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Nicolas Mathieu : "les classes populaires sont largement acquises aux mots d’ordre du libéralisme"

Lien publiée le 15 octobre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://comptoir.org/2019/10/15/nicolas-mathieu-les-classes-populaires-sont-largement-acquises-aux-mots-dordre-du-liberalisme/

Prix Goncourt 2018 pour son roman « Leurs enfants après eux », Nicolas Mathieu avait déjà crevé les yeux avec son implacable premier récit « Aux animaux la guerre ». Dans un style sensible, réaliste, noir et brillant, il dépeint le déclassement, l’amour déchirant, le déracinement chez soi et une France moribonde vécue par une jeunesse bien vivante.

Le Comptoir : Avant Leurs enfants après eux tu avais publié ton premier roman, déjà très remarqué, Aux animaux la guerre (2014). Ce n’est pas un titre insignifiant, il y est question de guerre déclarée aux ouvriers, au monde du travail et indirectement à la vie d’une frange très importante de la population. Comment expliquerais-tu que la guerre soit déclarée avec une réaction aussi faible des attaqués, malgré les Gilets Jaunes ?

© Bertrand Jamot

Nicolas Mathieu : Ce titre est tiré d’une fable de Lafontaine, Les animaux malade de la peste. On y trouve d’autres vers restés fameux : « Tous n’en mourraient pas, mais tous étaient frappés. » « Qu’on soit puissant ou misérable. » « Haro sur le baudet. »Des expressions passées dans le langage courant et qui me semblaient refléter exactement ce qui s’était produit lors de la crise des subprimes, qui sert de toile de fond à mon histoire. Des actifs pourris concoctés par des financiers véreux à Wall Street et qui ont conduit à la destruction de milliers d’emplois à travers le monde, jusque dans les coins les plus reculés du Pas-de-Calais.

Mais ce titre évoque aussi une guerre en cours, celle que le libéralisme mène contre tout ce qui n’est pas lui, et notamment contre les structures de solidarités collectives qui ont été édifiées pour protéger les plus fragiles. Sécu, droit du travail, droit social, retraite, etc. Mais cette guerre est menée après qu’une victoire idéologique a été remportée. Culturellement, les classes populaires sont largement acquises aux mots d’ordre du libéralisme. Elles sont individualistes, consuméristes et, pour reprendre le mot de Steinbeck, chaque prolo aujourd’hui se rêve en millionnaire en puissance. Nos cerveaux post modernes, colonisés par le divertissement et la triste pensée de nos maîtres, offrent une faible résistance aux assauts du camp adverse. Jusqu’au moment où la situation devient intenable. Il y a toujours, dans l’histoire, un moment où la situation devient intenable.

Avec l’année très riche en promotion qui vient de s’écouler, tu as pu traverser la France des libraires et des salons du livre. Observes-tu un « profil type » du lecteur en France ? Penses-tu que les héros de tes romans, ceux des hauts fourneaux, pourraient finir par devenir des lecteurs engagés avec la perte continue de qualité des médias traditionnels ?

Le lecteur type est une lectrice. Elle a entre 30 et 70 ans. Plutôt éduquée. Dans les rencontres, les librairies, ce sont ces visages-là qu’on croise. Toutes les études sur le sujet le confirment d’ailleurs. Quant à la possibilité de voir des soutiers, des dominés s’emparer des livres qu’on écrit, j’aimerais y croire. À la sortie de Aux animaux la guerre, je disais partout avoir choisi le polar pour faire un livre populaire sur le peuple. Une éditrice, plus décillée que moi, m’avait dit : « Vous me faites marrer les auteurs de polars. Vous écrivez pour le peuple, mais à la fin, vous n’êtes jamais lus que par des bourgeois. » Les couches les moins favorisées de la population lisent très peu, de moins en moins sans doute. Je ne crois pas qu’elles puissent se tourner massivement vers la littérature pour trouver des alternatives à la médiocrité ou à l’univocité politique des médias traditionnels.

« Nos cerveaux post modernes, colonisés par le divertissement et la triste pensée de nos maîtres, offrent une faible résistance aux assauts du camp adverse. « 

Les aspirants écrivains ou écrivains en attente de publication se demandent souvent s’il faut se compromettre pour être édité. Dans quelle mesure faut-il être prêt à revenir sur son texte ?

Je vais partir d’un fait. Chez Actes Sud, il y a une politique auteuriste qui fait qu’on n’est pas amené à se renier beaucoup. Cela étant dit, je pense qu’il faut interroger les termes de la question. Cette vision de l’artiste probe, intransigeant, qui cherche une identité maximale entre lui et l’œuvre qu’il produit, c’est une idée moderne. C’est un leurre individualiste, même. Une œuvre peut parfaitement être collective. C’est le cas au cinéma. C’était le cas dans les ateliers de la Renaissance. C’est le cas en concert.

Qu’est-ce qu’une œuvre peut céder au marché dans l’espoir d’élargir son audience, c’est une autre question. Et j’ai envie de répondre « ça dépend ». Des œuvres qui peuvent sembler radicales sont en réalité totalement dénuées d’intérêt. Des œuvresa priori commerciales peuvent distiller un venin qui les rends infiniment plus opérantes au point de vue politique ou esthétique que les précédentes. Ce fut tout le travail des réalisateurs contrebandiers de l’âge d’or à Hollywood.

Aux animaux la guerre a été adapté pour la télévision dans le cadre d’une mini-série. Comment vois-tu le processus d’adaptation ? Y a-t-il des choses propres au roman qui ne peuvent absolument pas être à l’écran ? Quelle force supplémentaire cela donne-t-il à un roman et, inversement, qu’est-ce qui est ôté en force à un texte ?

Série télévisée Aux animaux la guerre (2018) / ©EuropaCorp Télévision

Ce qui est perdu dans une adaptation, c’est le style. L’écriture. Ce qui appartient en propre à la littérature. C’est aussi un certain rapport d’intimité à l’œuvre, avec les personnages, l’histoire, etc.

« Des œuvres a priori commerciales peuvent distiller un venin qui les rends infiniment plus opérantes au point de vue politique ou esthétique que les précédentes. »

Le processus d’adaptation est à concevoir comme une mutation. Parfois une trahison. Quoi qu’il en soit, il faut faire le deuil de l’œuvre de départ, car le film, la série, c’est un objet en soi, pas moins noble a priori que celui qui l’inspire. Il m’est difficile de dire ce qu’ajoute ou retranche le passage à l’écran. En tout cas, le cinéma réussit quelque chose mieux que la littérature, les images ont cela de plus efficaces que les mots : elles ressemblent davantage au monde, et comme lui, donnent à penser. Les mots ont toujours ce fâcheux penchant de penser par eux-mêmes.

Michel Houellebecq avec les années et le succès est devenu une sorte de consultant en sociologie française, aussi bien ici qu’à l’étranger. Penses-tu qu’un écrivain peut être observateur de son temps au point de pallier les lacunes « émotionnelles » des intellectuels installés ?

Des observateurs, il y en a de toutes sortes. L’écrivain, et plus largement l’artiste, n’est pas supérieur par sa vision, ses intuitions, sa puissance affective. Ce qui le distingue peut-être, et c’est particulièrement frappant chez Houellebecq, c’est le côté Diogène, son indifférence quant à certains codes, une certaines monstruosité sociale, la possibilité d’une parole qui blesse. « Le poète est un parasite sacré » disait justement Houellebecq.