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Points de vue sur les Gilets jaunes
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.zones-subversives.com/2019/10/points-de-vue-sur-les-gilets-jaunes.html
La gauche intellectuelle et militante reste secouée par le mouvement des Gilets jaunes. Certains dénoncent une agitation populiste voire fasciste. D'autres y décèlent l'insurrection qui vient. Quoi qu'il advienne, les gilets jaunes ont profondément bouleversé le mouvement social.
Le mouvement des Gilets jaunes apparaît inédit et inattendu. Ses pratiques de lutte, ses lieux d’action, sa composition sociale, sa diversité idéologique et ses multiples revendications distinguent ce mouvement social qui sort de l’encadrement des partis et des syndicats.
Les intellectuels de gauche sont divisés par rapport aux Gilets jaunes. Certains soutiennent une révolte populaire qui porte des perspectives d’égalité et d’émancipation. D’autres dénoncent la confusion idéologique qui alimente les idées réactionnaires.
La revue Lignes se révèle également divisée à ce sujet. Ses contributeurs ont pourtant partagé des points de vue similaires au sujet de la révolte des banlieues de 2005 ou de la vague d’attentats en 2015. Malgré leurs divergences, ces intellectuels considèrent que les causes du mouvement des Gilets jaunes demeurent justifiées. Un débat traverse le numéro 59 de la revue Lignes sous le titre « Gilets jaunes : une querelle des interprétations ».
Révolte populaire et spontanée
Sophie Wahnich tente d’éclairer le mouvement des Gilets jaunes à la lumière de l’Histoire. Les Gilets jaunes ne sont pas des militants politiques qui mettent en avant leur idéologie. « Les Gilets jaunes apparemment ne sont ni encartés, ni syndiqués, ni clairement politisés au sens d’une appartenance assumée à une sensibilité politique identifiable », observe Sophie Wahnich. Ils manifestent souvent pour la première fois. Ils se disent mal payés mais aussi ignorés et méprisés. Cet événement déclenché par la taxe carbone révèle une aspiration à la liberté et à l’auto-organisation. « C’est notable dans la grande inventivité formelle, tactique et stratégique qui a été la leur et qui ne pourra être seulement refoulée », souligne Sophie Wahnich. Ce mouvement s’accompagne d’une importante sympathie de la part d’une grande majorité de la population.
Les éditorialistes et politiciens macronistes désignent ce mouvement comme « poujadiste ». Les drapeaux tricolores, la Marseillaise et la demande antifiscale restent des marqueurs d’extrême-droite. L’apolitisme des Gilets jaunes tolère ces symboles de confusion, ce qui effraie les intellectuels et militants de gauche, des républicains aux anarchistes.
Mais la nouveauté des Gilets jaunes suscite la sympathie. Ce mouvement invente de nouvelles pratiques de lutte. « Les gens étaient quasi neufs pour la plupart et ils ont inventé des formes kaléidoscopiques avec la multitude de ronds-points et de pages sur les réseaux sociaux », décrit Sophie Wahnich. Avec les occupations, les blocages et les manifs insurrectionnelles, l’Etat a peur. Le pouvoir déclenche alors la répression à partir de décembre 2018. Les violences policières se multiplient.
Jacob Rogozinski souligne la dimension imprévisible du mouvement des Gilets jaunes. C’est ce qui caractérise un véritable événement. La Commune de 1871, lesgrèves de 1936, la révolte de Mai 68 sont également des soulèvements imprévisibles. Cet événement impose, pour le comprendre, de changer de catégories d’analyse et de penser autrement. « Comme tout événement, il opère un clivage entre ceux qui sont sensibles à sa nouveauté, à sa force d’effraction, et ceux qui insistent au contraire sur ces aspects les plus problématiques ou s’effrayent par avance de ses conséquences », observe Jacob Rogozinski.
Ce mouvement se distingue par son ancrage social et territorial, par son absence de chefs et par l’apparition de tendances démocratiques radicales. Ce mouvement émerge dans des zones périurbaines dans lesquelles il ne s’est jamais rien passé. Il est porté par des catégories sociales qui n’ont pas l’habitude de se politiser. Personne n’a imaginé voir la préfecture du Puy-en-Velay incendiée.
La spontanéité et l’auto-organisation sont dénoncées par les avant-gardes léninistes qui fustigent un « manque de discipline ». C’est pourtant ce qui fait la force de ce mouvement, qui lui permet de mobiliser largement et de tenir sur la durée. Les Gilets jaunes affirment leur capacité politique en dehors de tout parti existant. La revendication du RIC émerge pour demander plus de démocratie. Mais elle est également critiquée car elle ne remet pas en cause la démocratie représentative et la classe dirigeante. « Dans cette perspective, il ne s’agit plus d’exiger d’être mieux représenté, mais d’abolir toute instance de représentation politique », souligne Jacob Rogozinski. Les Gilets jaunes de Commercy appellent à multiplier les comités populaires et les assemblées. Une organisation horizontale doit permettre de se coordonner à travers des délégués avec des mandats révocables et tournants.
Mais ces formes d’auto-organisation ont été écrasées dans les révoltes historiques. Les sections de sans-culottes de la Révolution française ont été démantelées par Robespierre. Les communautés libertaires de la révolution espagnole de 1936 ont été anéanties par les staliniens et les franquistes. Les soviets de la révolution russe ont été engloutis par la bureaucratie bolchevique. Ces formes d’auto-organisation surgissent de manière spontanée mais finissent par se déliter. « Il faut reconnaître qu’elles ont été vaincues en raison d’une faiblesse interne : dès que retombe l’effervescence des soulèvements, la chair du social tend à se défaire, à se disperser à nouveau en une multitude passive d’individus isolés », analyse Jacob Rogozinski.
Dangers réactionnaires
Le philosophe Arnaud Tomès évoque le populisme supposé des Gilets jaunes. Les éditorialistes dépeignent cette révolte populaire en mouvement poujadiste et fascisant. L’historien Gérard Noiriel rappelle que les révoltes sociales s’attaquent souvent à la fiscalité pour cibler l’Etat central.
Ernesto Laclau théorise la stratégie populiste qui consiste à agglomérer des milieux sociaux différents, comme les employés, les ouvriers et les petits patrons. Des demandes sociales et démocratiques doivent unifier le peuple. Néanmoins, Laclau insiste sur l’importance du chef alors que les Gilets jaunes rejettent toute forme de délégation institutionnelle. Mais cette stratégie repose sur la confusion. Surtout, une fois élus, les partis populistes remplacent leurs promesses de démocratie directe pour s’approprier les différents appareils de pouvoir au nom du peuple.
Le philosophe Alain Badiou, pétri d’idéologie maoïste, ne soutient pas le mouvement social. Il comprend les causes de la révolte, avec l’appauvrissement de la populationliée à la crise économique. Mais il considère les Gilets jaunes comme un ramassis de boutiquiers et de petits patrons guidés par des aspirations réactionnaires.
Alain Badiou fustige également la spontanéité et l’auto-organisation du mouvement. « Leurs proclamations, leur désorganisation périlleuse, leurs formes d’action, leur absence assumée de pensée générale et de vision stratégique, tout cela proscrit l’inventivité politique », estime Alain Badiou. Le maoïste préfère les partis disciplinés qui n’ont pourtant jamais rien obtenus de valable. Le philosophe souligne l’échec des mouvements Occupy. Il insiste sur l’importance du Parti pour diriger les révoltes populaires.
Néanmoins, Alain Badiou pointe une limite importante du mouvement. Les Gilets jaunes reposent sur l’unité contre Macron, voire sur une opposition entre unpeuple supposé homogène et des élites. Cette unité reste factice. Ensuite, le mouvement ne propose aucune véritable perspective politique au-delà de la démission de Macron. Mais Alain Badiou se fourvoie lorsqu’il insiste sur le rôle moteur de l’idéologie. C’est bien l’action directe, les pratiques de grèves et de blocages qui restent le moteur des révoltes sociales.
Faillite de la gauche
Le sociologue Philippe Corcuff estime au contraire que ce sont les partis de gauche qui entretiennent la confusion et nourrissent le danger réactionnaire. Philippe Corcuff veut en finir avec la gauche radicale en France. Cette mouvance comprend les débris de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), de l’altermondialisme avec ATTAC, et des syndicats comme Solidaires. Cette gauche émerge dans les années 1990 et se focalise sur la dénonciation du néolibéralisme. Le mouvement de l’hiver 1995, le référendum européen de 2005 et la lutte contre le CPE en 2006 restent ses grandes victoires. Mais cette vieille gauche semble essoufflée.
Le contexte intellectuel évolue. Les thématiques identitaires et la montée del’extrême-droite ciblent les migrants et les musulmans. Se focaliser sur le néolibéralisme conduit à occulter le danger du nationalisme et des mesures sécuritaires issues de l’antiterrorisme. Le courant du souverainisme de gauche semble indifférent à ce danger et tend à l’alimenter.
Ensuite, la gauche s’indigne des diverses formes de dominations mais refuse de penser des perspectives émancipatrices. La spécialisation académique se focalise sur des aspects séparés. La logique postmoderne valorise la « déconstruction » et l’émiettement du sens.
Un confusionnisme se diffuse. L’extrême-droite incarnée par Alain Soral s’appuie sur la critique du « système ». Mais la gauche se contente d’une critique superficielle et simpliste du néolibéralisme et de la « pensée unique » qui peut déboucher vers des discours complotistes. Des économistes de gauche valorisent même la « solution nationale » contre l’Europe. Frédéric Lordon ne cesse de célébrer les vertus de l’Etat-nation. Le rejet de Macron peut même déboucher vers des alliances avec l’extrême-droite. L’éditeur Eric Hazan estime que le mouvement des gilets jaunes permet une alliance souhaitée entre extrême-droite et extrême-gauche.
C’est dans ce contexte de décomposition intellectuelle et politique que surgit le mouvement des gilets jaunes. La gauche ne cesse de minimiser les discours anti-migrants et complotistes pour repeindre le mouvement en rouge. Le gauche idéalise le bon peuple et se contente de suivre un mouvement qu’elle ne comprend pas. Les structures et les appareils de la gauche ne portent plus aucune perspective d’émancipation individuelle et collective. Mais des groupes locaux et des pratiques d’auto-organisation peuvent permettre de reposer la question de l’émancipation.
Judith Balso reprend les fantasmes de la gauche parisienne sur le mouvement. Les gilets jaunes seraient manipulés par l’extrême-droite. Son point de vue est révélateur de la vieille gauche et de ses intellectuels déconnectés des luttes sociales. Les conditions de vie des exploités ne préoccupent pas cette mouvance. Le peuple doit alors s’unir derrière la défense des services publics et de l’Etat.
Limites du réformisme
Gérard Bras observe le retour de la notion de peuple. Les gilets jaunes remettent en cause la représentation politique et les institutions traditionnelles. Ils opposent alors le peuple à la classe dirigeante. Néanmoins, les gilets jaunes évoquent aussi l’idée d’un peuple homogène contre les élites. Cette lecture peut exclure les étrangers et les immigrés. Ensuite, la notion de peuple occulte les clivages de classe qui traversent la société. Le peuple comprend des groupes sociaux qui ne partagent pas les mêmes intérêts.
Yves Dupeux évoque les limites politiques du mouvement. Cette protestation ne s’inscrit pas dans une perspective révolutionnaire. Les gilets jaunes dénoncent les excès du capitalisme, sans le remettre en cause. « Ils s’en prennent à ceux qui profitent du système plutôt qu’au système du profit », résume Yves Dupeux.
Guillaume Wagner observe également que les gilets jaunes avancent surtout des revendications modérés. Ils demandent des augmentations de salaires et des réformes institutionnelles comme le RIC. « Pour l’heure, les Gilets jaunes ne veulent pas de révolution ; si, par révolution, nous entendons abolition irréversible de l’économie politique, de l’exploitation et de la marchandise, c’est-à-dire de la société de classe », analyse Guillaume Wagner. Les Gilets jaunes veulent un nouveau compromis social, avec de nouveaux droits. Mais la situation économique empêche une amélioration de leurs conditions. La révolution peut alors s’imposer comme une nécessité.
Mais le mouvement des Gilets jaunes ne repose pas sur une idéologie politique. Les discussions autour des ronds-points et des péages portent sur les conditions de vie et sur les problèmes du quotidien. « Se rendre compte qu’on subit tous les mêmes rouages d’exploitation engendrant les mêmes galères, et toutes les barrières idéologiques fabriquées par les médias pour nous isoler les uns les autres s’effondrent », observe Guillaume Wagner. Une force collective se crée, non pas à partir d’une identité mais à partir d’une condition partagée. Le mouvement part du vécu de prolétaires qui subissent l’exploitation. Cette force collective rejette l’Etat et les partis. Elle se méfie de la récupération, des institutions, de toute forme de représentation et d’encadrement.
Les manifestations et les blocages montrent leurs limites. La grève active devient indispensable pour briser la routine du quotidien. « En effet, le lundi, on retourne courber l’échine, au taf, au pôle emploi ou à la caf », regrette Guillaume Wagner. Mais la grève doit se généraliser, y compris en dehors des entreprises. Ce mouvement doit « fusionner » la grève générale de décembre 1995, le mouvement des chômeurs de 1998, la lutte anti-CPE de 2006 et la révolte des quartiers populaires de l’automne 2005. La grève doit se propager dans tous les secteurs de travail, mais aussi dans toutes les expériences du quotidien.
Débats et analyses
La revue Lignes proposent des contributions originales. Les points de vue exprimés ont le mérite de la clarté. Même si beaucoup restent finement nuancés. Ces articles reflètent bien les débats qui agitent les milieux intellectuels et militants à propos de cette révolte singulière. La revue peut donc permettre de nourrir la réflexion à travers des points de vue divers.
L’hostilité au mouvement provient de la vieille gauche la plus racornie. Alain Badiou, qui baigne dans la petite bourgeoisie intellectuelle, croit voir les « classes moyennes ». Mais les Gilets jaunes peinent à survivre et dénoncent les faibles revenus. Ils aimeraient vivre dans le même confort que le philosophe maoïste pour disserter paisiblement sur l'idée communiste.
La composition sociale du mouvement fait débat. Beaucoup d’intellectuels se réfèrent à la notion confuse de peuple. Ce serait l’alliance des petits patrons avec leurs employés. Mais les gilets jaunes sont avant tout des exploités. Les commerçants ont soutenu la dénonciation des taxes au début. Mais ils sont rapidement sortis d’un mouvement qui demande l’augmentation des revenus et attaquent les centres-villes commerçants. Les « artisans » sont bien souvent des travailleurs manuels et des auto-entrepreneurs qui touchent de faibles revenus. On est loin du « parti de la boutique » avec ses riches commerçants.
Mais les gilets jaunes ne luttent pas dans les entreprises. Ce n’est pas la position sociale et le statut qui sont déterminants, mais le niveau de vie et les revenus. C’est sans doute la force de ce mouvement populaire qui sort de l’esthétique de gauche colonisée par les cadres de la fonction publique. Mais c’est aussi sa limite. L’opposition entre les salariés et les patrons, entre les exploiteurs et les exploités, n’est pas mise en avant. Mais Philippe Corcuff souligne que la gauche radicale abandonne toute analyse de classe pour une bouillie semi-complotiste. Les gilets jaunes sont aussi le produit du contexte intellectuel et politique.
Les intellectuels de gauche sont également désarçonnés par la spontanéité de la révolte. Ils se sentent davantage rassurés par les slogans vides de sens et les ballons de la CGT. Mais Alain Badiou réduit les limites de ces mouvements à leur auto-organisation et à leur absence d’encadrement. Pour lui, un mouvement digne de ce nom doit être piloté par une secte bureaucratique, maoïste et dirigée par un philosophe, normalien de préférence. Les vieilles pleurnicheries autour de la défense de l’Etat et des services publics sont également absentes du mouvement. De manière plus subtile, des intellectuels comme Jacob Rogozinski plaident pour l’intégration du surgissement spontané dans l’appareil d’Etat et la démocratie représentative. Mais ce serait vider le mouvement de son contenu et de sa force transformatrice.
Les critiques les plus pertinentes du mouvement attaquent au contraire son côté réformiste et citoyen. Philippe Corcuff décrit bien la décomposition intellectuelle de la gauche. Mais il évoque peu sa dimension réformiste. L’abandon de l’analyse de classe pour une morale citoyenniste reste le cœur du problème. Des contributeurs de la revue Lignes s’inscrivent toujours dans cette démarche. Au contraire, Guillaume Wagner insiste sur l’importance de la lutte des classes. Il évoque les limites d’un mouvement qui prend la rue et les ronds-points, mais délaisse les entreprises.
Les gilets jaunes attaquent surtout les flux et les banques. Mais ils évoquent peu la grève et le blocage des lieux de production. L’approche de Guillaume Wagner s’avère la plus pertinente. Il délaisse les considérations morales sur le mouvement pour analyser ses limites et ses perspectives stratégiques. Comment gagner et pour quelle société restent les questionnements centraux qui doivent animer les gilets jaunes et les révoltes sociales à venir.
Source : Revue Lignes n°59, « Gilets jaunes : une querelle des interprétations », 2019
Extrait publié sur le bog de Philippe Corcuff sur Mediapart
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Vidéo : Gilets jaunes : "On veut montrer que la foule est hystérique, sauvage, barbare", émission mise en ligne sur le site Arrêt sur images le 14 décembre 2018
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Radio : « Tout ce qui bouge n’est pas rouge », émission diffusée sur France Culture le 1er mars 2019
Eric Aeschimann, « Je n’y vois rien qui m’intéresse » : Alain Badiou contre les « gilets jaunes », publié sur le site du magazine L'Obs le 18 mai 2019
Nicolas Truong, Les intellectuels rouges s’écharpent sur les « gilets jaunes », publié dans le journal Le Monde le 28 février 2019
Jacques Fradin, Qu’aurait pu dire Alain Badiou des « gilets jaunes » ?, paru dans lundimatin#184, le 27 mars 2019
Vincent Coquaz et Robin Andraca, «Le Monde» a-t-il «censuré» un texte du philosophe Alain Badiou critique envers les gilets jaunes ?, mis en ligne sur le site du journal Libération le 13 mars 2019