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Anne Steiner, Les en-dehors. Anarchistes individualistes et illégalistes à la Belle Epoque
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://dissidences.hypotheses.org/12394
Anne Steiner, Les en-dehors. Anarchistes individualistes et illégalistes à la « Belle Epoque », Paris, L’Echappée, 2008, réédition 2019, 288 pages, 19 €.
Un compte rendu de Vincent Chambarlhac
Le sujet séduit, la lecture déçoit une partie des attentes. La figure de l’en dehors, croquée par Zo d’Axa, Darien notamment à la « Belle époque », n’a pas été suffisamment explorée. Fernand Pelloutier en dressait pourtant un portrait appelé à faire date dans L’Art social en 1898 : « L‘En dehors, celui qui, dans son dégoût de la stupide et ignominieuse ambiance, dans sa haine du pharisaïsme humain, dans son mépris de la masse aveugle, crédule, impulsive et lâche, se libère de toute attache sociale, s’affranchit de tous préjugés, se forme une conception à soi de la vie, dont il ne démord sous aucun affront, aucune injure, aucun outrage, demeuré isolé, au-dessus de la foule, ne prenant conseil que de son sens intime, n’obéissant qu’à son pouvoir rationnel1. »
L’en-dehors, comme type et attitude, permet pourtant la saisie d’une part de l’imaginaire anarchiste et libertaire, éclaire des conduites souvent méconnues – sinon incomprises – dans l’historiographie classique du mouvement ouvrier dominée par une vulgate où l’en dehors n’est qu’un déclassé, un apache. On décèle dans ces représentations a posteriori l’opprobre jetée sur lelumpenproletariat, le peu d’intérêt porté – avant Foucault – aux figures des marginaux. L’en-dehors mérite que l’on s’y attarde davantage. L’expression dénote une attitude, des profils. Elle court dans les publications anarchistes, libertaires, syndicalistes révolutionnaires – L’En dehorssera le titre d’une des rubriques de la Vie ouvrière autour de 1920 – tout au long du premier vingtième siècle, désignant in fine un autre rapport aux masses, au peuple, à la Révolution que celui de la caporalisation communiste. Or, Anne Steiner ignore ces caractéristiques, préférant rapidement rabattre l’en-dehors sur la question des « Bandits tragiques », cédant sans doute là à la fascination pour l’un des grands mythes de la « Belle époque », la bande à Bonnot ; cédant là à une imagerie commode qui scella l’oubli de l’en-dehors dans ce qu’il représentait, les rabattant sur un illégalisme de bon aloi, propre au fait-divers qui effrayait le bourgeois.
Cette fascination d’Anne Steiner pour les « Bandits tragiques » est autant fille de la méthode que des sources. Fille de la méthode : la plume s’entend militante, revendique une biographie par empathie en suivant Rirette Maitrejean notamment comme guide en ces milieux aux confins du mouvement ouvrier. Choisir l’empathie certes, mais faut-il alors que celle-ci mène à la mesure des talents et des conduites individuels, aux jugements sans doute péremptoires ? Prenons Victor Serge, vite soupesé dès lors qu’il s’éloigne de l’idée anarchiste ; son engagement en 1919 s’évoque comme celui d’une mise au service « d’un État précocement totalitaire » (p. 195), faisant fi de la guerre civile ; prenons le rapport des intellectuels aux primaires trop brièvement évoqué… Prenons l’impasse faite finalement sur les liens tissés entre l’en dehors et d’autres attitudes du mouvement ouvrier de la « Belle époque » comme le refus de parvenir2. Choisissant l’empathie donc, pour suivre en partie Rirette Maitrejean, Armand mais aussi les romans de Serge pour se saisir de ce milieu, Anne Steiner concentre (trop) rapidement son attention sur le récit des affaires. Libertad, qui théorisa en partie également l’illégalisme et l’en Dehors, disparaît trop vite de l’analyse. La question de l’amour libre, de la contraception, les aléas de la vie en communauté sont seulement suggérés. Les rapports de couple, les frontières liées à l’instruction et au métier, à peine décrits dans l’examen des relations entre Louis et Rirette Maitrejean. Il manque là finalement une grande part de ce qu’est l’en-dehors comme attitude ; il manque également une analyse plus poussée – plus sociologique ? – des conditions propices à une situation « en dehors » des normes sociales de la « Belle époque ». Manque surtout ce que celle-ci peut apporter à la compréhension du combat féministe, de la lutte pacifiste où l’en-dehorssemble prédisposé à la dissidence dans un milieu polarisé par l’Union sacrée – ainsi de Sébastien Faure et du quotidien pacifiste Ce qu’il faut dire en 1916. Dans ce contexte, la dissidence de Victor Serge dans l’URSS stalinienne s’éclaire de racines trop souvent gommées dans les récits de sa détention à Orenbourg, des luttes pour sa libération. Cédant à sa fascination pour les « Bandits tragiques », Anne Steiner maintient l’en-dehors hors de l’histoire, rabat l’illégalisme sur son seul rapport à la maréchaussée. Dommage.
Dommage car finalement ce que le livre ne parvient pas à dissiper, c’est l’équivoque de l’identité politique de la Bande à Bonnot. Au terme de sa lecture, l’on demeure circonspect : le procureur général Fabre vainc alors à nouveau, lui qui niait toute identité politique aux accusés, les rejetant du côté des apaches, des voyous (p. 161), sans l’ombre méliorative qu’ont acquis ces épithètes à la faveur de l’histoire des marginaux. Somme toute, dans l’examen des solidarités mais aussi et surtout des petites et grandes lâchetés qui permirent l’arrestation de la bande, c’est moins le milieu des en-dehors que l’auteur circonscrit mais davantage ses gris confins. Georges Darien habillait ceux-ci d’une définitive épitaphe, « je fais un sale boulot, mais je le fais salement » fait-il dire à son héros (Le voleur). Reste que ce sale boulot, comme le mythe de la Bande à Bonnot fait écran à une attitude et un milieu qui méritent mieux que cette saisie par sa marge criminelle, vouée depuis la « Belle époque » au registre des faits divers et des fourvoiements tragiques. Saisir les en-dehors, c’est traverser ce miroir brandi par la Sûreté générale et la grande presse. Cette histoire reste à écrire.
1 Fernand Pelloutier, « Chronique », L’Art social. N° 15, mai 1898, p. 234-235. Cité par Jacques Julliard, Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe, Paris, Seuil, 1985, p. 252.
2Vincent Chambarlhac, « Le refus de parvenir, une logique collective de la soustraction ? », Les Cahiers d’Adiamos, n° 1, 1999, p. 93-103, disponible en ligne sur https://solidaires37.org/spip.php?article126