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Alessandro Pignocchi : "Il n’y a pas d’écologie sans lutte collective contre le monde de l’économie"

Lien publiée le 1 novembre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Alessandro Pignocchi : «<small class="fine"> </small>Il n'y a pas d'écologie sans lutte collective contre le monde de l'économie<small class="fine"> </small>»

En empruntant des chemins inattendus, reliant l’Amazonie à la Zad de Notre-Dame-des-Landes, Alessandro Pignocchi explique dans cet entretien comment l’Occident a bâti sa domination du monde en distinguant nature et culture. Déconstruire ce présupposé est un préalable pour penser les relations de sujet à sujet.

Reporterre poursuit une série d’entretiens de fond avec celles et ceux qui renouvellent la pensée écologique aujourd’hui. Parcours, analyse, action : comment voient-elles et voient-ils le monde d’aujourd’hui ? Aujourd’hui, l’auteur de bédés Alessandro Pignocchi, ancien chercheur en sciences cognitives et philosophie de l’art. Il s’est lancé dans l’illustration et la bande dessinée avec son blog Puntish, dans lequel il imagine que les dirigeants de la planète ont adopté l’animisme des Indiens Jivaros. Il a publié quatre bandes dessinées dont La Recomposition des mondes (Seuil), chronique d’un printemps de lutte sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes.


Reporterre — Emmenez-nous dans votre enfance. Dessiniez-vous déjà ?

Alessandro Pignocchi — Très tôt, j’ai dessiné des oiseaux. C’était une passion purement livresque puisque j’ai grandi en ville ; à Rome, jusqu’à mes six ans, puis à Paris. Les enfants traversent tous une période de leur développement où ils ont un besoin de catégorisation naturaliste des choses. C’est une capacité qui s’est mise en place chez nos ancêtres, qui étaient entourés d’espèces naturelles qu’il fallait catégoriser de façon essentialiste. Cette capacité cognitive est frustrée chez les enfants urbains. Faute de mieux, certains se passionnent pour les voitures ou les dinosaures, et d’autres, comme moi, se plongent dans les livres sur les oiseaux. Quand nous avons emménagé à Paris, ma mère m’a fait découvrir les sorties ornithologiques. J’ai développé une étroite familiarité avec les oiseaux et leurs chants, qu’à cet âge on mémorise quasiment comme si c’étaient des langues humaines.



Votre passion pour l’observation des oiseaux vous a conduit en Amazonie. Que vous ont enseigné vos voyages parmi les peuples amérindiens ?

À moins de jouer vraiment aux aventuriers, l’un des seuls moyens de passer du temps à observer les oiseaux en Amazonie est de se rendre dans une communauté indienne. Je n’avais pas encore d’intérêt particulier pour les Indiens, je considérais presque leur présence comme un mal nécessaire pour pouvoir observer les oiseaux. À 18 ans, mon intérêt pour les oiseaux s’est doublé d’un penchant pour les drogues hallucinogènes que cuisinaient notamment les Shuars, une branche des peuples jivaros. Je glanais des anecdotes exotiques à raconter à mes copains, mais sans aucune curiosité anthropologique.

Par la suite, un ami m’a invité à lire Les lances du crépuscule, de Philippe Descola. Ça a joué un rôle quasi proustien : me sont revenus des détails anodins que j’avais relevés presque inconsciemment dans les communautés Shuars. Descola m’a fait prendre conscience que ces détails dissimulaient un monde qui m’avait complètement échappé, le monde animiste. Je suis retourné en Amazonie — notamment chez les Achuars, le groupe jivaro que Descola avait rencontré — armé de ces nouvelles clés d’interprétation. Venant de la recherche en sciences cognitives, j’étais bien placé pour savoir que le monde est autant construit que perçu et que, selon les outils d’analyse et les connaissances qu’on apporte avec soi, on voit un monde différent.

« On distingue deux grandes familles de relations à l’autre : on peut le considérer comme un objet, ou comme un sujet. Ces deux attitudes distinctes ne mobilisent pas les mêmes facultés mentales. »

Le « monde différent » que vous avez exploré, comme vous l’expliquez dans vos différents ouvrages, est un monde où la distinction entre nature et culture est obsolète. Comment en êtes-vous arrivé à défaire cette dichotomie nature-culture ?

Comme beaucoup de gens, par la lecture de Descola. Celui-ci a popularisé l’idée d’après laquelle le concept de nature n’est pas universel, mais est une construction sociale occidentale relativement récente. Pour les Jivaros, par exemple, la nature n’existe pas. Aucun mot, dans aucune langue amazonienne, ne se rapproche même de loin de notre concept occidental de nature. L’anthropologie permet de s’apercevoir qu’un concept qu’on jugeait comme universel — ou « naturel », justement — ne l’est pas.

Puisque je me considérais comme un « amoureux de la nature », cette déconstruction m’a fait particulièrement d’effet. Quand on déconstruit la dichotomie entre nature et culture, l’ensemble des concepts qui organisaient notre rapport au monde s’effondrent les uns après les autres : l’idée de protection, l’idée de contemplation esthétique, le progrès, le travail…



Comment la distinction opérée en Occident entre nature et culture contribue-t-elle à modeler nos sociétés ?

On distingue deux grandes familles de relations à l’autre : on peut le considérer comme un objet, ou comme un sujet. Ces deux attitudes distinctes ne mobilisent pas les mêmes facultés mentales.

Dans une relation de « sujet à objet », on effectue un calcul utilitariste de coûts/bénéfices. La valeur qu’on attribue à l’autre dépend des bénéfices qu’on peut en retirer, des services qu’il peut nous rendre. Dans l’Occident moderne, où l’ensemble des édifices conceptuels qui nous permettent de penser le monde sont façonnés par la distinction entre nature et culture, les plantes, les animaux et les écosystèmes sont spontanément conçus comme des objets. C’est aussi de plus en plus le cas pour les humains, qui deviennent des « ressources humaines » et dont la valeur dépend d’un rapport coût/bénéfices inscrit dans le jeu économique. La relation de « sujet à objet » est relativement pauvre cognitivement. Face à un non-humain, dans le meilleur des cas, elle mène à la contemplation esthétique.

Dans une relation de « sujet à sujet », on attribue à autrui une intériorité, une valeur propre, et la relation qu’on engage avec lui repose sur davantage de réciprocité. On tient compte de son point de vue, de ses intérêts. Dans une société qui ignore la distinction nature-culture, les plantes, les animaux ou les écosystèmes ne sont pas unifiés dans une sphère autonome et rejetés dans la catégorie des objets. Ils sont considérés comme des sujets, dont la valeur n’est pas quantifiable, puisqu’ils ont une valeur intrinsèque. Un monde où la faune, la flore et les écosystèmes sont mêlés aux activités sociales humaines permet d’engager spontanément avec les non-humains des relations beaucoup plus riches et denses.



La notion de « service écosystémique » traduit-elle une relation de sujet à objet ?

Exactement. La notion de « service écologique » est un symptôme dramatique de cette vision de sujet à objet : pour justifier la protection d’un milieu ou d’une espèce, on est obligé de montrer qu’il nous rend des services quantifiables. Il est assez amusant — si l’on goûte à l’humour noir — de remarquer que même les « grands amoureux de la nature » qui n’ont pas opéré cette remise en question du concept de nature se sentent obligés de conclure leurs argumentaires par la notion de service écologique.

Or, ce n’est évidemment pas le fond du problème ! Si des animaux ou des écosystèmes disparaissent, le monde devient invivable, ne serait-ce que psychologiquement parlant, peu importe leur valeur économique.

« Sphère économique autonome et distinction nature-culture s’étayent l’une et l’autre, vu que la sphère économique a besoin d’une “nature objet” qui n’est que ressources. Soit une ressource au sens propre, soit une ressource récréative de type parc national et la même dynamique est appliquée aux humains. »

Rejetez-vous l’idée d’espaces protégés ?

Non. Dans notre monde, il vaut mieux tenter de protéger. Mais l’alternative entre exploitation et protection, qui sont en fait deux facettes complémentaires de la relation de sujet à objet, mène nécessairement à la destruction, puisque si, pour un espace donné, on peut passer aisément de la protection à l’exploitation, l’inverse est plus complexe. La réelle alternative à l’exploitation occidentale n’est pas la protection, mais « le vivre avec », c’est-à-dire une façon d’être avec les non-humains fondée sur la relation de sujet à sujet. En restant prisonnier de la fausse alternative entre protection et exploitation, on se dirige vers des zones saccagées constellées de milieux protégés de plus en plus petits, et dont l’entrée sera de plus en plus chère. Des sortes de musées en plein air pour riches. Dans le parc du Cuyabeno, dans le nord de l’Équateur, les Indiens n’ont plus le droit de planter de yucca mais on entend en permanence des machines car à quelques kilomètres de là, à la limite du parc, les forages pétroliers détruisent tout. C’est ce genre de dichotomie à laquelle mène la distinction nature culture.



Comment se manifeste, en Occident, la relation de sujet à objet entre les humains ?

Elle est intimement liée à un autre mythe fondateur de l’Occident moderne : l’utopie libérale d’une sphère économique autonome. Les faits économiques seraient non seulement séparés du reste de la vie sociale, mais la surplomberaient et la détermineraient. La société ingouvernable, de Grégoire Chamayou, et La grande transformation, de Karl Polanyi sont deux lectures fondamentales pour comprendre ce processus.

Or, dans cette sphère économique, les coûts sociaux ou environnementaux doivent être chiffrables pour être pris en compte. Tout ce qui n’est pas précisément quantifiable est rejeté dans le domaine du non-existant.

Sphère économique autonome et distinction nature-culture s’étayent l’une et l’autre, vu que la sphère économique a besoin d’une « nature objet » qui n’est que ressources. Soit une ressource au sens propre, soit une ressource récréative de type parc national et la même dynamique est appliquée aux humains.

Mais en réalité, la sphère économique n’est pas autonome, elle est pénétrée de politique, si bien que l’État et les hommes politiques doivent en permanence entretenir l’illusion de son autonomie.



Comment vous êtes-vous retrouvé sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes, en 2018, en pleine opération d’expulsion ?

Ce n’est évidemment pas un goût pour les expulsions qui m’a mené à Notre-Dame-des-Landes. Un peu comme pour les Jivaros, j’y suis allé par intérêt intellectuel, parce qu’en France, c’est le lieu qu’il faut visiter quand on s’intéresse à la remise en question de la distinction entre nature et culture.

« La distinction entre nature et culture et l’autonomie de la sphère économique sont des mythes cousus dans l’existence même des classes dirigeantes. »

Dans « La recomposition des mondes », vous écrivez qu’« étant moi-même plus familier avec l’individualisme qu’avec la vie en communauté, je m’attendais à rester extérieur à tous ces liens, à devoir me cantonner à une position d’observateur ». Vous dites aussi qu’« ici, il suffit de quelques heures dans un potager ou sur un chantier collectif pour se sentir happé, puis dissout dans le bouillon de la Zad »…

M’être senti aussi facilement happé dans la vie de la Zad a été une surprise pour moi, qui suis un pur produit de mon époque — individualiste, peu à l’aise avec l’idée de vie en communauté. Dans n’importe quel groupe social occidental, a fortiori quand on est auteur de bédé, on doit essayer de se mettre en avant. Je suis consterné de voir avec quelle spontanéité je fais le malin, je tente de me mettre en avant, alors même que je trouve ça ridicule chez les autres. Il était agréable et relaxant de sentir que, à la Zad, mon petit ego disparaissait de mes préoccupations au profit de ce qui se jouait sur place.



Justement, qu’est-ce qui se joue sur place ?

J’y ai vu pour la première fois des manifestations très concrètes d’un monde affranchi des deux grands mythes occidentaux que sont l’autonomie des faits économiques et la distinction entre nature et culture. À la Zad, j’ai éprouvé une sensation d’exotisme presque plus profonde que ce que j’ai pu ressentir en Amazonie, le sentiment plaisant d’étrangeté que procure le fait d’être dans une ébauche de monde autre.



Avez-vous des souvenirs particuliers d’instants où le dépassement de la distinction entre nature et culture était palpable ?

Ça affleure tout le temps : à travers l’incongruité qu’il y aurait à mobiliser un argument de type service écologique, à voir une séparation entre les questions sociales et environnementales, ou à considérer la forêt ou les mares comme des ressources écologiques. Les liens affectifs au lieu sont si intenses qu’on les sent en permanence. Ailleurs, les gens qui ont des rapports affectifs avec le territoire, les plantes et les animaux restent pris dans le maillage du monde moderne. Ils les nouent en cachette, comme des exceptions, en gardant à l’esprit qu’ils restent des objets marchandisables. À la Zad, c’est l’inverse : la relation maîtresse entre le lieu et les individus est une relation de sujet à sujet. Pareil pour les relations sociales entre humains. Lors d’une réunion sur la Zad, on peut assister à des discussions enflammées entre des membres de classes sociales très lointaines — un punk à chien et un ancien universitaire, par exemple — alors qu’on s’attend spontanément à les voir ignorer leur parole respective, parce que c’est ce qui se passerait n’importe où ailleurs.

On trouve l’ébauche de ce qui se passe à la Zad dans des centaines d’autres lieux. Mais la Zad est suffisamment grande pour que ça se stabilise à l’échelle d’un territoire. C’est un point fondamental. Ce n’est pas juste une coloc entre amis qui font un potager collectif, des petites initiatives comme des îlots perdus sur le territoire. Notre-Dame-des-Landes est au-dessus d’une taille critique, ce qui permet d’avoir l’impression d’un monde qui se structure autour de normes implicites différentes. Où on peut s’échanger de la bouffe à prix libre, où l’on est pris dans des relations de solidarité, où l’on prend soin des communs… des modes de relation qui vont à l’encontre de ce qui est en vigueur ailleurs.



Où en est-on en France de la distinction entre nature et culture, entre des enclaves où elle est dépassée et le reste de la société, où elle est plus forte que jamais ?

La distinction entre nature et culture et l’autonomie de la sphère économique sont des mythes cousus dans l’existence même des classes dirigeantes. Il est impossible qu’elles s’en défassent. Leurs intérêts de groupe sont si intimement liés à ce fonctionnement qu’elles préféreront largement aller vers un monde saccagé que lâcher le moindre millimètre sur ces questions. Donc, soit il faut les renverser d’un coup — se débarrasser de l’État en gros, mais cela semble difficilement réalisable vu sa puissance militaire — soit leur reprendre des petits bouts de territoire, ce qui semble plus plausible. Ces territoires sont par exemple les Zad ou les ronds-points des Gilets jaunes — qui refusent d’être des marchandises interchangeables et jetables — et toutes ces zones qui s’attaquent au mythe de l’autonomie de la sphère économique. C’est d’ailleurs marrant de voir que le mouvement des Gilets jaunes, qui a été présenté par le pouvoir comme l’antiécologisme absolu — des pauvres qui veulent continuer à polluer avec leurs diesels sans se préoccuper des générations futures — est dans son essence plus écologique qu’un mouvement qui s’appuierait sur la croissance verte, c’est-à-dire qui accepterait les règles d’un jeu économique fondamentalement incompatibles avec la lutte écologique. Les Gilets jaunes, le Chiapas, le Rojava, le Val de Suse en Italie [où se poursuit la lutte contre le Lyon-Turin], tous ces territoires doivent acquérir de la puissance en densifiant les liens de solidarité entre eux, avec le soutien d’autres éléments de la société qui n’y vivent pas nécessairement. Solidifier la solidarité entre ces territoires libérés de l’économie est sans doute la tâche première de la lutte écologiste.

« Quand on est attaché à un lieu, pour des raisons non pas économiques mais affectives, et qu’on croit en ce qu’il représente, on a une énergie incroyable. »

Vous avez vécu l’expulsion de la Zad de Notre-Dame-des-Landes. Vous attendiez-vous à ce niveau de répression ?

Pas du tout. Ça a été une surprise de voir que la Zad leur faisait aussi peur. Vue de l’extérieur, elle est toute petite. Ils auraient pu la laisser en disant « regardez comme on est écolo ». C’est ahurissant que, pour la détruire, ils soient capables de dépenser autant d’argent et de prendre un tel risque politique — parce qu’il est presque miraculeux qu’il n’y ait pas eu de mort.

L’autre surprise a été la vigueur de la résistance. Quand on est attaché à un lieu, pour des raisons non pas économiques mais affectives, et qu’on croit en ce qu’il représente, on a une énergie incroyable. L’anthropologue Scott Atran l’a chiffrée, en comparant la motivation de l’armée kurde et de l’armée régulière irakienne contre l’État islamique : un Kurde vaut dix militaires de l’armée régulière parce qu’il se bat pour des raisons intimes, une certaine idée de la « kurdéité », et pas pour des raisons utilitaires comme un salaire ou la peur de la hiérarchie.

La troisième surprise a été ma réaction. Dans une manifestation ordinaire, même pour une cause à laquelle je crois intimement, je suis terrifié dès que la police arrive. Mais à la Zad, j’avais l’impression que perdre une main ou un œil avait finalement peu d’importance. C’est presque effrayant, cette espèce de transfiguration qui s’opère en nous quand on juge simplement inadmissible que ces jardins, ces lieux soient démolis par des blindés.

Je suis parti au milieu des expulsions, parce que des gens de la Zad m’avaient demandé de répondre à une conférence de presse à Paris. Je pensais que j’allais être soulagé de m’éloigner de cet enfer, mais je n’avais pas anticipé la force des liens affectifs que je venais de tisser. En fait, c’était horrible, invivable. Je me rappelle m’être réveillé à 8 heures le mercredi matin, avoir allumé les infos et avoir entendu que les combats s’étaient intensifiés. Imaginer les amis qui étaient depuis 5 heures du matin au milieu des gaz et des grenades, après une troisième nuit sans sommeil, était insoutenable.

Toutes mes questions intellectuelles et politiques prenaient réalité, s’ancraient dans la vie réelle. Nombre de sociologues racontent que pour la classe dominante — à laquelle j’appartiens —, les questions politiques sont avant tout du discours ; alors que pour les classes populaires dominées, la moindre décision politique affecte très directement la vie. Dans Retour à Reims, Didier Éribon raconte qu’un changement dans les taxes ou les subventions, c’est soit un week-end à la mer, soit des difficulté à se nourrir à partir du 25 du mois. Avec les expulsions de la Zad, des enjeux qui relevaient jusque-là pour moi du discours sont devenus réels. Et ça fait tout bizarre.



Vous partagez votre temps entre la Zad et la ville. Arrivez-vous à vivre en phase avec vos idées quand vous êtes en ville ?

Rien que le fait d’exister en ville, en France, rend incohérent avec ses idées. C’est comme ça. Il ne faut pas trop en souffrir parce qu’essayer d’être parfaitement cohérent fait sombrer dans une écologie des petits gestes, où l’on se prive de tout, tout en étant absolument inutile.

J’ai beaucoup d’amis naturalistes qui souffrent dans leur chair de constater la dévastation du monde. L’un d’eux, chercheur en écologie, vit à Montpellier, une métropole aux dents longues qui saccage ses alentours à une vitesse ébouriffante. Il souffre de voir les mares où il va compter les amphibiens être bétonnées les unes après les autres. Il se prive donc de prendre l’avion et de manger de la viande, mais il est obligé de constater que, malgré ces privations, les mares continuent d’être saccagées et que ce n’est donc pas le bon mode d’action.

Dans son livre La société ingouvernable, Grégoire Chamayou montre comment, le monde industriel a réussi à faire porter la responsabilité de la crise écologique aux individus qui ne recycleraient pas leurs déchets. Il évoque une affiche des années 1970 aux États-Unis qui montre un chef indien pleurer devant une bouteille en plastique jetée par terre. Toute la philosophie du recyclage et de l’écologie des petits gestes y est : le responsable est celui qui jette la bouteille — pas celui qui la produit. Il faut espérer que ceux qui tombent dans le piège de l’écologie des petits gestes, des éoliennes et de la croissance verte réalisent rapidement qu’il n’y a pas d’écologie sans lutte collective contre le monde de l’économie, une lutte qui passe entre autres par l’occupation de territoires.

  • Propos recueillis par Alexandre-Reza Kokabi et Émilie Massemin