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Entretien à propos de «La Conscience Politique»

Lien publiée le 3 novembre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://blogs.mediapart.fr/geoffroy-de-lagasnerie/blog/021119/entretien-propos-de-la-conscience-politique

«On a du mal à prendre la violence d'Etat au sérieux». Entretien à l'occasion de la parution de «La Conscience Politique». Où il est question des catégories de la théorie politique, de la critique des concepts de démocratie, de désobéissance ou de destitution ou encore des rapports politiques comme rapports coloniaux

Y a-t-il un moment particulier où vous avez eu l’impression que les mots échouaient à rendre compte de notre relation à la politique ?

Geoffroy de Lagasnerie – Un peu depuis toujours, mais l’un des moments clés a été Nuit debout, en 2016. On parlait de “communs”, de “peuple”, de “constitution”, de “légitimité”... Et les militants ou intellectuels employaient ces expressions, alors qu’en réalité nous étions 500 sur une place, et que de l’autre côté de la rue, la plupart des gens étaient totalement indifférents à ce que nous faisions. Cette situation était pour moi comme une sorte de révélation de notre tendance, lorsque nous parlons politique, à utiliser des fictions qui ne veulent rien dire.

Plus généralement, je me suis rendu compte que depuis quelques années, dans la théorie critique, le concept de "démocratie" devenait de plus en plus présent. On le trouve - et beaucoup de ces ouvrages sont évidemment importants - chez des auteurs comme Wendy Brown, Sandra Laugier et Albert Ogien, Judith Butler, Chantal MouffeDavid Graeber… Or ce concept était d’habitude plutôt un marqueur de la pensée politique traditionnelle voire conservatrice (Habermas, Rawls…), contre laquelle se définissaient les traditions foucaldienne, bourdieusienne, althussérienne, marxiste… Le langage de la théorie politique traditionnelle occupe aujourd’hui l’espace de la théorie radicale. J’ai voulu mettre en question cette grille de perception. C’était le point de départ. A partir de là, je veux interroger les concepts de la théorie politique, qui fonctionnent en gros depuis le contractualisme, pour construire un tout autre langage.

Dans votre livre, de Hobbes à Agamben en passant par Chantal Mouffe, aucun théoricien ne trouve grâce à vos yeux…

Mon but est de clore le cycle de la théorie politique. Donc effectivement, je commence en prenant les auteurs essentiels du champ afin de mettre en évidence les formes mythologiques de pensée qu’ils reconduisent à chaque fois, que ce soit à travers la notion de destitution, de populisme, de contrat social ou de délibération. Comment se fait-il que notre pensée politique soit à ce point mythologique ?

De quoi les rendez-vous coupables ? De nous avoir désarmés avec des catégories factices ?

Avant d’être une question d’arme, c’est une question d’existence. Notre langage politique ne nous permet tout simplement pas de comprendre la vérité de notre condition. Nous n’avons pas conscience de ce que nous vivons, de la difficulté de ce que nous éprouvons. Ensuite, il est certain qu'en produisant des récits qui se font passer pour du savoir alors qu’ils relèvent de la mythologie, les théoriciens de la politique conduisent souvent à l’adoption de pratiques inefficaces.

Par exemple, l’un des biais centraux des mouvements contestataires est le biais procéduraliste, qui consiste à s’en prendre à l’oligarchie, à la technocratie et à appeler en face à redonner le “pouvoir au peuple”. On l’a vu avec le RIC lors du mouvement des gilets jaunes. Or cette expression n’a aucun sens, car toute décision politique sera toujours une imposition de certains – minoritaires – contre d’autres. Les seules revendications valables devraient être énoncées en termes substantialistes et d’ordre concret. L'idée d’auto-gouvernement harmonieux structure le langage politique, alors que c’est un pur fantasme.

Votre critique déborde le champ académique pour s’attaquer aussi au champ militant. Vous estimez par exemple que le Comité invisible donne “des allures subversives à des formes de pensée conservatrice”. Vous semblez pourtant attachés à une même politique d’émancipation. Que leur reprochez-vous ?

(Silence) C’est une toute petite parenthèse dans le livre. Pour moi, ils n’ont aucun rapport avec la contestation réelle. En termes de rhétorique, ils sont à l’essayisme ce que la chaîne Youtube Thinkerview est au journalisme, et ils relèvent du même confusionnisme. Georges Didi-Huberman a écrit un très beau texte dans Désirer désobéir. Il remarque que leur désorientation idéologique est telle qu’elle les conduit à faire l’éloge d’Ernst Jünger – un idéologue de la révolution conservatrice des années 1930 en Allemagne – et à vouer aux gémonies Jacques Derrida... Je n’aime pas leur ton narquois ni leur pulsion autoritaire et jugeante. Leurs écrits sont d’une grande naïveté, et surtout marqués par un mépris typique de la petite bourgeoisie blanche pour le syndicalisme, l’organisation, le militantisme, la technique, et bien sûr aussi pour les masses au désir aliéné. Le Comité invisible a fait un peu partout du tort aux organisations politiques et syndicales, aux organisations étudiantes, sous prétexte que s’organiser reviendrait à se faire complice du système néolibéral et individualiste. C’est d’une inconséquence totale. Car on ne change pas la société en se contentant d'ouvrir une épicerie.

De même, vous déconstruisez les notions de “désobéissance” et de “destitution”. Pourquoi ces catégories sont-elles invalides selon vous ?

Ce qui m’intéresse est de voir comment, souvent, le langage qui se présente comme le plus radical porte encore en lui des traces de soumission. Le terme de désobéissance est utilisé pour désigner des pratiques contestataires, mais paradoxalement, quand un acteur dit “je désobéis”, il présuppose que l’obéissance aurait dû être l’attitude première et normale. Comme si nous devrions quelque chose à l’Etat, et comme s’il y avait une forme de normalité de l’obéissance. C’est ce que j’appelle le légalisme éthique. En fait, cela revient à reconnaître à l’Etat sa prétention à nous gouverner, comme si la Loi nous engageait.

Mais pour quelle raison devrions-nous quelque chose à la Loi ? Quand nous agissons différemment de la Loi, nous ne “dés-obéissons” pas, nous inventons notre Loi, et nous affrontons la Loi des autres. C’est un conflit de souveraineté. La désobéissance est un concept légitimiste. De même, la destitution repose sur l’idée qu’il suffirait que les gens arrêtent de reconnaître un ordre politique pour qu’il s’écroule. C’est une forme de pur subjectivisme. L’ordre politique n’est pas à destituer, car personne ne l’a jamais constitué. Il s’est imposé, et se reproduit par les forces de l’habitude et de la répression. C’est pourquoi je critique aussi la notion wébérienne de violence légitime.

Votre ambition est de construire un langage oppositionnel. Vous citez à ce titre “Qui a tué mon père” d’Edouard Louis, parce qu’il désigne les rapports politiques de manière inhabituelle, comme des rapports d’individus à individus…

En effet, la destruction des abstractions conduit à désigner l’Etat non pas comme une entité autonome, mais comme un cadre qu'utilisent des gouvernants pour imposer leur volonté. Ce ne sont pas des “Lois” qui s’imposent à nous, mais des volontés particulières déguisées en Lois et armées de la police. Pour le dire vite, quand Sarkozy fait voter une Loi, la Loi, c’est la volonté de Nicolas Sarkozy, et rien d’autre. Les rapports politiques sont donc des rapports d’individus à individus, mais qui se dénient comme tels. Si l’on va au bout d’une compréhension réaliste de notre condition, on comprend aussi que les rapports politiques sont des rapports coloniaux, et que chacun de nous est un petit territoire.

Vous tirez ce vocabulaire des analyses du Black Panther Party, mais il ne va pas de soi. Pouvez-vous l’expliciter ?

C’est vraiment pour moi la chose la plus importante. Le Black Panther Party a défini le rapport des Noirs à la loi américaine comme un rapport colonial. Dans leur conception, la Loi leur vient de l’extérieur, ils ne l’ont ni votée ni approuvée, elle s’impose à eux malgré eux. Les Noirs sont aux Etats-Unis comme les Algériens avant l’indépendance… Je pars de cet argument, et si je réfléchis à ma situation spéculativement : j’ai toujours vécu sous un gouvernement qui n’est pas le mien, soumis à la volonté de gens avec lesquels je n’ai jamais voulu cohabiter. En quoi ne suis-je pas colonisé par la droite, par la bourgeoisie versaillaise par exemple ? Ce n’est pas parce que nous avons la même couleur de peau que ce ne sont pas des étrangers.

Voter, c’est utiliser l’Etat pour imposer sa volonté à quelqu’un d’étranger à soi. C’est pourquoi je dis que le rapport politique est par définition un rapport colonial, et que nous ne sommes jamais sortis de la colonie. C’est à dénier cette violence que servent les catégories abstraites et englobantes du discours politique. Evidemment, ma situation est incomparable avec celle des Algériens avant 1962 ou des Noirs américains, il serait indécent de dire l’inverse. Mais la différence doit être établie en comparant la nature concrète des rapports de pouvoir, des conditions de vie et des droits. Je pense qu’il faut évacuer du langage politique la catégorie de démocratie ou d’autodétermination, qui sont des impossibles.

Comment faire comprendre, comme vous le soutenez, que la démocratie n’existe pas ? Vous allez choquer des gens, qui vont trouver cela insultant pour ceux qui se sont battus pour le droit de vote…

Je ne suis pas contre le droit de vote, par contre je dis que la démocratie est toujours définie en référence à l’idée de gouvernement du peuple par lui-même. Or l’idée d’une volonté du peuple, de souveraineté populaire, est dénuée de sens au niveau sociologique. D’une part, parce que d’un point de vue statistique, c’est toujours une minorité qui remporte l’élection par rapport à l’ensemble des gens présents sur un territoire donné ; d’autre part, parce qu’un peuple ne se gouverne pas.

Un peuple est un espace à l’intérieur duquel des individus en gouvernent d’autres. C’est un espace de clivages, de conflits, d’affrontements. Le vote est un moment où une minorité ou une majorité (cela ne change rien) utilise l’appareil d’Etat et la police pour imposer sa volonté à d’autres, qui n’ont jamais choisi d’être soumis à eux. Si l’on comprend que la notion de souveraineté populaire n’a pas de sens, alors on comprend que nous n’avons pas de définition de la démocratie. Le concept de démocratie, si on le définit de manière procédurale, est purement mythologique.

Vous êtes monté au créneau pour défendre Jean-Luc Mélenchon lorsqu’il a utilisé le mot “barbares” pour parler des policiers auteurs de violences. Vous qui trouvez que les mots ordinaires sont souvent en deçà de la réalité politique, que vous inspire cette polémique ?

Elle trahit le fait qu’il existe un étatisme symbolique très puissant qui nous conduit à toujours avoir du mal à prendre conscience de la réalité de la violence de l’Etat. L’Etat a beau mettre en prison, perquisitionner, menotter, mutiler, on le considère toujours comme un acteur de pacification. Il produit pourtant de la violence. La police est par définition violente. Notre capacité à déviolentiser l’Etat est un mystère pour moi. Certains s’opposent aux anarchistes en prétendant que leur théorie déboucherait sur la loi de la jungle. Mais comme le souligne souvent Chomsky, ce sont bien des Etats qui ont produit la Seconde Guerre mondiale, l’impérialisme, la colonisation, les génocides… On a du mal à prendre la violence d’Etat au sérieux. Le mot “barbares” ne me choque donc pas. Surtout pour la police contemporaine : depuis le massacre de 1961 au moins, nombre de ses pratiques se situent en dehors de la civilisation. C’est le minimum d’un discours de gauche de le dire.

Entretien initialement paru dans Les Inrocks.