNCF non plus. Les manifestations du samedi, que ce soit dans l’Éducation nationale ou par les Gilets jaunes n’ont, elles non plus, pas réussi à imposer une victoire. La stratégie des autonomes n’a pas porté ses fruits, les autonomes ont même maintenant pratiquement disparu de la scène ces derniers mois, montrant paradoxalement que leur existence politique se nourrit des mouvements impulsés par les organisations traditionnelles. La longue grève des postiers du 92, si elle a obtenu une victoire morale, n’a pas obtenu gain de cause sur sa revendication principale d’annulation du licenciement de son dirigeant principal et n’ont obtenu que des reports de réorganisations et des négociations. Il est là encore paradoxal que, bien que la lutte ait été portée par des militantEs révolutionnaires, les dernières semaines de mobilisations se soient grosso modo résumées à demander des négociations. C’est le signe de temps où les militantEs se retrouvent acculéEs et contraintEs à demander le minimum démocratique que la bourgeoisie leur refuse.
Dans l’automobile aussi, quelques soient les tactiques, les fermetures d’usines n’ont pas été empêchées, certainEs ont négocié de grosses primes de licenciements, d’autres ont mené la bataille avec toutes sortes d’actions, comme nos camarades à Ford, mais pour l’instant sans plus de succès.
Les mobilisations dans l’éducation, si courageuses qu’elles soient, n’ont pas obtenu de victoire, après la succession de toutes les formes de lutte : journées de grève, manifestation du samedi, blocage du bac, assemblées générales, rassemblements devant les mairies.
Seules quelques grèves locales ont obtenu des victoires. Dans la restauration, le nettoyage, dans des cliniques privées, le commerce, ce sont en général des grèves regroupant moins de cinquante salariéEs, qui obtiennent quelques postes ou de petites augmentations de salaires, après une grève ultra majoritaire pendant quelques jours ou quelques semaines.
La première leçon de toute cette séquence est que la solution ne vient pas de la tactique utilisée dans la lutte, de qui l’organise et la dirige. Se plaindre des trahisons des directions syndicales montre ici sa limite : des luttes qui s’exercent en dehors de leur influence n’obtiennent pas plus de succès que celles dirigées par les appareils qui n’ont pas la volonté de construire les luttes jusqu’au bout.
Cela ne signifie pas que tout est à jeter dans les luttes précédentes. Le mouvement des Gilets jaunes a montré une disponibilité à la lutte d’une frange de la population, de la combativité, jusqu’à s’affronter physiquement à la police, des embryons d’auto-organisation. Il y a un constat général d’une capacité à s’affronter avec l’autorité de l’appareil d’État de franges plus significatives que dans la période précédente, même si cela reste très minoritaire, voire une démarche individuelle : ce sont les points communs entre la grève des examens par les enseignants et les confrontations avec la police par différents secteurs.
Un point positif est aussi le fleurissement de réseaux pour des actions plus offensives et indépendantes des appareils syndicaux, qu’on a pu voir autour des postiers du 92, des restes de l’intergare, de sections syndicales combatives, ou autres coordinations et AG diverses. Mais la distance reste immense entre d’un côté les secteurs qui ont abandonné l’idée d’influencer les masses passives ou restées derrière les appareils syndicaux et de l’autre ceux qui leur sont encore subordonnés, qui n’envisagent pas d’avoir une action indépendante de ces appareils.
Sur le front unique, la stratégie et la tactique
Le front unique, dans l’histoire a toujours été une réponse à l’hétérogénéité de la classe laborieuse. La conquête du pouvoir par le prolétariat requiert sa mise en mouvement la plus large pour l’affrontement avec le pouvoir bourgeois, ainsi qu’une capacité à entraîner les classes sociales intermédiaires dans cet affrontement pour le gagner et changer les rapports sociaux. C’est la dimension stratégique du front unique, à ne pas confondre avec sa dimension tactique, cette dernière consistant à convaincre par la pratique d’une orientation particulière. Nous y reviendrons.
À l’Université d’été du NPA, Daniela Cobet, dirigeante du site Révolution permanente-CCR,inversait le propos, en formulant l’idée que la dimension stratégique du front unique serait liée à la stratégie révolutionnaire, donc au fait de se différencier, la plupart du temps, des réformistes et de montrer leurs trahisons, tandis que la dimension tactique serait la possibilité, ponctuellement, de s’allier dans telle ou telle lutte, sur des objectifs limités. Cette façon de prendre le problème fait l’impasse sur deux questions cruciales. Premièrement, La première esquive le besoin réel d’unité du prolétariat pour construire une société communiste. Il n’est pas sérieux de croire qu’on peut affronter le pouvoir bourgeois, sa police, son armée, sans rassembler des millions de personnes. Dans les périodes de grandes confrontations, les masses engagent ce combat sans avoir tranché entre réforme et révolution, pour des revendications concrètes qui prennent une portée révolutionnaire : le pain, la paix, la terre, la lutte contre la pauvreté, la démocratie, etc. Nier cet état de fait, c’est croire que les masses se battraient par idéologie, ou selon un plan stratégique établi. Que ce plan existe dans les organisations, comme « hypothèse stratégique » que l’on est capable de confronter à la réalité et de remettre en cause, bien sûr, mais la question est de savoir si les masses s’en emparent et par quels mécanismes concrets elles se l’approprient. Deuxièmement, construire une société communiste signifie aussi remettre en cause les rapports de propriété, à la base, dans les lieux de travail et de vie. Les expériences des révolutions montrent qu’à quel point l’engagement massif du prolétariat est décisif pour contenir le reflux qui suit les révolutions, lesquels ne se résument pas à l’instant mythique de la prise du pouvoir, de la bascule.
Pour reprendre Les dangers professionnels du pouvoir, de Rakovsky, « Que représente une classe passant à l’offensive ? Un maximum d’unité et de cohésion. L’esprit corporatiste, les particularismes, sans parler de l’intérêt individuel, tout cela passe à l’arrière-plan. L’initiative est totalement entre les mains mêmes de la masse en lutte et de son avant-garde révolutionnaire, liée organiquement à cette masse de la façon la plus intime.
Quand une classe s’est emparée du pouvoir, une certaine partie de cette classe devient l’agent de ce pouvoir. C’est ainsi qu’apparaît la bureaucratie. Dans un État prolétarien, où l’accumulation capitaliste est interdite aux membres du parti dirigeant, cette différenciation commence par être fonctionnelle, par la suite elle devient sociale. »
Il y a donc bien une dimension stratégique au front unique, car elle est liée à la possibilité réelle, matérielle, de la construction du communisme, à ne pas confondre avec le fait que les révolutionnaires veulent convaincre de leur orientation, point très important, mais qui relève de la tactique. En effet, il n’y a pas de garantie absolue au fait que les organisations révolutionnaires que nous construisons soient l’outil dont se doteront les masses pour faire la révolution : peut-être que naîtrons de la lutte d’autres organisations, d’autres dynamiques, sur la base de nouvelles expériences, comme les soviets ont représenté en Russie une nouveauté que le mouvement révolutionnaire a su intégrer à son raisonnement.
La dimension tactique du front unique, qui est donc subordonnée à la stratégie, est la possibilité, dans l’action, de convaincre de nos idées. Ne pas inverser stratégie et tactique est capital, car cela implique que la tactique est au service de la stratégie : nous voulons convaincre de la révolution aussi bien que de l’unité de la classe. Et les moyens que nous utilisons sont liés à notre but. Pour reprendre deux extraits de Leur morale et la nôtre, de Trotsky, dans le chapitre bien nommé « Interdépendance dialectique de la fin et des moyens » :« ne sont admissibles et obligatoires que les moyens qui accroissent la cohésion du prolétariat, lui insufflent dans l’âme une haine inextinguible de l’oppression, lui apprennent à mépriser la morale officielle et ses suiveurs démocrates, le pénètrent de la conscience de sa propre mission historique, augmentent son courage et son abnégation. Il découle de là précisément que tous les moyens ne sont point permis. Quand nous disons que la fin justifie les moyens, il en résulte pour nous que la grande fin révolutionnaire repousse, d’entre ses moyens, les procédés et les méthodes indignes qui dressent une partie de la classe ouvrière contre les autres ; ou qui tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre concours ; ou qui diminuent la confiance des masses en elles-mêmes et leur organisation en y substituant l’adoration des “chefs”. »Plus loin : « L’émancipation des ouvriers ne peut être l’oeuvre que des ouvriers eux-mêmes. Il n’y a donc pas de plus grand crime que de tromper les masses, de faire passer des défaites pour des victoires, des amis pour des ennemis, d’acheter des chefs, de fabriquer des légendes, de monter des procès d’imposture, -- de faire en un mot ce que font les staliniens. »
Inverser, ou confondre stratégie et tactique, est le plus court chemin pour développer un grand sectarisme vis-à-vis des autres courants révolutionnaires ou du mouvement ouvrier, rechercher à découper au lieu d’unir, prendre des objectifs tactiques, concrets et donc discutables pour des objectifs stratégiques vitaux… et réciproquement.
Front unique, hétérogénéité et hégémonie
Il est utile de lire à ce propos l’article de Daniel Bensaïd, Front unique et hégémonie2, de 2007, qui aborde ces questions mais avec un point de départ très différent.
Nous ne revenons pas ici sur la nécessité du parti révolutionnaire, de la séparation organisationnelle vis-à-vis des réformistes, mais aussi de la classe, de ses préjugés et formes d’intégration au capitalisme. La suite s’entend en lien avec ce présupposé.
Avant de formuler des points d’orientation pour la prochaine période, revenons sur les éléments actuels de la dimension stratégique du front unique, qui éclairent les enjeux auxquels nous devons faire face. Unifier la classe pour aller au combat contre la bourgeoisie signifie partir de son hétérogénéité. C’est une des caractéristiques de la période actuelle, que nous ne devons pas comparer avec trop de nostalgie à la période précédente, dans laquelle une certaine homogénéité de la classe avait pour corolaire la domination pratiquement sans partage du stalinisme et des bureaucraties sur le mouvement ouvrier. Aujourd’hui, l’hétérogénéité prend de nombreuses formes.
La première est la séparation entre d’une part celles et ceux qui sont organisés, dans les syndicats, les partis, les associations, ou qui au moins se reconnaissent dans cette forme d’organisation, et d’autres part celles et ceux qui ne les reconnaissent pas, voire qui s’en défient. Le mouvement des Gilets jaunes a montré en quoi cette séparation pouvait être difficile à combler.
La seconde est la distinction entre les éléments les plus radicaux, qui n’ont plus confiance dans le capitalisme, dans le « dialogue social », voire dans les appareils du mouvement ouvrier liés au capitalisme, et toutes celles et ceux qui sont intégrés au système, soit idéologiquement, soit par des mécanismes sociaux puissants (famille, crédits, routine de la vie…).
La troisième est l’atomisation sociale, entre les différents statuts, du privé, du public, l’intérim, les autoentrepreneurs, les différents types de contrats, et l’atomisation géographique, entre les travailleurs/ses des grandes villes, des banlieues, des périphéries urbaines, de la campagne. Là encore, le mouvement des Gilets jaunes a montré les difficultés à la surmonter.
Les différences politiques entre celles et ceux qui se reconnaissent dans tel ou tel courant politique ou syndical, et qui ont accumulé des rancœurs contre les trahisons et désaccords supposés ou réels… sans parler des travailleurs/ses qui se tournent actuellement vers l’extrême droite.
Enfin, les contradictions liées aux oppressions, en particulier racistes et sexistes, que nous abordons régulièrement et qui sont d’une immense importance.
Quelques points d’orientation généraux
La séquence politique et militante que nous venons de vivre doit nous conduire à abandonner l’idée que, pour qu’une lutte gagne, il suffirait que le groupe social en mouvement reproduise telle ou telle tactique. Les enjeux économiques de la période sont trop importants, les marges de manœuvre de la bourgeoisie trop faible, il est donc nécessaire de construire un rapport de force énorme, une menace de mouvement de masse. Il nous faire plutôt réfléchir aux éléments politiques qui doivent être le socle de notre orientation. En effet, défendre une politique de front unique, c’est combiner des éléments d’interpellation des organisations du mouvement ouvrier, s’adresser directement aux travailleurs/ses pour leur proposer d’agir, mais aussi défendre notre propre orientation pour les luttes.
La recherche de l’unité d’action, y compris sur des questions politiques
La défaite de nombreuses luttes sectorielles, mêmes très fortes et l’atonie de certains secteurs est à mettre en regard avec la recrudescence des mobilisations politiques. En France avec les révoltes des banlieues de 2005, les Bonnets rouges puis les Gilets jaunes, en Algérie, en Espagne avec les Indignés, des mobilisations parties sur un point précis ont gagné leurs galons de révoltes politiques globales, et ont été parmi les événements les plus importants, sur le plan politique, de ces dernières décennies.
Dans ces luttes s’est incarnée l’unité de secteurs des classes populaires, sans délimitation de classe nette mais avec une dominante prolétarienne, dans une révolte globale contre le pouvoir. Elles ont mis en difficulté le pouvoir, comme en leur temps les mobilisations larges de la jeunesse et du monde du travail comme 1995, 2003, 2006, 2010.
Nous recherchons donc à renouer le fil avec ce type de grandes luttes de masse, en promouvant l’unité d’action entre tous les secteurs du mouvement ouvrier et de leurs organisations. Rien ne permet de réviser ce qui a été formulé sur le front unique, de la base au sommet, par les bolcheviks puis Trotsky, par rapport aux révolutions russe, allemande et espagnole et la lutte contre le fascisme. Nous nous battons donc pour des accords unitaires pour l’action sur tout ce qui peut mettre en mouvement le prolétariat et l’unifier.
Les évolutions liées à la période sont cependant importantes. Les grandes organisations du mouvement ouvrier sont très affaiblies, mais cela ne nous empêche pas de les considérées comme un levier pour mobiliser la classe. Le levier est moins efficace, les résultats sont plus incertains, mais la nécessité n’est pas moins grande : les organisations sont toujours la réfraction de différents niveaux de conscience, qui se reconnaissent plus ou moins dans leurs directions et leurs orientations. La mobilisation à la RATP est un cas d’école : la participation aux élections a baissé de 20% entre 2014 (65% de participation) et 2018, l’UNSA est sortie première force avec 30% des voix, la CGT seconde, quelques centièmes de points plus loin, il n’y a pas eu de lutte d’ampleur depuis des années… mais l’appel unitaire à la grève sur les retraites a permis d’avoir 100% de grévistes dans le métro et le RER…
Quant à l’argument selon lequel les organisations de gauche seraient beaucoup plus intégrées au capitalisme que pendant l’entre-deux-guerres ou les années cinquante, il est particulièrement inopérant : quoi de plus intégré au capitalisme que la social-démocratie allemande qui a fait tirer sur la révolution, ou que le stalinisme qui a sauvé le capitalisme français et défendu sa politique coloniale après la guerre.
Le dernier argument contre le front unique est l’idée que les réformistes seraient « définitivement disqualifiés ». Cet argument n’est pas sérieux non plus : dans différentes périodes de l’histoire, les mobilisations de masse qui n’ont pas abouti à des révolutions ont remis en selle les organisations réformistes, pour la simple raison que le réformisme est la cristallisation organisationnelle de « la contradiction entre la maturité des conditions objectives de la révolution et la non-maturité du prolétariat et de son avant-garde (désarroi et découragement de la vielle génération, manque d’expérience de la jeune) »3, ce qui permet au réformisme de se régénérer tendanciellement, à partir de l’activité de la classe.
Dans la prochaine période, sur quels thèmes avoir une politique de front unique ? Il y a bien entendu les retraites, qui peuvent conduire à une mobilisation de masse, comme par le passé. Mais, en même temps, puisque nous sommes dans une période particulière, il ne faut pas écarter – et au contraire, nous devons pousser dans ce sens – la possibilité d’une mobilisation large contre Macron.
S’il y a bien deux leçons à tirer du mouvement des Gilets jaunes, c’est qu’il ne faut plus jamais avoir peur de s’investir dans des mobilisations politiques, ni dans des mobilisations dont le caractère de classe n’est pas immédiatement et parfaitement déterminé.
Enfin, avoir une politique de front unique nécessite une constance, du temps pour faire les démonstrations, pour que les expériences pratiques montre les nécessités et éclairent les orientations. C’est idée est importante chez Trotsky : « La politique du front unique, pourtant, ne comprend pas en soi de garanties pour une unité de fait, dans toutes les actions. Au contraire, dans nombre de cas, dans la plupart peut-être, l’accord des différentes organisations ne s’accomplira qu’à moitié ou ne s’accomplira pas du tout. Mais il est nécessaire que les masses en lutte puissent toujours se convaincre que l’unité d’actions a échoué, non pas à cause de notre intransigeance formelle, mais à cause de l’absence d’une véritable volonté de lutte chez les réformistes. »4
La grève, un mode d’action décisif
On a suffisamment signalé le rôle décisif de la grève dans le rapport de forces, pour bloquer l’économie. Mais on néglige trop souvent le rôle politique de la grève. Celle-ci permet en effet à la fois de prendre conscience qu’on n’a pas besoin de l’État et du patronat, elle accélère de façon considérable les processus d’auto-organisation, car ceux-ci n’émergent réellement, en général, que pour résoudre des problèmes pratiques tels que ceux auxquels on est confronté dans une grève (ou une grande crise sociale, humanitaire…), et enfin car elle permet de s’adresser à toutes les sphères de la société, en particulier aux autres secteurs du prolétariat.
Le mouvement des Gilets jaunes, le mouvement en Algérie et bien d’autres montrent, en creux, que les mouvements sans grève sont comme un couteau émoussé. La démonstration est d’autant plus nette qu’en Algérie, comme en Tunisie et en Égypte pendant les révolutions arabes, quelques jours de grève générale ont produit plus de bascules que pendant tout le reste du mouvement.
Notre politique, dans tout mouvement, est donc de défendre la grève. Cela peut sembler difficile, dans le contexte actuel, mais des potentialités existent, entre les débrayages pour les salaires dans quelques entreprises pour les Gilets jaunes, les grèves locales actuelles, ou encore le renouveau par la grève des femmes dans divers pays.
L’auto-organisation
Dans toutes les mobilisations, nous œuvrons à ce que les masses populaires se saisissent de leur destiné, en s’organisant pour agir, que ce soit dans les entreprises, dans les quartiers ou autres. C’est ce qui a été fait, sous diverses formes, dans le mouvement des Gilets jaunes, avec les AG, les coordinations de St Nazaire ou Commercy, mais aussi les AG globales du type « bloquons Paris et sa banlieues »…
Mais nous ne devons pas perdre de vue deux points. Premièrement, l’auto-organisation réelle, massive, ne se met en place que lorsque les personnes mobilisées y voient un intérêt pratique pour la lutte : se défendre contre la répression, se déplacer pour une manifestation, organiser un ravitaillement, etc. Deuxièmement, faire croire qu’une AG complètement minoritaire est un cadre d’auto-organisation décrédibilise la réelle démocratie ouvrière et facilite le travail des appareils syndicaux. Ainsi, on a vu fleurir dans l’éducation nationale des AG Île-de-France avec quelques dizaines de personnes qui parfois se prennent pour des AG représentatives et capables d’entraîner largement, alors qu’il faut rappeler que les AG des seulEs professeurEs des écoles parisienNEs, dans des mouvements de masse, rassemblent 500 ou 1000 personnes… Le rôle de la démocratie ouvrière n’est pas avant tout, pour revenir aux dimensions stratégique et tactique du front unique, de contourner les appareils qui ne veulent pas mobiliser, c’est essentiellement d’unifier une catégorie sociale, avec ses différents niveaux de conscience, d’engagement, de radicalité, pour lui permette d’agir et de faire les expériences de façon commune.
Saisir les occasions
Nous sommes une petite organisation, avec une implantation faible. On ne doit pas s’en contenter, et construire sur la durée des interventions, y compris de l’extérieur, dans les entreprises, dans la jeunesse lycéenne et étudiante. Mais nous savons que la conscience évolue essentiellement dans l’action. Notre influence est donc décuplée quand il y a des mobilisations dans les secteurs où nous intervenons. Nous pouvons alors recueillir les fruits du travail effectué en amont. Mais nous pouvons aussi influencer en faisant des propositions politiques publiques qui touchent au-delà des endroits où nous pouvons agir directement. C’est le cas lorsque la LCR puis le NPA sont intervenues pour construire la mobilisation contre la Constitution européenne, le mouvement contre le CPE, pour contribuer au mouvement des cheminots ou quelques autres situations de ce type.
Dans ces situations, en interpelant les autres organisations, en mettant en adéquation le discours en haut et les actes à la base, nous montrons notre utilité pour notre classe, même pour celles et ceux qui ne partagent pas notre projet révolutionnaire.
Les pièges
Se lier à des niveaux de conscience, d’organisation, des préoccupations diverses, à des courants militants autres comporte des risques. Il y a en particulier deux risques : celui de trop se faire influencer sur le fond, de reculer sur nos mots d’ordre ; et celui de freiner nos actions.
Ces risques sont inhérents au front unique. Les nier, comme refuser de prendre de tels risques, c’est simplement nier la réalité. Ces problèmes, si nous militons réellement à la base, nous y sommes confrontés tout le temps : comment faire en sorte que les personnes les moins militantes s’engagent dans la lutte, quel mot d’ordre leur fera faire un pas en avant, comment regrouper tout un secteur dans l’action malgré les désaccords. S’y confronter en tant que parti, c’est faire le choix de prendre ce problème en charge dans sa totalité. Discuter avec d’autres courants, c’est dialoguer avec les formalisations organisationnelles des différents niveaux de conscience.
Dans la prochaine période, les pièges sont variés.
ADP
On peut être tenté de comparer cette campagne avec celle du référendum contre la Constitution européenne, et se dire que si effectivement 4,7 millions de personnes signent, cela représentera un événement politique sans précédent. Mais les différences sont importantes : cela peut paraître moins institutionnel, mais il est plus difficile de mobiliser nationalement pour une question qui peut apparaître locale, il est difficile de s’appuyer sur les salariés de l’entreprise car son fonctionnement est déjà en grande partie privatisé par la sous-traitance et les syndicats y sont extrêmement faibles. Il est impossible d’accepter une campagne avec la droite par principe, car cela signifie avaliser des défauts déjà présents si la campagne est portée par la gauche : une campagne parlementaire sans mobilisation, une confusion à propos des privatisations du passé.
Enfin, il est tout à fait possible que cette question, qui apparait importante pour l’instant, soit reléguée au second plan dans l’hypothèse ou une bataille pour les retraites s’engagerait à la rentrée. Le référendum peut même, dans cette situation, détourner les travailleurs/ses du combat le plus important. Mais, dans le contexte actuel, opposer grève et référendum, est une erreur très importante : c’est un point de vue idéologique déconnecté de la réalité qui est qu’aucune grève n’est possible dans l’entreprise à cette étape. C’est donc, de fait, abandonner les salariéEs avant tout combat.
Les élections
Pour toutes les organisations, les élections municipales sont un moment important, c’est le grain à moudre pour beaucoup de militantEs. Pour nous, c’est le moment où nous pouvons nous adresser aux larges masses, y compris les franges qui refusent de faire de la politique à l’échelle nationale et ne s’y intéressent qu’à l’échelle la plus concrète pour elles.
Mais, dans le contexte où la gauche est atomisée et en grande difficulté, la pression sera importante pour prolonger, voire substituer, l’unité électorale à l’unité d’action, le front unique.
Pour nous, ce n’est pas une question de principe. Le prendre comme tel, c’est à nouveau résonner de façon idéologique, croire qu’on va préserver la pureté révolutionnaire en ne se confrontant pas à la réalité. Dans l’histoire d’ailleurs, la discussion sur la nécessité de listes communes du mouvement ouvrier a eu lieu, à différentes reprises. C’était notamment le cas pendant la révolution allemande. Mais les critères des révolutionnaires pour les accepter étaient forts : il s’agissait de listes du mouvement ouvrier, sans courant bourgeois de gauche, et elles avaient comme objectif de promouvoir l’auto-activité des masses, en particulier par l’armement du prolétariat. On n’est pas dans une situation similaire, mais cela donne quelques repères.
Pour ce qui nous concerne, il est souhaitable de présenter des listes NPA, ou anticapitalistes, ou révolutionnaires, dans le plus d’endroit possible, mais ce ne sera pas possible partout. Il faut donc définir des critères politiques permettant la participation à des listes avec d’autres courants politiques, ou à des listes dites « citoyennes » ou de Gilets jaunes. On est encore loin de l’échéance, mais voici quelques points qui semblent importants : le refus de voter les budgets pour tous les membres de la liste, le refus des fusions au second tour avec les partis bourgeois, y compris le PS et les listes ayant pratiqué l’austérité comme le PG et les Verts à Grenoble ; la visibilité de nos positions ; la construction et la promotion des luttes locales, notamment celles qui s’opposent aux municipalités en place, et de la mobilisation contre le gouvernement comme préalable, ainsi qu’une série de revendications transitoires à élaborer. Sans ces marqueurs, à quoi servirait d’être sur des listes larges ?
Agir sans attendre
Si notre objectif est de mobiliser massivement et de construire l’unité d’action la plus large, sa recherche peut parfois conduire au danger de l’inaction. Sans croire à une quelconque politique par l’exemple (c’est l’expérience pratique qui convainc et entraîne), nous pouvons donc prendre des initiatives, seuls ou dans le cadre de « fronts uniques partiels », avec l’objectif d’entrainer plus largement. Sur une question comme la guerre, par exemple, il est vain de chercher l’unité avec les partis de gouvernement. Mais sur les questions sociales, alors que la CFDT affirme avoir fait le choix e la « concertation » sur la question des retraites, il serait aussi vain d’attendre son feu vert pour agir contre le gouvernement.
Comme dans le mouvement des Gilets jaunes, il faut donc souvent agir avec une partie des courants, ceux prêts à se mettre en mouvement, sans se couper de ceux qui sont réticents à agir, mais au contraire en voyant la mise en action comme un levier pour faire bouger celles et ceux qui hésitent ou attendent.
Antoine Larrache
- 1.Trotsky, Les soviets et le problème de la balkanisation, Lettre à A. Nin, 1° septembre 1931.
- 2.http://danielbensaid.org/Front-unique-et...
- 3.Trotsky, Le programme de transition.
- 4.Le Front unique et le Communisme en France, 2 mars 1922.