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Jean-Jacques Rousseau, critique du mondain

Lien publiée le 24 octobre 2019

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(Crédits photo : Marie-France Flahaud, 1977)

La nature chez Rousseau, ce terrain vague dans la culture

  • Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est à l’origine de la sensibilité moderne mais d’une autre manière, la sienne. Il fallait pour la faire naître en passer par la sensibilité d’un seul, une solitude qui avait sa logique autant que ses passions. On ne fait pas commencer un monde, et Rousseau est un commencement à partir d’une fin, celle de l’Ancien régime, avec la seule raison et la pointe sèche de la critique. Rendre la raison sensible sans quoi, y compris armée des plus fines analyses, elle est incapable de se soucier des domaines de l’homme.
  • Rousseau est un philosophe complexe  car s’il n’est pas un homme de systèmes, il pense ses contradictions. La force de sa pensée lui vient moins de sa capacité à ordonner que de sa volonté d’en découdre. Mais cette volonté ne se tourne pas vers les détails et les anecdotes de son temps, elle embrasse l’humanité dans son ensemble. Voltaire ne s’y trompe pas lorsqu’il écrit cyniquement : « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie ; vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. Vous peignez avec des couleurs bien vraies les horreurs de la société humaine dont l’ignorance et la faiblesse se promettent tant de douceurs. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre Bêtes. » Il s’agit bien de cela : du genre humain. Non pas contre, comme l’écrit Voltaire, mais avec. Rousseau ne s’exclut jamais de ce qu’il pense, estimant à juste titre qu’une anthropologie digne de ce nom ne peut commencer que par soi. Anthropologie bien ordonnée commence par soi-même et celle de Rousseau, contrairement à celle de Hobbes, ne commence pas avec l’animal mais avec l’homme.
  • Sa critique de la société et sa célébrité, l’une ne se confondant pas avec l’autre, commencent en 1750 avec la publication du Discours sur les sciences et les arts (1750). L’avertissement à ce texte donne le ton :« Mais il fallait qu’une faveur d’abord injuste m’attirât par degrés une rigueur qui l’est encore plus. » Comment s’en prendre aux vices de la société et se voir récompensé par elle ? Cette contradiction hantera Rousseau mais elle ne relève pas du simple caprice comme une vague lecture psychologique, celle que l’on affectionne aujourd’hui, pourrait l’affirmer en clignant de l’œil : regardez tous le thuriféraire Rousseau qui goûte la réussite dans son siècle ! Les malins se contenteront de cela. Les malins se contentent toujours.
  • Comment peut-on aimer la vie en critiquant le monde ? Faut-il pactiser, et jusqu’où, avec ce que l’on condamne sans réserve ? Jean Starobinski dans Jean-Jacques Rousseau, La transparence de l’obstacle exprime parfaitement cette contradiction vécue qui, à un autre niveau, recouvre celle de toute critique : « Sa critique, qui s’en prend à un mal radical, ne veut rien avoir de commun avec la critique que les « philosophes » dirigent  de leur côté contre les institutions abusives. » La radicalité de Rousseau consiste à penser que la critique des philosophes est une partie du mal social, certainement pas une thérapie. Quelle unité peut-on espérer, quels accords des consciences peut-on attendre de philosophes qui ne sont pas capables de s’accorder sur des concepts qu’ils présentent eux-mêmes dans une fausse transparence ? Ainsi dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « C’est la raison qui engendre l’amour-propre ; et c’est la réflexion qui le fortifie ; C’est la Philosophie qui l’isole ; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant, péris si tu veux je suis en sécurité. » Les philosophes font encore partie du monde qu’ils critiquent car il ne s’en prennent pas à la racine du mal : l’exploitation cynique de la séparation des consciences. Ils jettent le discrédit sur des notions communes (vertu, justice, vérité) et exercent leur critique plus pour paraître que par exigence envers les hommes et envers eux-mêmes.
  • « Puissances de la terre, aimez les talents, et protégez ceux qui les cultivent. Peuples policés, cultivez-les : heureux esclaves, vous leur devez ce goût délicat et fin dont vous piquez ; cette douceur de caractère et cette urbanité de mœurs qui rendent parmi vous le commerce si liant et si facile ; en un mot, les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune. » Le Discours sur les sciences et les arts fait droit à ce surprenant basculementLa vertu est apparente quand elle ne passe que par les choses, quand elle se trouve médiatisée par l’intérêt et le commerce des biens. Le paraître n’est pas simplement distincte de l’être homme, il en est l’aliénation. Avant Karl Marx, Rousseau envisage clairement le fétichisme de la marchandise comme une perte de soi dans le reflet des choses. Dans ce nouvel ordre factice, « on n’ose plus paraître ce que l’on est ».  La cohérence, qui ne peut naître que de l’accord des consciences, est perdue dans ce troupeau d’intérêts ratiocinant sur eux-mêmes plus que sur la société qui les produit. Le paraître ne se sait pas, Socrate en faisait déjà la critique du haut de sa laideur. La prétention de vouloir en être ternit toute forme de savoir et dégrade la critique en un concours d’éloquence quand ce n’est pas en une bataille de caquets. Ce qui constitue, pour Rousseau, « un métier très messéant à un homme d’honneur. » 
  • Au fond, la critique des philosophes est un symptôme, un faux remède qui ne prend pas le mal à la racine. C’est ce mal qui les fait parler. Comment pourraient-ils le réduire en parlant encore ? Si « le faux est susceptible d’une infinité de combinaisons », d’où peut provenir l’unité si ce n’est de la conscience immédiate de ce qu’il y a de sacré en l’homme : « Mais ces vains et futiles déclamateurs vont de tous côtés, armés de leurs funestes paradoxes  : sapant les fondements de la foi, et anéantissant la vertu. Ils sourient dédaigneusement à ces vieux mots de patrie et de religion et consacrent leurs talents et leur philosophie à détruire et avilir tout ce qu’il y a de sacré parmi les hommes. » 
  • On comprend mieux en lisant ces lignes pourquoi Rousseau faisait figure d’inclassable dans un siècle qui fut, selon le mot de Cassirer, « le siècle de la critique » tout autant que celui de la philosophie. Les « futiles déclamateurs » ne sont-ils pas eux aussi animés d’une impulsion critique contre les fondements de la foi, la religion au service de l’injustice et la vertu qui ne se pense pas ? Rousseau adresserait-il une critique rétrograde à ce « siècle critique » qu’il juge futile ? Quelle est « l’unité de nature entre Philosophie et Critique » se demande Cassirer dans La philosophie des Lumières ? Il est certain que cette unité s’exprime différemment chez Rousseau que chez les Aufklärers du grand siècle de la Critique. Car l’unité chez Rousseau n’est pas une synthèse mais une unification contradictoire. De quoi ces futiles déclamateurs sont-ils les ennemis ? Moins de la vertu et des dogmes que de l’opinion publique ajoute Rousseau, cette vilaine doxa que Pascal faisait régner sur le monde. Et derrière elle, du peuple. C’est le peuple qu’ils haïssent, hier comme aujourd’hui. Le peuple et pas la foule, le peuple capable de retrouver politiquement une unité perdue quand tout est entrepris pour en faire une masse aveugle et stupide qu’il suffit de régenter en paraissant à elle sans autre volonté que celle de le tromper. C’est justement cette synthèse contradictoire qui est si difficile à penser chez Rousseau : un homme qui prend fait et cause pour une doxa populaire qu’il sait facile à tromper.  C’est cette exigence pour les hommes contre les forces du paraître qui fait de lui autre chose qu’un philosophe : un révolutionnaire.
  • « Je demanderai seulement   : qu’est-ce que la philosophie ? Que contiennent les écrits des philosophes les plus connus ? Quelles sont les leçons de ces amis de sagesse ? A les entendre, ne les prendrait-on pas pour une troupe de charlatans criant, chacun de son côté sur une place publique  : Venez à moi, c’est moi seul qui me trompe point ; L’un prétend qu’il n’y a point de corps et que tout est représentation. (…) Celui-là, que les hommes sont des loups et peuvent se dévorer en toute sécurité. » La rupture entre les êtres commence par l’émiettement des idées lui même consécutif d’un divorce entre la culture et les finalités politiques. A quoi bon philosopher quand « l’orgueil des Grands »s’évertue à penser qu’il est plus facile d’éclairer les peuples que de les gouverner ? La critique de la société chez Rousseau en passe donc par une critique de la critique mondaine qui anticipe Karl Marx dans La sainte famille. Rousseau veut résorber le divorce entre les puissants et les Lumières et il sait que cette synthèse relève moins d’une nouvelle philosophie que d’une nouvelle praxis.
  • La critique politique de Rousseau commence véritablement en 1755 avec la publication du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Ce texte pose le problème politique dans sa ligne la plus sérieuse et la plus dialectique : celle de l’anthropologie politique. La question posée par l’Académie de Dijon est d’emblée réorientée par Rousseau : comment connaître l’origine de l’inégalité parmi les hommes si on ne connaît pas les hommes eux-mêmes ? C’est exactement le thème de l’Emile, celui du « roman de la nature humaine ». Reste à savoir ce qu’est cette nature humaine sans en passer par Dieu. Comment défendre « la cause de l’humanité » sans se méprendre sur la nature humaine ? Une formule résume à elle seule l’idée directrice : « ce n’est pas l’homme de l’homme, c’est l’homme de la nature » (Emile) Parlant de son élève en ces termes, Rousseau cherche à revenir à une unité perdue. Non pas en revenant au commencement mais en luttant contre la dépravation des mœurs,  au règne du paraître et de ces philosophes qui raillent et altèrent la conscience immédiate, autrement nommée « conscience naturelle ». Mais qu’est-ce que ceci ? Un nouveau spontanéisme ? Une correspondance mystique avec la nature ? Non, la conscience naturelle est celle qui se vit comme contradictoire, aussi bien avec l’ordre théologique qu’avec sa supposée libération comme conscience émancipée, les Lumières.
  • Il ne saurait y avoir pour Rousseau d’émancipation in abstracto. Sa critique de la théocratie monarchique n’est pas une opposition mais une compréhension historique. Cette critique peut porter en elle les germes d’une corruption, d’une récupération, si elle ne s’interroge pas sur son origine et son mouvement. Comment peut-on à la fois critiquer l’idéologie féodale, comprendre le mouvement historique dynamique de l’ascension de la bourgeoisie, entre le paysan et l’aristocrate, et critiquer l’idéologie bourgeoise des Lumières ? C’est que cette idéologie est de classe. La critique de l’absolutisme ne recoupe pas celle de la monarchie, y compris chez Diderot. La critique consolide une bourgeoisie lettrée qui s’accommode d’une monarchie tempérée contre cette « généralisation abusive «  de Hobbes qui fait de l’homme un loup.
  • Les plus grands esprits du siècle, dont certain comme Diderot ont goûté la prison de Vincennes, n’ont pas de pensée sociale. C’est ce que comprend Rousseau lorsqu’il dialectise, qu’il historicise, le concept de nature. La nature de l’homme est une production socio-historique contradictoire dissimulée à elle-même, par les philosophes en premier lieu. Dissimulée par un obsédant retour au droit naturel qui est une construction artificielle qui masque la véritable nature, dialectique cette fois, de l’homme historique. Le libéralisme, en lutte contre l’absolutisme, a besoin de naturaliser le droit, de le fixer, de le deshistoriciser. Opération qui consiste à éloigner l’homme de lui-même. Non pas d’une nature originaire qu’il s’agirait de retrouver mais de la conscience qu’il pourrait avoir de son unité historique, sociale, politique. Faire en sorte que l’homme ne puisse plus penser ses contradictions.
  • Pour quelle raison la critique du mondain est elle essentielle à la critique politique de Rousseau ? La conscience naturelle se heurte à cette catégorie du mondain chère à Michel Clouscard. Le mondain est une jouissance permissive sans pensée sociale et une critique de l’oppression théocratique au nom de la licence et de la transgression. Un demi-monde. L’essentiel n’est pas d’être vrai ou faux mais d’en être, de paraître dans les salons. L’argent ne suffit pas, il faut la transgression de l’ordre féodal. Mais une transgression qui passe par dessus le labeur et l’effort. Le travail reste toujours frappé d’indignité. L’aristocrate dans son fief connaissait le labeur des paysans. Le mondain l’ignore car il est sans attache, sans terre. Le mondain, c’est la jouissance sans effort, l’usufruit de position. L’intrigant de cour qui fait de l’incroyance le sésame opportuniste de ses nouveaux droits. La noblesse décadente apporte son style, la bourgeoisie son argent, les lettrés en font la narration, les libertins en jouissent. Rousseau observe.
  • La critique politique n’est pas une simple spéculation, une théorie du pouvoir, un regard extérieur à son objet. Clouscard a raison de noter, dans Critique du libéralisme libertaire,  que Rousseau ne s’intéresse pas aux idées en soi mais à ce qu’elles permettent, à ce qu’elles empêchent pratiquement. Le mondain n’est pas simplement une catégorie abstraite mais une fonction politique qui éloigne la critique dialectique et historique, qui la neutralise. L’artifice intellectuel est déjà le résultat d’un processus économique, une façon de dire pour ne pas dire. Les idées sont prises dans des luttes elles-mêmes appréhendées dans des pratiques. Rousseau rejette la critique prisonnière d’un fétichisme sans histoire. Il ne s’agit pas de remonter le temps pour revenir à un paradis perdu mais de comprendre l’histoire de la perversion, d’en saisir la logique. La critique politique radicale commence quand on comprend que l’homme produit sa nature. A contrario, les théoriciens du droit naturel, pour le progrès, fige la nature de l’homme. D’où cette formule lumineuse de Clouscard : « le progrès n’est qu’un moyen pour accomplir des fins pour le moins conservatrices. » Autrement dit, la régression naturaliste se fait au nom du progrès. Là où Rousseau envisage la nature de l’homme comme une histoire, le conservatisme naturaliste en fait un destin : c’est dans la nature des choses, c’est ainsi.
  • Qu’est-ce que la nature chez Rousseau ? Un terrain vague pour la culture, un lieu qui n’est pas asservi et qui est toujours, pour l’homme, à retrouver pratiquement. Le lieu de la bonne volonté qui ne cherche pas à paraître (devant qui ?) mais à être. La critique politique, afin de ne pas sombrer dans des railleries en miroirs, doit supposer ce lieu possible. Elle doit le faire être.  Il est évident que la saturation progressiste, matérialiste sans conscience, ne veut pas d’un tel lieu. Toutes les friches sans l’autre doivent finir par être exploitées. Il n’y a pas de lieu où l’homme ne puisse se rendre « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes, Discours de la méthode). Cette nature est une potentialité de l’homme, pour son travail, par l’exercice de sa liberté, pour sa psychè (Clouscard). S’il faut arracher la nature aux prêtres, ce n’est certainement pas pour la rendre aux catéchismes libertins et à leur taylorisme organique (et organisme). La nature humaine n’obéit plus à personne, elle n’a de compte à rendre à personne si ce n’est à elle-même. Conquête immense compatible en tous points avec un déisme qui n’impose pas mais qui dispose l’homme à œuvrer librement à son tour.
  • Que reproche fondamentalement Rousseau aux mondains ? De préserver, derrière la fausseté du paraître, un ordre politique méchant, malheureux et injuste dans l’ombre des « fauteurs de despotisme » (Du contrat social, Livre I, chapitre IV) tout en s’octroyant les bénéfices de la bonne conscience critique. C’est donc cette bonne conscience qu’il faudra attaquer. La « conscience naturelle », non pas originaire ou primitive mais exigence de la nature tiendra lieu de juge de paix et de terrain de combat. Elle ne jouera pas le jeu car elle passe à l’acte. Elle ne fait pas que refléter le monde, elle se situe et se donne pour tâche une action. C’est de cela que Voltaire voudra se venger car il s’agit bien de vengeance. La tête de Rousseau que Voltaire veut sur le billot c’est la cohérence de la pensée radicalement critique que l’on décapite. Le dévoilement du faux jeu par le tranchant de la lame. La violence sociale se tient juste derrière le masque du bel esprit. Rousseau est passé de la conscience à la psyché, de la psyché à la praxis, de la praxis à la force révolutionnaire, aiguillonné par une exigence de vérité, une probité qui fait toujours honte à ceux qui se savent compromis.
  • Ne sommes-nous pas, hommes et héritiers des Lumières, en train d’éclairer le peuple ? Qui est cet homme qui admoneste et qui ose parler du sommeil tranquille des philosophes ? « Il n’y a que les dangers de la société entière, écrit Rousseau, qui troublent le sommeil tranquille du Philosophe, et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre ses mains à ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher le Nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine. » Argumenter contre la conscience naturelle qui se sait attachée à la condition historique de ses semblables, argumenter contre soi-même. Voilà ce qui appartient en propre à l’homme civilisé : savoir se châtier soi-même, éteindre la Nature en soi-même, seul terreau véritable de la révolte, ce qui reste quand le paraître a tout absorbé. « L’homme sauvage, ajoute Rousseau, n’a point cet admirable talent ; et faute de sagesse et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l’Humanité. » 
  • Là où Hobbes ne voit que des loups , Rousseau considère déjà l’homme, il ne voit que cela et c’est cela qu’il recherche derrière la Nature. Il découvre, avant Hegel, la fausse conscience éclairée, le dévoiement des Lumières par un conservatisme défensif (1) qui ne vise aucun dépassement et qui nomme progrès le statu quo social au prix des pires régressions de l’homme. « Dans les émeutes, conclut-il, dans les querelles de Rues, la populace s’assemble, l’homme prudent s’éloigne : c’est la Canaille, ce sont les femmes des Halles, qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s’entr’égorger. » Rousseau est le témoin de cette atrophie de la sensibilité qui naît de l’éviction en soi-même de tout conflit. Mais ces contradictions, et c’est cela la grande idée dialectique de Rousseau, ne sont pas inhérentes à la subjectivité mais aux conditions sociales d’existence, à la civilité, aux mensonges du monde. Nous sommes encore trop faux pour pouvoir éprouver une nature qui n’est pas mondaine. Cette fausseté est une déchirure irréductible comme il le confessera bien plus tard.
  • La critique de la mondanité suppose l’invention d’une conscience qui ne soit ni un reflet, ni un fondement mais un tissu de contradictions intériorisées. Ce tissu de contradictions est par essence politique. Autrement dit, comme le rappelle avec justesse Michel Clouscard, « la conscience se produit en tant que conscience politique. Autrement dit, le vecteur, le principe de la mise en ordre, n’est plus le politique en tant que catégorie venue de l’extérieur, mais le politique en tant que principe le plus intime, le plus intériorisé ». Le politique ou la contradiction faite homme. La psyché n’est autre que la conscience du politique, par le politique, comme immanente à la conscience. La dépolitisation suppose une séparation qui sera le résultat d’un travail idéologique : la conscience n’aurait pas besoin du politique pour faire sens. C’est l’intentionnalité vide, le vertige de l’individualité qui se vit et se pense comme séparée du monde pratico-social. Le moi flottant de ce que deviendra le libéralisme est un projet anthropologique de déliaison. Par conséquent, la critique de la mondanité échappe à la mondanité quand elle resitue le problème à une autre hauteur, un niveau anthropologique. Le moi flottant, dépolitisé, est socialement et historiquement produit. C’est le résultat d’un processus certainement pas un fondement.
  • Il ne peut y avoir signification sans intériorisation d’un conflit, d’une guerre, qui peut se résoudre dans une synthèse de plus haut niveau. Ainsi ce n’est pas Dieu le problème mais ce que l’on en fait, le sens qui en résulte pour une conscience qui le crée. Si bien que l’on peut être révolutionnaire tout en croyant en Dieu car la praxis est plus essentielle que l’idée fixe et séparée. Ce qui compte n’est pas l’idée mais le refus de la dissociation. La désintégration sociale est voulue par ceux qui utilisent les conflits d’idées pour séparer les hommes. La conscience politique est justement le refus de telles séparations et la volonté autonome de retrouver une synthèse humaine. Il faut pour cela une vertu qui est aussi force de résistance. La critique de la mondanité en est une.
  • Cette critique, celle du Discours sur les sciences et les arts (1750) et du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) prépare les réflexions du Contrat social (1762) : « Tant que la puissance sera seule d’un côté, les lumières et la sagesse seules d’un autre, les savants penseront rarement d grandes choses, les princes en feront rarement de belles, et les peuples continueront d’être vils, corrompus et malheureux. » Jean Starobinski relève parfaitement la contradiction non surmontée qui est l’essence du mondain et ce que Guy Debord appellera séparation : « Ce que Rousseau déplore, c’est que le pouvoir politique et la culture visent à des fins discordantes. » Mais cette discordance n’est pas naturelle, bien au contraire. Elle est le résultat d’un processus historique qui tend à séparer l’homme de lui-même. La consommation dépolitisée de culture est aujourd’hui l’exemple même de cette contradiction non surmontée et la séparation entre la conscience et le monde qui la produit une des causes de notre malheur.

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(1) Macron est aujourd’hui le parangon de ce dévoiement historique.