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Andrei Gratchev, un calendrier bousculé

Lien publiée le 10 novembre 2019

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http://www.regards.fr/idees/article/andrei-gratchev-un-calendrier-bouscule

La chute du Mur ne surprend pas Moscou, mais étonne par sa soudaineté. Souvenirs d’un ex-Soviétique, porte-parole de Mikhaïl Gorbatchev en 1989.

Andrei Gratchev était porte-parole et conseiller politique de Mikhaïl Gorbatchev entre 1985 et 1991. il collabore toujours au forum politique mondial dirigé par l’ancien secrétaire général du PCUS. Il est l’auteur de la biographie Le mystère Gorbatchev.

Regards. Depuis Moscou, comment avez-vous compris la chute du mur de Berlin ? Était-ce un événement surprenant ou au contraire attendu ?

Andrei Gratchev. Aux yeux d’un Russe, d’un ex-Soviétique, le 9 novembre 1989 constitue la ligne de partage des eaux d’une époque et cette date marque la fin de la guerre froide. Mais pour nous, à Moscou, c’était un événement dans une suite qui a commencé avec l’arrivée de Gorbatchev et de la nouvelle équipe à la direction du Parti. C’était une conséquence logique. Le monde n’a pas basculé le 9 novembre : dans notre calendrier, le Mur était déjà tombé. Nous l’avions anticipé. On ne parlait pas spécifiquement du Mur, mais de l’absurdité du Rideau de fer, de la nocivité de la Guerre froide, de la course aux armements stupide et néfaste qui en résultait, détruisait l’économie soviétique et envenimait la conscience mondiale. On se préparait à une guerre impensable et impossible, qui n’allait pas avoir lieu. Il fallait prendre l’initiative d’arrêter cela. Le Mur devait disparaître. Mais il est évident que sa chute rapide a pris tout le monde au dépourvu.

En URSS, quelles nouvelles politiques, extérieure et intérieure, sont alors mises en œuvre ?

1989 est une année-charnière sur le plan international. Mais pour les Soviétiques, 1989 commence en 1988. À l’été, se tient la conférence du Parti et Gorbatchev annonce que la doctrine de Brejnev est morte : chaque peuple aura la liberté de choix de son système politique. Gorbatchev précise même qu’il est inadmissible d’intervenir dans les choix des peuples amis. Les maîtres mots de la politique soviétique seront désormais respect et non-intervention. Après la partition de Yalta en 1945, c’est la première déclaration solennelle de refus d’une intervention politique et militaire dans la zone d’influence. Le 7 décembre 1988, Mikhaïl Gorbatchev confirme cette nouvelle politique à la tribune des Nations unies. Il appelle au renoncement à l’usage de la force dans les relations internationales. Et pour preuve qu’il ne s’agit pas d’une énième déclaration pacifiste de propagande, il annonce le retrait de 500.000 soldats et de leurs armements de l’Europe de l’Est. Ce discours était destiné en premier lieu aux partenaires occidentaux et visait à en finir avec la guerre froide. Mais c’est surtout à l’Est de l’Europe qu’il a été entendu, dans les pays de l’Europe de l’Est, mais aussi à l’intérieur de l’URSS, notamment par les élites des marges de l’Union soviétique.

En 1989, la scène politique intérieure de l’URSS est dominée par les premières élections libres depuis la révolution de 1917. Désormais non seulement on vote, mais on élit. Au printemps, Moscou achève le retrait des troupes soviétiques en Afghanistan. Gorbatchev rectifiait les erreurs, les crimes politiques de ses prédécesseurs. Et pour tourner la page de relations difficiles avec les dirigeants chinois, il se rend à Pékin en mai. Il arrive au moment de la montée d’un mouvement de masse et des manifestations sur la place Tian’anmen. L’aile réformatrice du parti chinois ne cache pas qu’elle s’inspire de la perestroïka et les étudiants qui manifestent s’en saisissent. Gorbatchev est très embarrassé, il marche sur des œufs. Les dirigeants chinois attendront le départ de Gorbatchev pour écraser le mouvement. Tous ces événements auront évidemment un écho important dans l’ensemble des pays de la sphère soviétique. Partout en Europe de l’Est, c’est l’avalanche politique. En juin, les candidats de Solidarnosc remportent les élections en Pologne, ce qui se traduit par l’instauration d’une drôle de coexistence entre Jaruzelski et le Premier ministre Tadeusz Mazowiecki. En juin la Hongrie ouvre sa frontière avec l’Autriche. Ils l’ont fait sans demander la permission formelle de Gorbatchev, ils se sont inspirés de ses paroles. Et ce sont toujours les Hongrois qui, à la fin de l’été, décident de laisser passer les Allemands de l’Est. Ce n’était pas qu’une frontière nationale, mais une parcelle du Rideau de fer qui tombait. Le monde observe la réaction de l’URSS. Et Moscou ne réagit militairement ni aux élections en Pologne ni à cette ouverture de frontière.

L’année 1989 est aussi le 50ème anniversaire du pacte Molotov/Ribbentrop qui accorde les pays baltes à Staline. Une immense manifestation est organisée dans ces pays pour marquer l’opposition à leur annexion par Staline. Et en septembre 1989, des centaines de ressortissants est-allemands en vacances à Prague se rassemblent à l’ambassade de l’Allemagne de l’Ouest. Ils obtiennent qu’un convoi spécial les conduise en Allemagne occidentale.

Et en octobre 1989, Gorbatchev se rend au 40ème anniversaire de la RDA…

En effet, il se rend à Berlin pour le 7 octobre. Il a beaucoup hésité avant d’accepter l’invitation d’Erich Honecker. Mais il ne pouvait échapper à cette commémoration symbolique. Les relations étaient très mauvaises avec le leader de la RDA qui était ouvertement hostile à la perestroïka. Nous considérions Honecker comme l’avant-dernier conservateur, juste devant Ceausescu. C’est à cette occasion que Gorbatchev lui fait un baiser d’adieu, et c’est devant le bureau politique du PC est-allemand qu’il prononce cette phrase : « Celui qui est en retard politiquement est puni par l’Histoire ». Deux jours après, Honecker est remplacé par Egon Krenz. La chute du Mur était quasiment programmée, le Mur était condamné politiquement. Nous nous attendions désormais à ce qui allait se passer.

« Au Mur, nous opposions déjà le projet d’une "maison commune" en Europe. »

C’est-à-dire vous vous attendiez à la chute du Mur ?

Au Mur, nous opposions déjà le projet d’une « maison commune » en Europe. La division de l’Allemagne représentait les séquelles du passé. La réunification était compliquée à digérer pour les Soviétiques, car cette division apparaissait comme le prix à payer pour les crimes nazis. L’Allemagne avait provoqué une dévastation terrible et la mort de 27 millions de Soviétiques. Gorbatchev voulait travailler à la réconciliation entre Allemands et Soviétiques, comme les Français et les Allemands l’avaient fait avant eux – une réconciliation entre deux peuples qui gardent la mémoire de la guerre et de ses sacrifices. Nous voulions surmonter la division de l’Allemagne, parce qu’elle était un élément de la division de l’Europe. Par cette coupure d’un peuple, elle représentait une fracture artificielle et temporaire. Mais dans le calendrier hypothétique de Gorbatchev et d’autres, comme François Mitterrand, l’Allemagne pouvait attendre, « Germany can wait ». Elle pouvait attendre que la nouvelle construction paneuropéenne soit avancée, que les conditions de la coopération et de la sécurité collectives soient rassemblées. Nous pensions que dans ce cadre, les Allemands trouveraient la solution au problème de la division nationale. Mais les peuples ont bousculé le calendrier.

Les forces du Parti ou de l’armée ont-elles été tentées d’intervenir militairement pour interrompre le cours des choses ?

Il est vrai qu’avec la réforme du système, Gorbatchev ne bénéficiait plus des soutiens du début. En 1985, lors de son accession au pouvoir, nombreux étaient ceux qui en avaient assez de cette génération responsable du déclin du pays et de son interventionnisme extérieur – de Brejnev à Andropov qui décida l’intervention en Afghanistan. Gorbatchev était une promesse de rajeunissement du système. Mais avec le pluralisme, la transparence dans les médias et les élections libres, de nombreux membres de la nomenklatura étaient menacés. Les réformes engagées entraient en conflit avec leurs intérêts. L’édifice soviétique commençait à vaciller. Pourtant, personne ne contestait la politique extérieure de Gorbatchev. Un profond consensus existait pour quitter l’Afghanistan et stopper la course aux armements. Dans cette période, les prises d’initiative des pays d’Europe de l’Est, les uns après les autres, n’étaient pas vécues comme un danger. C’était comme si tous les pays s’engageaient sur la même voie – abandonnant les anciens dirigeants comme le Bulgare Jivkov, Honecker et Ceausescu. Même la chute du Mur n’a pas été ressentie comme un traumatisme. Cette question était vraiment dominée par le poids du passé et de la guerre. Les opposants à Gorbatchev lui faisaient surtout le reproche d’ouvrir vers la réunification allemande. Mais la libération des pays d’Europe de l’Est n’était pas perçue comme le passage à l’Ouest. Personne ne pouvait imaginer qu’un jour, ils deviendraient membres de l’Otan. Pour nous, le Rideau de fer n’était pas seulement ce gui protégeait de l’Occident mais d’abord ce qui interdisait la rencontre avec le monde extérieur. C’était aussi notre libération.

Comment ces événements étaient-ils interprétés par les différents partis communistes ?

Diversement. À l’époque, ces événements étaient perçus par des socialistes et des communistes convaincus comme la chance pour le socialisme de se moderniser, de devenir compétitif. Notre système n’aurait plus besoin de s’asseoir sur la coercition et la force des armes. Si le socialisme doit représenter l’avenir du monde, il n’a pas besoin d’être défendu par des barbelés aux frontières et par une police politique. Nous vivions ces événements comme un signe d’encouragement. Les uns pensaient que ces mouvements solidifieraient le système, les autres pensaient que le système lui-même devait changer pour ne pas être un élément artificiel dans l’évolution politique de leur peuple. Cette ligne de partage s’est traduite par la suite : les Tchèques et les Bulgares ont chassé les communistes, les Hongrois et les Polonais ont été plus nuancés car les communistes de ces pays avaient engagé un dialogue avec leur peuple. L’histoire de la Tchécoslovaquie est édifiante : elle montre que vingt ans gâchés, entre 1968 et 1989, ne se rattrapent pas. Le socialisme à visage humain porté par tout le peuple en 1968 était mort en 1989. Le socialisme dans sa version soviétique, qui a prévalu après l’intervention à Prague, s’est montré incapable de vivre avec le temps et a cessé dès que les forces armées soviétiques se sont retirées. Même la tentative de Gorbatchev s’est avérée trop tardive et elle fut balayée par les événements, par la conjonction de l’opposition des conservateurs en 1991, et par la révolte des élites républicaines. Celles-ci ont profité de la désagrégation de l’État centralisé qui existait depuis soixante-dix ans. On a tous découvert que ce qui était derrière le Mur n’avait rien à voir avec les pronostics, les espoirs, les illusions de ceux de l’Ouest et de ceux de l’Est. On a découvert les contradictions, les conflits, la lutte des classes. On s’amusait d’une boutade : le socialisme, c’était faux, mais le capitalisme, c’était vrai. L’Occident qui s’est pris pour le vainqueur de la Guerre froide a connu une dérive totale et a dégénéré dans l’ultralibéralisme, provoquant sa propre crise.

Quelles étaient vos relations avec les partis communistes occidentaux ?

Nous étions très intéressés par l’expérience du PCF et du PCI notamment. Ces partis étaient obligés de fonctionner dans le monde politique réel. Ils devaient gagner le soutien de la population, négocier des alliances… Leur pratique était une boîte à outils pour le prochain parti que nous voulions construire, une fois le modèle stalinien évacué. Le PCI nous a le plus inspiré. Le PCF avait perdu de son autorité, avec son soutien à l’intervention en Afghanistan, qui l’associait à la direction brejnévienne. L’eurocommunisme des années 1970 [1] était pour nous un élément à étudier. Comme nous intéressait l’idée que la gauche socialiste et les communistes puissent coopérer dans une société moderne, avec les repères communs de justice sociale. Nous cherchions comment faire naître une économie de marché avec une vie politique soucieuse des intérêts populaires. Nous n’avons pas réussi. Le système en a payé le prix.

Propos recueillis par Catherine Tricot

Cet entretien est extrait de notre numéro spécial « 20 ans de la chute du Mur », paru en novembre 2009.

Notes

[1] Tentative de regroupement des PC espagnol, français et italien au milieu des années 1970 pour esquiver un modèle alternatif à celui du soviétisme.