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Critique marxiste de l’intersectionnalité
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https://www.revolutionpermanente.fr/Critique-marxiste-de-l-intersectionnalite
L’intersectionnalité a pris de plus en plus d’influence au sein des discussions entre le féminisme et le mouvement des femmes, lesbiennes et trans. Lors des dernières décennies, ce courant s’est certes installé de manière plus hégémonique, mais le débat reste toujours ouvert.
Le terme "intersectionnalité" est souvent utilisé afin de se délimiter du discours féministe libéral, blanc, de classe moyenne (et haute), éloigné des problèmes de la majorité des femmes qui vivent une oppression inhérente au système capitaliste. Après de longues années d’hégémonie incontestée, ces théories qui se limitent à l’égalité de genre se voient aujourd’hui de plus en plus critiquées, et beaucoup cherchent des manières de penser qui ne s’arrêtent pas à l’analyse des injustices multipliées par un système basé sur une inégalité irréductible : une minorité possède les moyens de production et vit de l’exploitation de la majorité qui possède uniquement sa force de travail. Au sein de ces débats, on parle souvent de féminisme intersectionnel, c’est-à-dire de la nécessité de “recouper” la question de genre avec la question de l’ethnie et ensuite avec celle de la classe ; mais on s’interroge rarement sur les catégories que l’on utilise pour comprendre comment s’entremêlent ces différentes oppressions.
L’intersectionnalité apparaît comme une métaphore et un moyen explicatif accessible : deux chemins se croisent, deux avenues “s’intersectent”, celle de l’ethnie et celle de la classe, celle du genre et celle de la nationalité, et c’est dans cette intersection que convergent des catégories qui définissent les différentes réalités vécues par les individus. Mais, comment caractérise-t’on ces avenues ? Sont-elles toutes égales ? Est-il réductionniste d’accorder plus d’importance aux problèmes de classe dans le capitalisme ?
Dans une ancienne édition de Ideas de Izquierda, supplément théorique du journal La Izquierda Diario [Ndt : qui fait partie du réseau international de quotidiens dont est membre Révolution Permanente], la théoricienne féministe Lise Vogel réfléchissait autour de ces questions dans “Más allá de la interseccionalidad” (Au delà de l’intersectionnalité). Barbara Foley, intellectuelle américaine et professeure à l’Université de Rutgers, réfléchit dans ce texte, publié dans Science & Society 82:2, sur la validité de l’intersectionnalité comme catégorie d’analyse des oppressions et de leur croisement avec la classe en tant que relation sociale. Foley fait une critique marxiste et propose une façon de réfléchir sur :
“...la manière dont est organisée l’activité humaine productive qui dans une société de classes pousse la masse de la population à se diviser en plusieurs catégories pour assurer que la majorité travaille au service de la minorité ; cette organisation basée sur la classe constitue le principal sujet à étudier si on veut comprendre les racines de l’inégalité sociale”
Il est un aspect précieux dans ses réflexions, au delà des opinions que l’on peut avoir sur son analyse : elle choisit comme interlocutrices et interlocuteurs des personnes qui veulent se battre contre ces inégalités. Cette approche rend plus pertinente encore ses questionnements sur l’utilité et la précision de ces catégories, tout spécialement afin de penser des outils d’organisation et de lutte contre les injustices, mais aussi pour imaginer un monde sans exploitation ni oppression dans un “futur proche”.
INTERSECTIONNALITÉ : UNE CRITIQUE MARXISTE
L’intersectionnalité aborde des questions qui ont une importance vitale pour n’importe quelle personne - qui se trouve dans ou en dehors des cadres universitaires - qui s’intéresse aux questions telles que la justice sociale et qui s’engage pour comprendre les causes profondes des inégalités atroces qui imprègnent notre société actuelle. Mes élèves de l’université de Rutgers (Newark), en particulier ceux qui tentent de théoriser plus profondément des manières de comprendre, résister et combattre ces inégalités, font constamment référence, même si de manière abstraite, à des choses (des mouvements, identités ou simplement des idées) qui “intersectent”, qui se “recoupent”. Cependant, afin d’évaluer l’utilité de l’intersectionnalité comme modèle analytique et programme pratique - et même, de décider si elle est ou non “théorie”, comme certains l’affirment - il convient de ne pas uniquement analyser les questions auxquelles elle permet de donner des réponses mais aussi les problématiques qu’elle laisse de côté et les solutions qu’elle exclut.
I
Au sein des discussions sur l’intersectionnalité, nombre d’importants théoriciens sont souvent cités- de Sojourner Truth à Anna Julia Cooper, d’Alexandra Kollontaï à Claudia Jones en passant par le Combahee River Collective -, pour ensuite se centrer dans l’oeuvre de la juriste Kimberlé Crenshaw, qui avait inventé et expliqué pour la première fois le terme à la fin des année 1980. Soucieuse de la discrimination à laquelle faisaient face les travailleuses noires de General Motors, Crenshaw avait démontré l’inadéquation des catégories existantes en matière de genre et de classe comme bases pour l’action judiciaire, puisqu’elles ne pouvaient pas être mobilisées de façon simultanée dans le cas d’un individu : il faut être une femme ou une personne non-blanche mais pas les deux en même temps. Crenshaw a donc développé la métaphore de l’intersection des deux avenues, l’une représentant l’ethnie et l’autre le genre, afin d’expliquer que les incidents qui avaient lieu à l’intersection ne pouvaient pas être uniquement attribués à une seule cause : il devait y avoir du mouvement le long des deux avenues pour que l’incident ait lieu (Crenshaw, 1989).
Le modèle de Crenshaw décrit avec habileté le fonctionnement de ce que Patricia Hill Collins a appelé “matrice des oppressions”, mais sa bidimensionnalité montre ses limites lorsque l’on veut expliquer pourquoi la matrice existe en premier lieu (Collins, 1990). Qui a créé les avenues ? Pourquoi certaines personnes voyagent-elles à travers celles-ci ? Sur quel terrain et quand ont-elles été construites ? La métaphore spatiale et plate de Crenshaw exclut ces questions, en dehors du fait qu’elle-même n’y répond pas. Le fait que les femmes noires soient travailleuses et vendent leur force de travail dans le marché capitaliste, où l’on récolte leur plus-value - c’est-à-dire, la base sur laquelle les chemins se construisent -, est tenu pour acquis. Crenshaw a démontré que les travailleuses de General Motors avaient été soumises à une double discrimination - sans doute un résultat d’une valeur considérable pour les femmes concernées -, mais son modèle d’action afin d’analyser et de remedier à cette situation avait été confié à la jurisprudence bourgeoise. En effet, comme l’avait signalé de manière ironique Delia Aguilar, la classe n’a jamais été une catégorie valabe pour l’action légale pour les travailleuses en question (Aguilar, 2015, 209).
Les limites explicatives du modèle de Crenshaw - limites dont, a posteriori, elle admit avoir pris conscience - n’ont pas empêché d’autres intellectuelles antiracistes et féministes d’y ajouter la classe sociale, tout en proposant de considérer l’intersectionnalité comme un paradigme explicatif large, capable non seulement de décrire le fonctionnement de plusieurs modes d’oppression mais aussi d’en démasquer les causes profondes. C’est ici où, selon mon point de vue, son utilité prend fin et se transforme, de fait, en obstacle, quand on commence à poser d’autres types de questions sur les raisons de ces inégalités - c’est-à-dire, quand on va au delà du discours des “droits” et de la politique institutionnelle, qui présuppose l’existence des relations sociales capitalistes.
II
Genre, race et classe – la « saintissime trinité contemporaine », selon les mots de Terry Eagleton (Eagleton, 1986, 82), ou la « trilogie », suivant Martha Gimenez –, comment se rapportent ces catégories entre elles, et quel type de paradigme causal est proposé quand cette interaction est stipulée ? (Gimenez, 2001). Je suis prête à faire une concession à l’objection de certaines personnes partisanes de l’intersectionnalité, selon laquelle ces catégories ne peuvent pas se réduire à des « identités », et qui sont, comme l’affirme Ange-Marie Hancock, des « catégories analytiques » (Hancock, 2011, 51). Or si genre, race et classe sont des catégories analytiques, de quel type sont-elles ? Sont-elles comparables ou différentes ? Leurs rôles causaux peuvent-ils être placés dans un type de hiérarchie ou, en vertu de leurs opérations « entrelacées » et simultanées, sont ontologiquement équivalents ? Est-ce possible de les abstraire les unes des autres afin de pouvoir les étudier ? Ou, comme se demande Hester Eisenstein dans sa contribution à ce symposium, doit-on parler sur toutes en même temps pour au moins parler d’elles ?
Quand je fais ces questions, je n’affirme pas qu’une femme ouvrière automotrice noire est noire lundi et mercredi, femme mardi et jeudi, prolétaire le vendredi et – au cas où – musulmane le samedi (on laisse dimanche pour une autre individualité de son choix). Mais je propose que certains types de causes aient une certaine priorité sur d’autres – et que, de plus, genre, race et classe peuvent être vus comme des positions comparables mais, de fait, elles requièrent un abord politique différent, comme le signale Lise Vogel dans sa contribution à ce symposium. C’est ici que rentre en jeu l’abord marxiste de la supériorité explicative d’une analyse de classe, et la distinction entre oppression et exploitation devient essentiellement importante. L’oppression, comme l’indique Greg Meyerson, est, en réalité, multiple et intersectionnelle, ce qui produit différents types d’expériences ; mais ses causes ne sont guère multiples mais singulières (Meyerson, 2000). C’est dire que la « race » n’est pas à l’origine du racisme ; que le genre n’est pas la cause du sexisme. Or, la forme selon laquelle la division du travail a façonné la « race » et le genre peut et devrait être comprise dans le cadre explicatif offert par une analyse de classe. Sinon, comme le signale Eve Mitchell, les catégories définissant des types d’individualité produits par le travail aliéné finissent par être réifiées, et, dans ce processus, légitimées (Mitchell, 2013). De surcroît, même si l’intersectionnalité insiste sur le fait que différentes catégories analytiques coexistent dans une personne ou une démographie donnée ; le fait même que ces catégories soient originellement stipulées sur la base de la différence indique que, suivant Himani Bannerji, elles continuent à se pousser les unes aux autres quand quelqu’un cherche la causalité dans la « dissociation » interactive (Bannerji, 2015, 116). C’est alors qu’on se demande si les limites de la politique identitaire ont transcendé.
III
Une critique effective faite aux limites de l’intersectionnalité dépend de la formulation d’une compréhension plus solide et matérialiste de la classe sociale que celle qui est généralement permise : non pas classe comme position ou identité, mais une analyse de classe comme un mode de compréhension structurel. Dans les écrits de Marx, « classe » apparaît de plusieurs façons. Des fois, comme dans le chapitre « La journée du travail » du volume I du Capital, c’est une catégorie empirique, habitée par des enfants qui inhalent la poussière des usines, des hommes qui perdent des doigts dans les machines à tisser, des femmes qui traînent les péniches et des esclaves qui ramassent le coton sous un soleil brûlant (Marx, 1990, 340-416). Toutes ces personnes sont opprimées tout comme exploitées. Mais la plupart du temps, pour Marx, la classe est un rapport, un rapport social de production ; c’est pourquoi on peut parler de la marchandise, avec sa particulière identité de conjonction de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, comme l’incarnation d’un antagonisme de classes irréconciliable. Affirmer la priorité d’une analyse de classe ne veut pas dire qu’une travailleuse est plus importante qu’une maîtresse de maison, ou encore que la travailleuse se pense en premier comme travailleuse ; en fait, en se basant dans sa propre expérience avec la violence machiste ou la brutalité policière, elle peut se penser comme femme ou personne noire. Il s’agit plutôt de proposer que la forme dans laquelle l’activité humaine productive – et dans une société de classes, pousse la masse populaire à se diviser dans différentes catégories pour assurer que la majorité travaille pour la minorité, cette organisation basée sur la classe constitue le principal thème à étudier si on veut comprendre les racines de l’inégalité sociale. Dire cela n’est pas « réduire » le genre ou la « race » par rapport à la classe comme des modes d’oppression, ou traiter la « race » ou le genre comme des épiphénomènes. Au contraire, c’est insister sur le fait que la distinction entre l’exploitation et l’oppression fait possible une compréhension des racines matérielles des différents types d’oppression. C’est aussi envisager que « classisme » est un concept avec des failles, étant donné que – dans un tournant étrange de « réductionnisme de classe » - ce terme réduit la classe à une série d’attitudes préjugées basées dans des fausses oppositions binaires, équivalentes aux idéologies du racisme et du sexisme. En tant que marxiste, je soutiens qu’on a besoin de plus d’aversion de classe, et non pas moins, puisque les oppositions binaires qui constituent l’antagonisme de classe sont enracinées non pas dans l’idéologie mais dans la réalité.
Pour finir, je vais défendre la suggestion de Victor Wallis, selon laquelle l’intersectionnalité, au lieu de donner un cadre analytique pour comprendre la réalité sociale actuelle, peut être plus utile de la voir tel un symptôme des temps où elle a gagné en proéminence (Wallis, 2015). Ces temps – d’il y a maintenant plusieurs décades – ont été marqués par des différents développements interdépendants. Une d’elles est la défaite mondiale historique (même si à long terme elle n’est que temporelle) des mouvements pour établir et consolider des sociétés égalitaires, fondamentalement en Chine et à l’URSS. L’autre est – difficilement indépendante de la première – l’offensive néolibérale contre les conditions de vie des travailleurs et des travailleurs du monde, et contre ces syndicats qui historiquement avaient été la base de la résistance au capital basée sur la classe et la conscience de classe. Le croissant régime d’accumulation flexible (Harvey, 1990, 141-172), qui fragmente la force de travail dans des économies « gig » [Ndt. : caractérisées par l’informalité et la précarisation de l’emploi, qui inclut l’« économie des plateformes »], de différents types, a accompagné et consolidé cette même offensive néolibérale. Depuis il y a quelques décennies, une manifestation politique de ces circonstances économiques altérées a été l’émergence des « nouveaux mouvements sociaux », qui posent la nécessité de coalitions plurales par rapport à une série de mouvements de réforme non-basés dans la classe, au lieu de résistance au capitalisme. Pour ces développements la « retraite de la classe » a été centrale, un terme créé par Ellen Meiksins Wood (Wood, 1986). Dans les cercles académiques, ceci s’est traduit dans des attaques au marxisme, qui le définissaient comme une narrative de réductionnisme de classe qui a besoin d’être complétée par une série de méthodologies alternatives.
Ces phénomènes et d’autres phénomènes relatifs ont constitué pendant un certain temps l’air idéologique qu’on respire ; l’intersectionnalité est, de plusieurs manières, une médiation conceptuelle de cette matrice économique et politique. Aux étudiant.e.s de mes cours qui cherchent dans l’intersectionnalité une manière de comprendre les causes des inégalités sociales qui grandissent de plus en plus intensément, ici et partout dans le monde, leur serait très utile chercher l’analyse et les solutions dans un marxisme antiraciste, antisexiste et internationaliste, un marxisme qui imagine la transformation communiste de la société dans un futur proche.