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Y a-t-il un espace entre le libéralisme progressiste et le populisme identitaire

Lien publiée le 15 octobre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Emmanuel Roux

Agrégé de philosophie et haut fonctionnaire (énarque promotion Senghor)

Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur Machiavel, Orwell et Michéa et vient de publier La cité évanouie : Au-delà du progressisme et du populisme (L'escargot).

Dans "La cité évanouie", le philosophe Emmanuel Roux tente de trouver une solution à l'impasse politique actuelle.

"Ni Macron, ni Le Pen, ni libéralisme-progressiste, ni populisme identitaire", tel pourrait être le résumé de La cité évanouie, d'Emmanuel Roux. Partant de la colère légitime exprimée par les gilets jaunes, le philosophe tente de trouver une échappatoire à l'impasse dans laquelle nous enferment l'extrême centre et l'extrême droite. Aidé de Guy Debord, Jean-Claude Michéa, Pierre Manent, Machiavel ou encore Jérôme Fourquet, il analyse la situation présente afin de tracer les contours d'un "humanisme civique" (ou "populisme civique").

Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire


Marianne : Peut-on vraiment renvoyer le libéral-progressisme et le populisme identitaire dos-à-dos ?

Emmanuel Roux : Je ne les renvoie dos à dos que dans la mesure ou l’un, le libéral-progressisme, entend rejouer à chaque fois le consensus républicain type "21 avril 2002" pour se maintenir au pouvoir (en gros cela veut dire : "vous n’avez pas le choix, c’est l’extrême-droite ou moi"), et l’autre, le "populisme" identitaire, se pose comme le meilleur représentant politique de cette opposition croissante au capitalisme financier mondialisé. Macron et Le Pen se sont choisis comme ennemi, et je ne crois pas que ce soit un choix fait par les Français comme l’aurait dit Macron. Je pense que de part et d’autre c’est un choix cynique et politicien, qui me parait dangereux à plusieurs titres.

D’abord parce que cela doit rester un éventuel choix de second tour dans des circonstances exceptionnelles (et là-dessus, pas d’équivoque, il faut barrer la route au populisme identitaire de ressentiment et d’exclusion !). Ensuite parce que cela donne du crédit à la perspective d’arrivée au pouvoir d’un mouvement politique dont le centre de gravité reste l’extrême-droite. Enfin, parce que cela ne peut que conduire le parti libéral-progressiste à une surenchère démagogique pour rallier les électeurs de l’autre camp. C’était la stratégie de Sarkozy, elle a été perdante. L’héritage politique de Chirac c’est d’avoir su maintenir coûte que coûte la droite sur un socle humaniste d’équilibre et de modération sans jamais franchir la ligne jaune avec le FN. On mesure aujourd’hui l’importance de ce principe.

Je ne les renvoie donc dos à dos que dans la mesure où ils se sont constitués sciemment comme des reflets inversés, en obligeant toutes les autres formations politiques à se situer par rapport à eux.

Les populistes peuvent basculer très vite dans un opportunisme libéral totalement assumé

Libéraux contre populiste, n’est-ce pas un "clivage trompeur", comme l’a écrit Serge Halimi dans Le Monde diplomatique ? Ne sont-ils pas la même face du néolibéralisme ?

Tout d’abord il faut préciser ce qu’on appelle "libéraux". Ce que j’appelle "consensus libéral" dans mon livre (et qui peut avoir des formes multiples), c’est l’obsession de l’"adaptation" de la France à la nouvelle donne du capitalisme international (en ce sens il a peu à voir avec le libéralisme historique, ne serait-ce que parce que le "consensus libéral" est toujours du côté de l’État et de la réglementation quand cela sert ses intérêts).

Ce consensus est large car la nouveauté historique des vingt dernières années c’est qu’il a pu enrôler avec lui la gauche de gouvernement, universitaire et médiatique, via la délégitimation du fait national et des aspirations populaires, l’apologie des flux nomades, et l’égalitarisme juridique sociétal. Je pars donc d’un clivage entre ce discours "libéral" et son "autre", le discours qui en prend l’exact contre-pied. Or c’est pour moi un clivage trompeur d’une part parce qu’il nous enferme dans un clivage idéologique entre les "élites" et le "peuple", ce qui n’a pas grand sens d’un point de vue politique. D’autre part parce qu’on voit bien qu’ils peuvent être en réalité plus proches l’un de l’autre que l’on croit. On a vu dans les premiers mois du quinquennat la tentation d’un "populisme technocratique" selon l’expression de Marc Endenweld. On voit bien aussi que les populistes peuvent basculer très vite dans un opportunisme libéral totalement assumé. C’est en réalité le fait de présenter cette alternative politique comme "normale" que je récuse.

C’est une alternative qui reflète une "pathologie" démocratique liée à la donne très spéciale issue de la dernière élection présidentielle, donne que l’on doit aussi aux figures individuelles de Hollande (pour l’implosion de la gauche de gouvernement) et Fillon (pour l’implosion de la droite classique). Est-ce que sans le "penelopegate" on aurait eu tout le discours sur le "nouveau monde" et l’ "ancien monde", la "start-up nation", le discours permanent sur la société bloquée, la rente et la "maximisation des possibles" ? Il ne faut pas céder trop vite au "sens de l’histoire". Nous vivons un moment politique, avec sa part de permanence (le conflit social autour de la répartition de la richesse, une oligarchie qui s’accommode des inégalités, un pouvoir indécis entre les "grands" et le "peuple") et sa part de contingence, d’imprévu, de "fortune" comme dirait Machiavel. Macron a su magistralement saisir une occasion et déployer une pratique machiavélienne dans l’exercice du pouvoir. 

Certes, le monde change mais la domination de l’économie et des technologies sur nos vies ne recule pas. Il faut donc relativiser la rupture macronienne et je crois que la polarisation LREM/RN voulue par l’exécutif obéit à une stratégie d’hégémonie politique très classique. Pour autant je crois cette polarité toxique.

LREM et le RN ne représente pas la moitié du corps électoral. En 2017, une offre libérale-conservatrice (Fillon) et une de gauche radicale (Mélenchon) ont pratiquement fait jeu égal avec Macron et Le Pen. Lors des dernières européennes, EELV s’est imposée en troisième force. Vouloir sortir de l’opposition entre libéraux-progressistes et populistes identitaires ce n’est pas reprendre les termes posés par Macron ?

Je ne crois pas car, précisément, pour Macron il n’y a rien entre les libéraux progressistes et les populistes identitaires. C’est pourquoi on a vu après les élections européennes des leaders de LREM théoriser ouvertement la disparition de la droite classique avec une aile libérale macronisée et une aile identitaire lepenisée (incarnée par exemple par le transfuge Thierry Mariani qui assume de manière décomplexée son soutien à Bachar El Hassad et qui théorise clairement la démocratie "illibérale", esquisse d’une sortie du lepénisme historique version Marine vers un lepénisme "orbanisé" version Marion en quelque sorte (c’est d’ailleurs la visée de la récente "convention de la droite"). Sur la gauche, on a entendu aussi le virage écologique dans le discours de l’exécutif, une façon de tenter de macroniser aussi la percée Jadot.

Il sera intéressant de ce point de vue de voir si, et à quelles conditions, les "retours" de Bernard Cazeneuve et Xavier Bertrand peuvent recomposer le champ politique. Leur chance de succès dépend à mon sens de leur capacité à remettre en cause l’axe de polarisation LREM/RN qui est en train de se remettre en place. Pour cela il faut clairement se situer au-delà du progressisme et du populisme avec une grande ambition de refondation civique. Ici aussi on peut retrouver le legs chiraquien de la "fracture sociale". Ce devrait être pour moi l’unique visée du pouvoir, retisser les liens d’une communauté civique, via une refondation réellement machiavélienne des institutions démocratiques. L’objectif est que les citoyens puissent décider souverainement des choix qui déterminent la société dans laquelle ils veulent vivre, donc de réunir les conditions et les médiations de la participation à la chose publique.

Il ne faut pas désespérer, ce qui est en train de se passer aux États-Unis du côté du Parti démocrate est intéressant

Au fond le vrai clivage des années qui viennent pourrait être entre ceux qui voient le dépassement de la démocratie de marché dans des régimes semi-autoritaires à la main de l’oligarchie, de sa kyrielle d’experts et de médias soumis, et ceux qui voient ce dépassement dans une démocratie civique qui institutionnalise et régule le conflit social et politique inhérent à toute société, afin de produire le meilleur compromis entre égalité et inégalités et de permettre réellement au plus grand nombre de décider de son destin.

Pourquoi libéral-conservatisme, gauche radicale ou écologistes n’incarnent pas aujourd’hui une troisième force ?

Ce sont des courants divers mais qui au fond partagent un point commun. Commençons par leur diversité.

Le libéral-conservatisme mène une bataille idéologique sociétale réinvestit le terrain des "valeurs" tout en prenant ses distances avec toute transcendance religieuse incarnée en France par une forme d’interventionnisme ecclésiastique voire cléricale ; c’est d’ailleurs pour cela qu’il a su habilement enrôler certaines figures de la gauche critique et civique comme Michéa. Mais sur le plan économique et social, sur le plan des institutions politiques, il reste discret. Le XVIearrondissement vote LREM depuis la réforme de l’ISF.

La gauche radicale, autour de LFI, a complétement raté sa vocation parce qu’elle a au fond d’elle-même un tropisme autoritaire, tribunitien, de la violence par le verbe, de l’invective. Elle s’est fait piéger par sa volonté de cliver. En politique il faut regarder en face les clivages puis tenter de les réduire en cherchant à construire un bien commun. LFI va droit au clivage pour l’hystériser, cela ne peut pas marcher. Quant aux écologistes ils me paraissent encore trop souvent prisonniers d’un mindset libertaire et sociétal assez proches des libéraux-progressistes.

Donc, si je résume, on voit bien que le point commun de ces courants est de ne pas arriver à critiquer adéquatement, c’est-à-dire de manière globale (économique, sociale, sociétale, culturelle) la société libérale de marché portée par le capitalisme financier international. Le danger est que cette critique, dont on a besoin pour faire réellement contre-poids, finisse par être formulée par des courants post-démocratiques, faute d’être portée par les forces sociales et politiques attachées à la justice et à l’égalité. Mais il ne faut pas désespérer, ce qui est en train de se passer aux États-Unis du côté du Parti démocrate est intéressant.

L’humanisme civique que vous défendez s’oppose-t-il au libéralisme ou le complète-t-il ?

Cela dépend de quel libéralisme on parle ! Si on parle de ce courant de tolérance politique et religieuse, qui cherche à protéger la personne des débordements d’un pouvoir qu’il entend soumettre à un principe de légitimité démocratique, il le complète clairement, à travers une réflexion sur la corruption du corps politique, sur l’émergence des vertus publiques, sur le réglage des conflits, sur les modalités de la participation civique, etc. La dernière grande synthèse de ce libéralisme de bon aloi et de la tradition civique (plus large que l’"humanisme civique" car il englobe les penseurs de l’Antiquité) on la trouve chez Tocqueville, et sur le plan de la littérature chez Orwell.

Si c’est le libéralisme de Mandeville et Milton Friedman, qui passe par Sade, Bastiat, l’anarcho-capitalisme, Hayek, Ayn Rand, qui prône un strict darwinisme social sous le masque avenant de la liberté à toutes les sauces, qui considère que la société n’existe pas (qu’il n’y a donc que des individus), qui est prêt à légitimer n’importe quelle activité humaine pourvu qu’elle ne "lèse" personne et produise de la "croissance", et dont on voit les beaux résultats aujourd’hui en termes sociaux, moraux, et environnementaux, la tradition civique s’oppose clairement et résolument à ce "libéralisme".

L’individualisme a été réellement libérateur

En France selon moi, deux grands penseurs incarnent la grande tradition civique. L’un vient de la droite que je qualifie de "traditionnelle" (libéralisme tempéré, scepticisme moral, toujours attentive à la qualité des mœurs et des pratiques de civilité), Pierre Manent, dans une filiation assumée avec Raymond Aron et Léo Strauss. L’autre vient de la gauche communiste militante passée au crible de Guy DebordSocialisme et Barbarie, Orwell et Pasolini, il s’agit de Jean-Claude Michéa. La pensée de Manent a comme objet la possibilité d’une communauté politique, et est à ce titre animée d’une exigence explicitement civique. Michéa, penseur "inactuel", assume le geste nietzschéen de philosopher à coups de marteau et de déconstruire radicalement le discours du consensus libéral. Dans mon livre La cité évanouie, j’exprime clairement ma dette à l’égard de ces deux grands penseurs.

Selon vous la restauration de la "souveraineté civique (…) ne passera pas, sans doute plus par le strict cadre national, par l’État seul, ni par les approches binaires de notre culture politique,l’approche jacobine vs l’approche girondine par exemple. Elle devra dépasser la distinction abstraite de l’État et du marché, et s’appuyer sur des collectifs territorialisés". Qu’entendez-vous par là ? N’est-ce pas déjà ce que fait l’Union européenne ?

L’Union européenne est un projet politique majeur mais dévoyé par plusieurs facteurs : l’autonomisation d’une sphère administrative communautaire dédiée quasi exclusivement au marché, une carence de direction politique stratégique, des territoires de souveraineté mal articulés, et enfin un élargissement qui a donné beaucoup de pouvoir à la commission sans mûrissement d’une vraie Europe politique. Pourtant l’Europe était et est notre avenir. Tout retour à une vision exclusivement nationale est voué à l’échec. Pour autant elle n’a aujourd’hui aucun projet politique, c’est pour cela qu’elle n’arrive pas à se saisir du sujet des migrants. On ne peut pas s’en saisir seulement avec une approche économique, sécuritaire et humanitaire.

On voit bien que le même sujet se pose au niveau national. C’est la même question sur le plan territorial, national, européen. Quand on ne sait pas quel type de communauté politique on veut être et comment en décider on ne sait pas comment répondre à des questions qui se posent d’abord à cette communauté.

Est-il encore possible de récréer une communauté civique dans une société aussi individualiste ?

L’individualisme a été réellement libérateur en des temps où les collectifs étaient enfermant. De ce point de vue il est bien sûr toujours fécond pour lutter contre l’obscurantisme et le fanatisme religieux, appuyé par l’exercice de la raison. C’est l’héritage indépassable des Lumières. Mais l’individualisme c’est aussi la solitude, la déréliction, la relégation, l’anomie. Quand vous dites "une société aussi individualiste", j’ai le sentiment qu’on est allé au bout de l’individualisme et qu’il y a une demande croissante de sens, de collectif, de coopérations, d’horizontalité créatrice, de réappropriation collective de ce qu’il y a de substantiel dans la vie humaine, au bénéfice des individus et des personnes, sachant que ce qui caractérise la communauté civique est que chaque citoyen est ou se sent partie prenante des décisions collectives. Ce besoin d’enracinement dans un sens de la vie n’est pas encore capable de se traduire politiquement mais je ressens cette aspiration à refaire communauté.

L’humanisme civique reconnait la propriété privée, mais il la reconnait, l’admet, la protège dans certaines limites, d’une part en établissant la nécessité d’une propriété de tous sur les biens communs

Une communauté civique n’est pas une donnée première, elle sera le point d’orgue de la volonté des communautés particulières de s’ouvrir les unes sur les autres (définition adéquate selon moi de la "société ouverte"). Pour accompagner ce mouvement il faut partir de la communauté civique existante, notre République actuelle, même si elle est en crise aujourd’hui (affaiblissement de la participation civique, liens distendus entre la représentation politique et la société civile, perte du sens des missions de l’État, incertitudes sur les finalités de la vie en société, fragmentation communautariste, laïcité défensive, etc), et la remettre dans l’axe de la communauté civique nationale. Au fond c’était un peu l’intuition de Jacques Chirac en 1995, même si sur un plan politique il n’a pas pu réellement se libérer du RPR et de l’héritage orléaniste des balladuro-sarkozystes – avec Philippe Séguin une autre voie était possible, mais c’est une autre histoire !

L’humanisme civique peut-il se concevoir sans une critique du système capitaliste où l’économie semble primer sur le politique ?

La critique porte justement sur le fait que l’"économique" est devenu la sphère dominante dans l’ensemble des activités humaines. L’échange marchand, la "croissance", la "compétitivité" ont tout colonisé. La puissance économique permet de maîtriser aujourd’hui tous les leviers de la puissance. Même le régalien semble de plus en plus être devenu un auxiliaire de l’économique. L’humanisme et la tradition civique ne méconnaissent nullement la centralité de l’économique et de la division du travail qui sont les conditions de la subsistance et du bien vivre, conditions nécessaires mais non suffisantes. L’acquisition des richesses est subordonnée aux fins recherchées par la communauté politique, en particulier l’amitié civile et la justice, donc le bon mélange d’égalité et d’inégalités, de démocratie et d’oligarchie inhérent à toute société moderne.

L’humanisme civique reconnait la propriété privée, mais il la reconnait, l’admet, la protège dans certaines limites, d’une part en établissant la nécessité d’une propriété de tous sur les biens communs, d’autre part en limitant la propriété privée en fonction du seuil d’inégalités qu’il ne faut pas franchir sauf à prendre le risque de fragiliser voire détruire la communauté civique. Mais là encore, nous avons du travail ! Thomas Piketty s’est récemment attaqué à cette question en avançant la notion de propriété temporaire pour remettre en cause les gigantesques inégalités patrimoniales qui sapent l’égalité des chances. Mal lui en a pris ! Pourtant quoi de plus urgent que d’en revenir à l’ "économie politique" et d’en finir avec l’économie apologétique du divin Marché ?