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12 questions sur la liberté du travail

Lien publiée le 13 octobre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.lesutopiques.org/12-questions-sur-la-liberte-du-travail/

Par Thomas Coutrot

Comment a évolué l’organisation du travail depuis 20 ans ?

Le taylorisme, c’est-à-dire la séparation entre le travail de conception et le travail d’exécution, est constitutif de l’organisation du travail dans l’histoire du capitalisme, même si cela a été théorisé par Taylor lui-même seulement au début du XXe siècle. La révolution industrielle, déjà, s’est fondée sur l’expropriation du savoir des artisans et des ouvriers. L’idée selon laquelle il faut exproprier le savoir-faire des travailleurs et travailleuses pour que le capital puisse se développer traverse l’histoire du capitalisme. Mais elle a eu tendance à se radicaliser dans la période récente avec notamment le développement des technologies numériques, avec une standardisation du travail et un contrôle permanent de l’activité du travail. Auparavant, les travailleurs et travailleuses avaient des marges de manœuvre clandestines pour décider ensemble comment faire le travail en échappant au regard des petits chefs. Dans ce que j’appelle l’organisation néolibérale du travail, les technologies ont permis une radicalisation du diptyque « programmation-contrôle » : on programme le travail en détail et on le contrôle en détail.


Qu’est-ce que le lean management ?

Manifestation Solidaires, Paris,24 mars 2012

Cette radicalisation taylorienne remonte aux années 90, et s’est faite sous couvert d’introductions des méthodes japonaises dites « toyotistes », c’est-à-dire du lean management., une méthode de « rationalisation » fondée sur l’élimination des gaspillages et la standardisation du travail. Au Japon le lean laissait beaucoup plus de place à l’autonomie et à l’initiative des travailleurs, des travailleuses et des équipes, qui pouvaient contribuer à l’élaboration des normes et procédures qui encadrent le travail. Mais aux USA et en Europe, c’est une version autoritaire et verticale du lean qui a été privilégiée. Ce système de travail est maintenant homogène sur toute la planète. Ce sont les Big 4 (les quatre grandes multinationales du conseil en organisation) qui vendent ces solutions d’organisation clé en main à toutes les grandes entreprises et ont généralisé ce système de « programmation-contrôle du travail » partout sur la planète. Aujourd’hui, les outils numériques donnent à la conception tayloriste de l’organisation un pouvoir plus important de pénétration dans le travail réel, en rendant possibles des choses qui n’étaient pas possibles auparavant, à la fois en termes de standardisation et de contrôle. Il s’agit vraiment d’une tendance lourde, internationale, pas du tout spécifique à la France : le débat sur l’intensification du travail, sur les risques psycho sociaux est international, y compris dans les pays scandinaves. Ils sont dans une situation bien meilleure que la nôtre mais ils connaissent aussi une détérioration des conditions de travail. A la racine il y a bien sûr la financiarisation de l’économie qui accentue la concurrence sur les marchés financiers et renforce l’intensité du travail.


Quels liens entre organisation du travail dans l’entreprise et démocratie politique dans la cité ?

La perte d’autonomie, la perte de sens au travail, l’intensité émotionnelle au travail, tout cela se traduit par une montée des pathologies d’origine professionnelle, principalement des troubles musculosquelettiques, des pathologies psychiques et des maladies cardiovasculaires, ce qui coûte extrêmement cher aux systèmes sociaux. Mais cela produit aussi des effets politiques. L’étude que j’ai menée pour la France, et qui a été publiée par la Dares1, a montré qu’il existe un lien entre la perte d’autonomie dans le travail et la passivité politique (l’abstention) ou l’adhésion à des thèses autoritaires (le vote Le Pen) : il y a une contamination entre la sphère du travail et la sphère de la démocratie. On ne peut imaginer une démocratie pleine et entière si les gens passent la moitié de leur temps éveillé à obéir à des ordres, à suivre des scripts et à remplir des tableaux Excel pour faire du reporting.

Cette soumission, cette perte d’autonomie dans le travail se traduit donc par une perte d’autonomie des individus dans la vie de la cité. On a donc à la fois une dégradation de la santé, une dégradation de la qualité de la démocratie et, par-dessus le marché, une dégradation de l’environnement. Car il faut bien voir que le consumérisme, c’est une compensation – et ce depuis longtemps. Pour que les conditions de travail soient acceptées par les travailleurs et travailleuses, le taylorisme a offert des compensations par la consommation. Mais on assiste aujourd’hui à une radicalisation de ce phénomène. Plus l’organisation du travail devient inhumaine et aliénante, plus les gens se réfugient dans le rêve et l’idéal du consumérisme comme échappatoire à l’aliénation dans le travail. Il n’y a qu’à voir les gens qui s’étripent pour rentrer dans les magasins le jour de l’ouverture des soldes, ou l’incroyable mode des vidéos d’« unboxing » (déballage de paquets) sur Youtube….

On ne comprend pas la course à la consommation, qui a les conséquences que l’on connaît sur l’environnement si on ne voit pas qu’elle tient pour une large part à la compensation de la perte de sens et de toute dimension humaine dans le travail. En termes plus théoriques, c’est la logique du travail abstrait qui rend le travailleur ou la travailleuse lui-même ou elle-même indifférent.e aux effets concrets de son travail. Il/elle compte la valeur de ce qu’il/elle va pouvoir s’acheter avec son travail, mais peu importe la logique et le contenu de ce travail pour le monde.


Du point de vue strictement économique, la hiérarchie est-elle plus efficace que l’autogouvernement du travail ?

La réponse est clairement non. C’est quelque chose que j’ai découvert en écrivant ce livre : il n’y a pas beaucoup de doute maintenant sur le fait qu’une organisation horizontale du travail avec une décentralisation des décisions opérationnelles est plus efficace sur un plan strictement économique, et pour des raisons qui sont assez facilement compréhensibles. Je me réfère à Hayek, qui est un grand théoricien du marché. Il était un fanatique du libéralisme et de la concurrence, mais ce qu’il a écrit sur l’efficacité informationnelle des marchés est tout à fait bien vu, et peut s’appliquer (ce qu’il n’avait pas vu !) au niveau de l’entreprise. Les acteurs et actrices de terrain, les opérateurs et opératrices de base sont les seul.es à avoir une connaissance précise de la situation, des circonstances, des ressources, des aléas etc. Ils et elles sont donc mieux placé.es que le directeur de l’entreprise pour prendre les décisions au jour le jour.

C’est plus efficace d’un point de vue économique, y compris dans la logique du profit. C’est aussi, évidemment, plus conforme aux valeurs démocratiques et plus favorable à la créativité des salarié.es, au développement de leur pouvoir d’agir et donc à leur santé : cela aussi est intéressant ! On peut donc se poser la question : si c’est plus efficace du point de vue du profit, pourquoi est-ce que les entreprises font tout le contraire ? Je pense que la réponse est finalement assez simple : c’est que le capitalisme n’est pas un système qui recherche avant tout le profit, mais c’est un système d’accumulation de pouvoir. C’est-à-dire que le profit est un moyen pas mais pas un objectif. Plus vous avez de l’argent en tant que capitaliste, plus vous êtes puissant, mais à choisir entre plus de profits avec moins de pouvoir, et plus de pouvoir avec moins de profits, le capitaliste optera toujours pour la deuxième solution. Comme c’est un système qui repose sur l’exploitation, sur la subordination, si lâcher du pouvoir aux salarié.es peut être plus efficace à court terme, à long terme, politiquement, c’est dangereux : la stabilité de la domination serait menacée s’il y avait un pouvoir trop grand donné aux travailleurs et travailleuses.


Le pouvoir plutôt que le profit ?

Le capitalisme en tant que système n’a pas la rationalité économique qu’il prétend. Car l’organisation capitaliste du travail ne maximise pas l’efficacité et encore moins la qualité. Certes, historiquement il a développé la productivité de façon considérable, mais désormais, il privilégie le contrôle sur la croissance.

Aujourd’hui, on assiste à la fois à un accroissement sans précédent du contrôle et un ralentissement sans précédent des gains de productivité. On pourrait penser que les technologies numériques amélioreraient la productivité, mais pour l’instant ce n’est pas le cas. On compresse au maximum les salaires des travailleurs et travailleuses mais les faux frais du management deviennent exorbitants.

Il y a un mystère dans le capitalisme financier : pourquoi les groupes se dévorent-ils les uns les autres ? Pourquoi font-ils des OPA2 hostiles, alors que les études montrent toutes que l’entreprise émettrice de l’OPA voit sa croissance ralentie et sa rentabilité affectée durablement ? Pourquoi y a-t-il donc tant d’OPA, alors que cela semble irrationnel du point de l’entreprise ? Le motif officiel est l’augmentation de la part de marché qui permettra d’avoir un pouvoir de monopole plus grand ; mais en réalité, les coûts liés à la désorganisation sont tels que si ça marche, ce n’est qu’à très long terme. Il y a toute un courant de littérature économique3 qui montre l’importance de ce que ces auteurs appellent le « narcissisme du PDG ». Plusieurs études montrent que le meilleur facteur prédictif pour savoir si une entreprise ou un groupe va lancer une OPA hostile, est la taille de la photo du dirigeant dans le rapport annuel de l’entreprise. Cela peut paraître anecdotique mais cela ne l’est pas tant que ça, parce que dans ces mécanismes de fusions acquisitions on est au cœur du capitalisme contemporain, et cela montre que la logique capitaliste est avant tout une logique de pouvoir.


Pourquoi la hiérarchie reste incontestée malgré ses échecs ?

Je mets l’accent sur deux aspects : le premier est l’importance de l’abstraction du travail dans le capitalisme – mis en évidence par Marx et par le sociologue américain Moishe Postone. Le travail est abstrait de ses caractéristiques concrètes : pour la vendre comme marchandise, il faut abstraire la force de travail de ses particularités, de ses conditions concrètes d’exercice, il faut décomposer le travail en tâches élémentaires que l’on va recombiner ensuite pour réaliser la production. Chacune de ces tâches va avoir un prix : c’est comme cela que la force de travail peut être négociée sur un marché, le marché du travail. Du coup, puisque la force de travail dans le salariat ne se valorise plus qu’à travers son abstraction, les travailleurs et travailleuses ont accepté que leur travail soit organisé par d’autres, découpé en petites tranches et normalisé, standardisé. Cela fait partie du contrat de travail, qui est un rapport de subordination : le travailleur ou la travailleuse accepte la dépossession et finalement l’abstraction – l’indifférence par rapport au travail concret, aux conséquences concrètes (sociales, écologiques, démocratiques) du travail.

Le deuxième aspect, c’est le mythe scientiste, c’est-à-dire la croyance aveugle dans le progrès technique, avec là aussi cette idée que découper le travail en tâches homogènes c’est le rationaliser. Ce qui est, je le répète, souvent absurde du point de vue de l’efficacité économique, mais très nécessaire du côté du contrôle. Et cela amène cette dépossession, et finalement cette indifférence des travailleurs et travailleuses, des syndicats et de la gauche par rapport à la question du travail concret, réel, le « travail vivant ». Ce désintérêt et cette dépossession ont englobé non seulement la gauche étatiste, la gauche scientiste pour qui il était finalement assez logique de se laisser entraîner dans ce mythe du progrès, mais aussi la gauche autogestionnaire et libertaire, hormis quelques épisodes assez isolés – comme en Espagne pendant la guerre civile et en Italie au début des années 1970 avec « l’expérience ouvrière italienne ». Dans le mouvement syndical, et même dans le mouvement coopératif, cette question de l’organisation du travail a rarement été posée, et ne l’est que timidement depuis quelques années.

Par exemple, les expériences d’entreprises libérées ne concernent pour l’instant pas du tout les coopératives. Dans le mouvement coopératif traditionnel, c’est complètement absent. Dans les coopératives qui ont émergé plus récemment, on commence à trouver des questionnements et des préoccupations sur comment travailler autrement. Il y a l’expérience d’Ambiance Bois, dans la Creuse, ou des coopératives d’activité et d’emploi comme Coopaname. Dans le groupe Mondragon, la plus grande expérience de coopération de production dans le monde, avec 80 000 travailleurs et travailleuses dont 50 000 coopérateurs et coopératrices, toutes les entreprises ont une organisation hiérarchique et taylorienne, sauf une seule, Irizar, qui fabrique par exemple les Ouibus, et fonctionne par équipes autogouvernées. Elle vient d’ailleurs de quitter le groupe Mondragon…


Y a-t-il une résistance des individus eux-mêmes à la remise en question de l’organisation hiérarchique ? Quid du rôle de l’éducation ?

Le système scolaire est organisé de façon à produire cette résignation. Il y a beaucoup à dire sur la façon dont la pédagogie (ou plutôt la non-pédagogie), dans le système scolaire français en particulier, repose sur la coupure taylorienne entre le maître et les élèves, et fonctionne comme un instrument de conformation des individus à la hiérarchie. Pourquoi n’est-ce pas plus contesté ? Quel paradoxe extraordinaire que les syndicats enseignants abandonnent au Medef et aux cercles néolibéraux la réflexion sur les pédagogies actives ! Je pense que cette négligence de la gauche vis-à-vis du travail réel repose sur ce compromis historique entre le capital et le travail : la subordination versus le consumérisme, dont on n’arrive pas à sortir. Mais c’est un compromis qui ne marche plus : il n’y a plus de hausses du pouvoir d’achat, mais au contraire un recul des conquêtes salariales et de la sécurité sociale, alors que dans le même temps, la subordination devient intolérable et la crise écologique nous interdit la croissance.

La gauche, elle, dans son immense majorité, veut revenir à ce compromis, à un passé qui d’ailleurs n’était pas si désirable que ça. Donc, on veut relancer la croissance par la consommation, la hausse des salaires, cela reste l’alpha et l’oméga des politiques fordistes-keynésiennes proposées par la gauche radicale. On verdit quand même un peu les propositions : on affirme qu’il ne faut pas produire n’importe quoi, qu’il faut des investissements massifs dans la transition écologique. Mais on reste dans le schéma « pouvoir d’achat-croissance-emploi », sans questionner vraiment la subordination et la dégradation du travail. Alors que la croissance est devenue impossible, et que c’est le partage des richesses qu’il faut privilégier pour améliorer la situation des plus démunis. La gauche, y compris la gauche radicale, voit bien que le travail est devenu insoutenable, mais n’apporte comme réponse que la réduction du temps de travail. La RTT, c’est très utile contre le chômage, mais cela ne doit plus être pensé comme une compensation à l’insoutenabilité des conditions de travail.


Comment faire du travail vivant un outil d’émancipation ?

La contradiction principale du capitalisme, disait déjà Castoriadis4 il y a 40 ans, c’est qu’il essaie d’éliminer le travail vivant – la mobilisation par les salarié.es de leur intelligence, de leur sensibilité, de leur empathie avec les autres et avec le monde – mais, en même temps, il en a absolument besoin. Le travail humain, l’intelligence humaine demeurent indispensables à la production et au profit. Le management essaie par tous les moyens d’éradiquer le travail vivant, avec toutes les conséquences que l’on voit sur la santé des gens, mais s’il y arrivait, cela serait une catastrophe pour le management lui-même ! D’ailleurs beaucoup de managers s’en rendent compte aujourd’hui, et la mode des entreprises libérées prouve qu’ils sont à la recherche d’autre chose. Car la contradiction s’aiguise aujourd’hui. On est allé beaucoup trop loin dans le contrôle et la mutilation du travail vivant ; en même temps, on ne peut pas vraiment revenir en arrière car cela voudrait dire lâcher du pouvoir. D’où une situation instable et passionnante. C’est là, à mon avis, que la gauche doit absolument comprendre cet enjeu : il faut obliger le capital à lâcher prise sur l’organisation du travail, il y a là un levier extrêmement précieux de reconquête d’un pouvoir d’agir, d’un pouvoir social à partir du travail.

C’est possible, et cela se voit déjà dans certaines expériences dans les marges et interstices du capitalisme, comme le travail collaboratif sur Internet, les logiciels libres comme Linux, ces formes d’auto-organisation productive à très grande échelle qui sont extrêmement efficaces et qui échappent largement à l’emprise du capital. On a aussi, par exemple, le mouvement des communs coopératifs, notamment en Catalogne. Et les recherches-actions sur la qualité du travail que mènent certaines équipes syndicales. Tout cela produit des expériences sociales innovantes qui pourront disséminer dans le corps social.


Quel est le bilan des « entreprises libérées » ?

On a beaucoup de communication managériale autour de « l’entreprise libérée », d’innombrables articles et manuels de management, mais peu d’études sérieuses. On aurait besoin d’enquêtes de terrain indépendantes pour comprendre ce qui se passe vraiment. Mais à partir de la documentation aujourd’hui disponible, il ressort que dans certaines PME indépendantes avec un patron atypique, capable de « lâcher prise » sur le contrôle du travail, peuvent se dérouler des expériences vraiment intéressantes d’autogouvernement des équipes et de performance économique et démocratique réelle. Même si le patron garde en général pour lui l’essentiel des gains… et peut tout remettre aux normes tayloriennes à tout moment. A l’inverse, dans les grands groupes, où le reporting financier reste omniprésent, l’autonomisation des équipes demeure entravée par le maintien d’objectifs quantitatifs et de procédures de contrôle ; on est dans l’injonction paradoxale « soyez autonomes ! », d’autant plus paradoxale que les managers n’ont en fait aucunement lâché prise. Mais on a là une contradiction passionnante du point de vue politique : les managers sont coincés entre leur volonté d’expérimenter des formes nouvelles d’organisation (car l’hyper-contrôle a des effets pervers dont ils ont pris conscience) et la pression sans cesse renouvelée des actionnaires et des marchés qui exigent du contrôle et de la prévisibilité. Cela ouvre des espaces nouveaux à l’intervention des syndicats et des citoyen.nes sur les questions de la qualité du travail.


Peut-on se passer de la hiérarchie ?

Dans l’imaginaire de la « maîtrise rationnelle », Castoriadis mettait toujours, à juste titre, des guillemets à ce terme, l’action efficace est celle qui est planifiée d’en haut, programmée comme une machine, un enchaînement logique d’actions parcellaires dont aucune n’a de sens en soi mais qui trouvent leur sens dans la manière dont elles contribuent ensemble au but final. Il faut donc un sommet qui pense et une base qui exécute ; seul le sommet a une vision du sens des actions programmées. Aujourd’hui, avec les paradigmes du travail collaboratif et du care, cette vision est fortement remise en cause : l’intelligence collective, la coopération horizontale, l’attention permanente au sens du travail, à ses effets sur le réel, sont de plus en plus comprises comme des conditions d’une efficacité supérieure. On s’éloigne d’une conception mécanique et hiérarchique de l’organisation pour aller vers une vision organique : il n’y a plus une hiérarchie rigide mais des niveaux d’organisation emboîtés, articulés de façon souple avec des boucles de contrôle réciproque (du niveau supérieur vers le niveau inférieur et vice-versa). Plutôt que dans des systèmes de type militaire, le travail vivant peut s’épanouir beaucoup mieux dans des environnements organisationnels inspirés justement du fonctionnement des systèmes vivants, comme la sociocratie ou l’holacratie5.


Comment passer du travail mort au travail vivant ?

On aura toujours besoin de « travail mort » (les règles d’organisation, les machines, les systèmes de comptabilité, etc.), mais il faut qu’il cesse d’être dominant, d’écraser le travail vivant, d’imposer une organisation du travail indifférente à ses effets concrets sur le monde. C’est ce que j’appelle « instituer le travail concret », et ça passe par la définition d’objectifs qualitatifs fixés au travail et aux entreprises : pas principalement le profit, mais la durabilité et la beauté des produits, la qualité des services-qualité voulant dire adéquation précise et ajustement permanent aux besoins et aux attentes des travailleurs, des travailleuses et des usager.es. Cela passe aussi par une transformation des modes de gouvernance des entreprises et des administrations – un véritable partage du pouvoir. Et aussi bien sûr par un changement des modes de propriété et une véritable garantie de revenu ! On ne peut pas concevoir l’hégémonie du travail vivant sous la férule des marchés financiers ou de la précarité…


Quel pourrait être le rôle des syndicats ?

Certains responsables syndicaux ont pris conscience du caractère stratégique des questions de travail. Pour reprendre pied dans les ateliers et les bureaux, et pour redonner aux salarié.es le sentiment que se syndiquer est utile, des syndicats, en alliance avec des chercheurs et chercheuses, travaillent avec les salarié.es sur ces questions de la qualité du travail, du pouvoir d’agir dans le travail. C’est encore embryonnaire, mais quelque chose bouge en profondeur. Mais face à la souffrance des salarié.es et face aussi à leur propre impuissance sur les questions traditionnelles du salaire et de l’emploi, ils voient que les salarié.es sont très demandeurs d’aide. Les syndicats se mettent à investir les questions d’organisation du travail, qui étaient le terrain exclusif du patron. Et ils commencent à comprendre qu’ils pourraient retrouver un crédit auprès des travailleurs et des travailleuses en organisant la parole collective sur le travail et en contribuant à sa transformation. Certains syndicats sont en train d’investir ce terrain-là. C’est difficile, car cela transforme profondément les pratiques syndicales, cela oblige à abandonner la posture de l’avant-garde, des militant et militantes qui savent. Mais en montrant combien l’organisation patronale du travail est inefficace, à quel point elle est basée sur des enjeux de pouvoir et non d’efficacité ni de qualité, comment en outre elle saccage la santé et l’environnement, on pourrait enclencher une vraie offensive politique et idéologique, commencer à reconstruire un rapport de forces autour des questions du travail. En enfourchant le cheval de la qualité du travail, en promouvant une politique du travail vivant, plutôt que de vouloir ressusciter un compromis fordiste mort et enterré depuis longtemps.


1 Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (ministère du travail).

2 Offres publiques d’achat.

3 www.era.lib.ed.ac.uk/handle/1842/5933

4 Voir dans ce numéro pages xx à xx.

5 La sociocratie est une technique de gouvernement démocratique inventée par l’ingénieur néerlandais Gerard Endenburg. L’holacratie désigne un système d’organisation fondé sur la mise en œuvre formalisée de l’intelligence collective. Il permet de disséminer les mécanismes de prise de décision au travers d’une organisation de plusieurs niveaux d’équipes auto-organisées.