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Sécheresse: dans la forêt vosgienne, sapins et épicéas "n’arrêtent plus de mourir"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Dans les Vosges, épicéas et sapins meurent en masse et ce bois mort ne sert plus qu’à produire du combustible. Une « crise silencieuse » selon un bûcheron, écologique comme économique. Pour la sauver, faut-il transformer la forêt vosgienne en pinède corse ?
- Masevaux (Haut-Rhin), reportage
C’est un mal qui gangrène peu à peu toute la forêt vosgienne. Les uns après les autres, sapins et épicéas meurent frappés par le manque d’eau et la chaleur. ll suffit de s’arrêter sur la départementale qui mène au Ballon d’Alsace, dans la vallée de la Doller, tout au sud du massif, pour s’en rendre compte. Les versants habituellement verts sont mangés par de vastes étendues rouges. Des milliers d’arbres morts sur pied. « La forêt telle qu’on la connaît est en train de disparaître », alerte Jean-Charles Willaume. Le technicien de l’Office national des forêts (ONF) de Masevaux (Haut-Rhin) voit son lieu de travail se métamorphoser sous ses yeux.
Il y a encore quelques années, les arbres secs n’étaient qu’un souci de quelques semaines, réglé à la sortie de l’hiver. Les quelques sapins dont la sève ne remontait pas rougissaient au retour des beaux jours. Les bûcherons, qui les surnommaient les « coquelicots », les repéraient facilement au milieu des futaies. Ce grand ménage de printemps concernait quelque 500 m³, vite coupés, vite transformés.
Dans cette parcelle privée à Sewen, les sapins et les épicéas dépérissent massivement..
Mais, en 2016, le nombre de « coquelicots » a subitement grimpé, à 1.000 m³. Puis 1.500 m³ en 2017, 2.000 m³ en 2018. Depuis le mois de janvier, déjà 4.000 ou 5.000 m³ ont dû être abattus. Et cela pourrait atteindre les 8.000 m³ d’ici fin décembre, craint Jean-Charles Willaume. Même le versant nord, habituellement épargné, souffre cette année. Sur la parcelle d’un propriétaire privé à Sewen, 502 mètres d’altitude, seul un jeune charme, aux feuilles d’un vert clair vif, tient le coup au milieu d’une demi-douzaine de sapins aux aiguilles rouges.
« Les exploitants se moquaient que ces forêts soient plus sensibles aux aléas climatiques, puisqu’elles étaient rentables ! »
« Ceux-là, ils ont crevé il y a quelques semaines, dit à Reporterre le technicien, accablé, comme si lui-même n’en revenait pas. Le bûcheron est passé là il y a deux ou trois mois couper une première fois les bois secs. S’ils avaient déjà rougi à l’époque, il les aurait enlevés. Maintenant, certains crèvent même en plein été. C’est nouveau, ça. Ils n’arrêtent plus de mourir. » À certains endroits, des coupes rases balafrent la montagne.
Cette catastrophe écologique et économique n’étonne guère le forestier et écologue Alain Persuy, qui évoque ces forêts plantées par l’Homme depuis 150 ans :
Ces dépérissements sur des milliers d’hectares étaient prévisibles. Cela fait trente, quarante ans que l’on prévient des dangers de la monoculture de résineux ! »
En remplaçant les hêtres par des épicéas, en favorisant les plantations serrées, en coupant des arbres à peine adultes, les sylviculteurs ont fragilisé l’écosystème forestier. « Les exploitants se moquaient que ces forêts soient plus sensibles aux aléas climatiques, puisqu’elles étaient rentables ! Maintenant, on se rend malheureusement compte que nous avions raison », dit-il. Pour la flore et la faune sauvages, la peine est double. Malmenée depuis des décennies par l’uniformité de ces forêts, la biodiversité est anéantie lors des coupes rases. Les végétaux sont détruits, les animaux chassés.
Gilbert Gully au volant de son débusqueur. Ils sont débardeurs de père en fils depuis cinq générations.
La crise a démarré après deux années très pauvres en précipitations. Alors que Sewen a été arrosée de 2.500 millimètres de pluie par an en moyenne entre 1981 et 2010, la station météo du village a enregistré moins de 1.800 millimètres d’eau en 2014 et 2015. Depuis, la situation s’est à peine améliorée : environ 2.000 millimètres par an, un déficit annuel de 20 %. Une sécheresse que Gilbert Gully vit au quotidien au volant de son imposant « débusqueur ». Avec son fils, ils sont les derniers débardeurs de la vallée. C’est à eux que reviennent la tâche titanesque de sortir toutes les grumes — le bois abattu et ébranché — de la forêt. « Avant, on bossait huit mois sur douze dans la boue. L’hiver, il y avait de la neige, les chemins de débardage étaient détrempés, raconte-t-il. Il se souvient d’avoir vu son père déneiger pendant des jours pour accéder à la forêt. De l’histoire ancienne : « Aujourd’hui, on est toute l’année dans la poussière. »
Dévorés par les insectes et les champignons, les arbres ne servent plus qu’à produire du combustible
Si la quantité d’arbres morts reste inférieure à la tempête historique de 1999 — 18.000 m³ avaient alors été coupés —, Jean-Charles Willaume estime les pertes financières plus importantes. « Contrairement à ce qui se passe lors d’une tempête, où les dégâts sont spectaculaires, cette crise est silencieuse. Donc, même si elle est grave, nous n’avons obtenu aucune aide. » À la vente, un sapin vert vieux de 100 ou 125 ans, qui servira pour de la charpente ou de la construction, peut se négocier 70 euros le m³ dans les scieries locales. « S’il est coupé rapidement après avoir viré au rouge, on peut encore espérer en tirer 50 euros », dit le technicien. Mais aujourd’hui, la demande ne suit pas et avec la chaleur, les arbres dépérissent vite. Après quatre ou cinq mois, dévorés par les insectes et les champignons, ils ne servent plus qu’à produire du combustible ou sont exportés vers l’ogre chinois. Il est alors difficile d’en tirer plus de 30 euros le mètre cube. À peine de quoi couvrir le coût de son exploitation.
« Contrairement à ce qui se passe lors d’une tempête, où les dégâts sont spectaculaires, cette crise est silencieuse. »
La situation est d’autant plus préoccupante que ce qui se passe dans la vallée de la Doller ne pourrait être qu’un avant-goût de ce qui attend toute la région. « Dans les scénarios pessimistes, c’est-à-dire sans politique climatique active, la sécheresse moyenne des sols à la fin du siècle sera équivalente aux records d’aujourd’hui, dit Sophie Roy, coordinatrice technique pour la climatologie à Météo France Nord-Est. On se dirige vers un assèchement général des sols. » La sécheresse a ainsi touché 40 % des terres alsaciennes l’an dernier, contre une normale décennale de 15 %.
Sapins et épicéas sont-ils condamnés à disparaître ? On n’en est pas encore là, estime Hubert Schmuck, du département santé des forêts de l’ONF à Sarrebourg (Bas-Rhin). « Une partie des arbres va s’adapter et se régénérer de manière naturelle, explique-t-il. Mais ces essences ont des limites. Si elles n’arrivent plus à pousser correctement, on ne s’interdit pas de planter de nouvelles essences ou de nouvelles provenances, qui permettront d’avoir un bois de meilleur qualité. Notre objectif reste de produire du bois d’œuvre [1], pas seulement de maintenir des espaces boisés. »
Des mini-forêts tests sont en expérimentation, plantées d’essences méditerranéennes
Cette idée de faire venir des essences de Méditerranée dans le nord-est de la France fait peu à peu son chemin. Plusieurs projets nationaux rassemblent scientifiques et forestiers et la région Grand Est a décidé en avril de financer la création d’« îlots d’avenir » : des mini-forêts tests censées donner un aperçu de la forêt de demain. À Masevaux, Jean-Charles Willaume, technicien de l’ONF, vient de passer commande de quelques centaines de graines de sapins de Bornmüller, de cèdres de l’Atlas, de pins laricio de Corse et de Calabre à son pépiniériste. « On sait déjà que le Bornmüller, venu de Turquie, est un bon candidat pour compléter les peuplements de sapins sur certains versants », affirme Hubert Schmuck, qui participe au pilotage de ces tests.
Transformer la forêt vosgienne en pinède corse n’est pas à l’ordre du jour. Mais ces expérimentations suscitent la méfiance de l’écologue Alain Persuy. « Il faut faire très attention à ne pas déconnecter les arbres de leur milieu, de leur écosystème », explique-t-il. Avant de regarder quoi piquer ailleurs, il milite plutôt pour redonner de la place à la nature et récréer des vraies forêts :
Une forêt, ce n’est pas juste une plantation d’arbres. Ce sont aussi des insectes, des champignons, des végétaux, des mousses, des oiseaux, une faune sauvage… »
Un écosystème vivant et varié, à l’entendre, bien plus résistant que des espaces cultivés.