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Gilets jaunes : "Un face à face entre le président-PDG et le citoyen-client"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Chercheur au CNRS, Luc Rouban saisit pour Marianne, avec acuité, les ressorts du face à face entre les gilets jaunes et Emmanuel Macron.
Vous qui avez minutieusement épluché sondages, enquêtes, baromètres, ainsi que les retombées du grand débat national, de quoi les gilets jaunes et leurs soutiens sont-ils à votre avis le nom ?
Luc Rouban : En décembre 2018, lorsque 280.000 gilets jaunes manifestaient dans toute la France, 72% de nos enquêtés estimaient qu'ils portaient, par procuration, les revendications de très nombreux Français. C'est dire si la colère qui s’est alors levée et qui ne s'ancre plus à gauche, est profonde, singulière, et durable ! À leur manière, les gilets jaunes incarnaient alors le combat contre l'impuissance politique et une citoyenneté réduite à peu de choses en pratique.
D'ailleurs, en interprétant ce mouvement comme un mouvement social classique, ses premiers commentateurs se sont trompé de lunettes. Car les ronds-points ont d’abord été investis par des actifs issus des classes moyennes en déclin - dont 14% d'indépendants et de commerçants, qui redoutent d'être prolétarisés par le capitalisme mondialisé. Les plus pauvres, les jeunes des banlieues notamment, sont restés à l'écart.
Surtout ces gilets jaunes, parce qu'ils refusent de payer la facture d'une société post-moderne, ont dépassé rapidement les débats classiques sur le rôle de l'Etat-providence ou de la fiscalité pour dénoncer la faible légitimité de l'Etat et de ses représentants. Très anticapitalistes, largement eurosceptiques, ils ont exigé que le peuple prenne les décisions les plus importantes, en défendant le RIC, le référendum d'initiative citoyenne. Questionnements qui ont fait réapparaître la violence dans l'histoire politique française...
Le mouvement des gilets jaunes a certes été marqué par la violence de ses affrontements avec les forces de l'ordre. Mais il a aussi tiré de leur isolement des milliers de citoyens...
C'est vrai. Pour pallier le déchirement du lien social, les gilets jaunes ont, semaine après semaine, réinventé du collectif, plutôt chaleureux. Retissé du lien organique en interrogeant les raisons du vivre ensemble. Aptitude qui a nourri leur longévité. Face à la classe dirigeante, ils ont appelé à une refondation d'une République, sans doute mythique. Simplement, leur défiance à l'égard des corps constitués, des partis comme des syndicats, les a empêchés de se donner des leaders. Incapacité, soit dit en passant, qui les distingue nettement des populismes autoritaires. Lorsqu'elle a envisagé de constituer une liste pour les européennes, Ingrid Levasseur a même été agressée...
Dans votre livre, La Matière noire de la démocratie, vous expliquez que cette défiance exprimée par les gilets jaunes et leurs soutiens à l'endroit des responsables politiques ne se nourrit pas seulement de leur rapport objectif au monde, ou de leur situation de classe. Mais aussi du sentiment qu'ils ont du déclin de leur autonomie sociale, c'est-à-dire de leurs ressources individuelles et de leur capacité d'action. Pouvez-vous nous expliquer ce propos et pourquoi il structure aujourd’hui le débat politique en France ?
En effet le pouvoir explicatif du degré d'autonomie, c'est-à-dire du sentiment d'avoir prise sur sa vie, est désormais bien supérieur à celui du diplôme ou de la tranche d'âge. En 2019, selon notre baromètre du CEVIPOF, moins nos enquêtés se sentent autonomes dans un monde dont les règles leur échappent, plus leur pouvoir d'achat est contraint par des dépenses incontournables - telles que le logement et le transport -, plus ils sont défiants à l'endroit des institutions politiques et soutiennent les gilets jaunes. À l'inverse, 78% des personnes qui se déclarent très autonomes n'ont pas du tout soutenu les gilets jaunes. J'en conclus donc que cette crise des gilets jaunes est d'abord une crise de l'hétéronomie.
Ce critère du degré d'autonomie structure d’ailleurs le débat politique, toujours polarisé autour d'Emmanuel Macron et de Marine Le Pen. En effet, au second tour de la présidentielle de 2017, en pourcentage d'inscrits, les citoyens qui s'estiment les moins autonomes ont voté nul, blanc et se sont abstenus à 43%; ils ont voté à 30% pour Marine Le Pen et seulement à 27% pour Emmanuel Macron. Les plus autonomes en revanche ont choisi Emmanuel Macron à 51%.
"Ce face à face entre le consumérisme du président-PDG et le citoyen-client (…) parachève l'évidement du centre politique que constituait l'Etat"
Pourtant ce sentiment des salariés, des précaires, d'être ballotés dans la mondialisation, peu reconnus pour leur engagement au travail, vient de loin. In fine, pourquoi cette crise des gilets jaunes se déclenche-t-elle à l'automne 2018?
Parce que le macronisme est un économisme qui se propose d'enrichir globalement le pays, en l'adaptant à l'ordre mondial, notamment en libéralisant son marché du travail. Dans cette société de "gagnants", les perdants constituent donc des dommages collatéraux jugés inévitables, que l'exécutif traite avec des politiques publiques dûment étiquetées : grande pauvreté, handicap, micro-entreprise, etc, qui permettent de cloisonner les débats. Ainsi, le fossé se creuse entre le haut de la société, qui valorise l'autonomie, et nombre de citoyens relégués en périphérie de l’activité économique et de la société, qui doivent mobiliser leur moindre ressource sociale pour survivre à l'érosion des services publics ou du vivre ensemble.
Le paradoxe cependant est que ce "progressisme" version Emmanuel Macron, et les gilets jaunes, qui réclament le RIC et donc une démocratie à la carte, partagent une même utopie dangereuse : celle selon laquelle le travail politique, de représentation d'intérêts conflictuels, de construction d’un horizon collectif, serait devenu inutile. A cet égard, j'ai été marqué par l’appel au mandat impératif dans les contributions au Grand débat. Ce qui conduit à instrumentaliser la vie démocratique. Or ce face à face entre le consumérisme du président-PDG et le citoyen-client qui clame : "Rendez l'argent, je ne payerai que pour ce qui m'intéresse !", parachève l'évidement du centre politique que constituait l'Etat, aggravant les problèmes de notre pays...
Comment se sortir alors de cette situation très bloquée, au moment même ou les gilets jaunes appellent leurs troupes amaigries à rejoindre la mobilisation sociale du 5 décembre contre la réforme des retraites ? Croyez vous à cette convergence ?
La situation reste effectivement très bloquée, comme le montrent les dernières élections européennes. Alors que 33 listes se présentaient et que le scrutin se tenait à la proportionnelle complète, 50% des électeurs se sont abstenus ! Signe manifeste que la crise des gilets jaunes n'a pas extirpé la société française des affres de l'anomie…
Selon moi, deux pistes devraient être creusées. Dans nos enquêtes, les citoyens demandent en effet à participer concrètement à la vie politique et sociale. Il faut donc revoir notre décentralisation opaque et complexe pour leur permettre de s'investir dans leurs territoires. Ensuite, il faut mieux former les jeunes sur les questions scientifiques et politiques. 50% des jeunes à bac plus quatre ne connaissent pas le nom de leur maire, contre 4% seulement des plus de 65 ans. C'est désolant. Les partis politiques, les syndicats doivent aussi se régénérer. Comment ? Cela reste flou. Nous verrons le 5 décembre, si l'appel récent de l'Assemblée des gilets jaunes à converger avec les mobilisations sociales signe la mutation de leur contestation.