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Trotsky: une vérité qui dérange
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Edwy Plénel
À la demande des Éditions du Détour, j’ai accepté d’écrire une préface pour une belle réédition de Ma Vie, le premier livre écrit par Léon Trotsky au début de son exil d’URSS, onze ans avant son assassinat en 1940. L’occasion de rappeler aux nouvelles générations ce moment dreyfusiste du communisme que fut le trotskysme originel. En librairie cette semaine.
En septembre dernier, à la Fête de l’Humanité, le stand de Mediapart faisait face à celui des Éditions Delga. Liées au courant le plus conservateur du PCF, dont le Pôle de renaissance communiste en France (PRCF) a pour président Léon Landini, figure résistante qui préside encore l’Amicale des anciens FTP-MOI, elles y mettaient en valeur un essai d’actualité en défense de Julian Assange. Mais quelle ne fut pas ma surprise, inventoriant les ouvrages de leur étal, de découvrir un livre négationniste – autrement dit niant la vérité historique.
Ce négationnisme là ne s’applique pas au génocide des Juifs d’Europe commis par le nazisme, mais à d’autres crimes du XXème siècle, qui furent aussi de masse, ceux du stalinisme. D’un universitaire américain, Grover Furr, Les Amalgames de Trotskyaffirme, contre une évidence largement documentée, que les aveux extorqués aux accusés des procès de Moscou disaient vrai et que le révolutionnaire Léon Trotsky, ancien chef de l’Armée rouge devenu celui de l’opposition de gauche à Staline, n’était qu’un vil comploteur au service de l’impérialisme et du fascisme.
J’avoue avoir été sidéré qu’en ce premier quart du XXIème siècle, dans un rendez-vous où convergent annuellement tous les courants qui se réclament de l’émancipation des opprimés, une telle imposture puisse être assumée, prolongeant par son existence même les crimes qu’elle nie. Imagine-t-on, dans ces mêmes espaces de rencontres et de débats où étaient présents les descendants des militants juifs communistes des FTP-MOI (les résistants de « l’Affiche rouge »), la présence de livres de Robert Faurisson niant la réalité historique des chambres à gaz ?
Les vérités du passé sont fragiles, rappelait Hannah Arendt dans Vérité et politique, plaidoyer pour les vérités de fait, précises, recoupées, documentées, face aux vérités d’opinion, subjectives, aveuglantes, encombrées d’a priori ou entravées par les préjugés. En feuilletant ce livre négationniste sur ce que symbolise le sursaut de Léon Trotsky face aux siens et à son camp, j’ai repensé à ce passage de cet article visionnaire de 1967 où la philosophe écrit : « Et si nous songeons à présent aux vérités de fait – à des vérités aussi modestes que le rôle, durant la Révolution russe, d’un homme du nom de Trotsky qui n’apparaît dans aucun des livres d’histoire de la Russie soviétique – nous voyons immédiatement combien elles sont plus vulnérables que toutes les espèces ce de vérités rationnelles prises ensemble ».
L’Union soviétique est depuis une trentaine d’années un continent englouti, entraînant dans l’oubli la saga de Léon Trotsky et ce que signifia l’affirmation du « trotskysme » dans les années 1930 face à la l’inexorable montée des périls, jusqu’à la barbarie. Mais il n’est pas indifférent qu’à l’oubli s’ajoute aujourd’hui la calomnie, dans une alliance des contraires qui dit combien le souvenir de ce sursaut momentanément vaincu dérange encore. Ceux qui apparemment ne sont d’accord sur rien s’accordent en revanche pour diaboliser ce mot « trotskyste » ou « trotskysme ».
C’est ainsi qu’à ce livre négationniste des Éditions Delga s’ajoutent une biographie mensongère de Trotsky, flirtant avec l’antisémitisme en reprenant tous les clichés staliniens, celle du Britannique Robert Service (parue en 2009 et traduite en 2011 en français), ainsi qu’une spectaculaire série russe de 2017 approuvée par le pouvoir Poutinien et diffusée depuis par Netflix dont les calomnies ont été dénoncées par un appel international lancé par le petit-fils de Trotsky, citoyen mexicain.
L'édition de "Ma Vie" en 1934 chez Rieder
Comme si, dans notre époque où les périls se conjuguent jusqu’à rendre possible une nouvelle catastrophe mondiale, la mauvaise conscience incarnée par le trotskysme était insupportable à tous les dominants et à tous les possédants, quelles que soient leurs étiquettes, nationalités ou idéologies. Car ce qu’il symbolisera pour toujours, quels que soient les sectarismes qui, par la suite, s’en réclameront, c’est d’avoir été le moment dreyfusiste du communisme : une volonté entêtée d’en sauver la promesse d’émancipation malgré les trahisons de l’idéal, en affrontant la vérité de ses mensonges et de ses crimes.
Tel est le contexte qui m’a obligé à accepter la proposition des Éditions du Détour de préfacer Ma Vie (750 pages, 27 euros), dans une superbe réédition du premier livre écrit en exil, en 1929, par Trotsky, alors réfugié en Turquie. Suivi par une formidable Histoire de la révolution russe, c’est un livre d’écrivain posant son auteur dans une place à part au panthéon des révolutionnaires qui ont défié le ciel et visé la lune. Homme d’action, capable d’être totalement happé par l’objectif qu’il s’était fixé, orateur hors pair, ce dont son traducteur français témoignera au point de le juger meilleur parleur qu’auteur, journaliste de terrain, comme le montreront ses reportages dans les Balkans au début de la guerre de 1914-18, Trotsky était profondément un littéraire, avide d’invention, curieux de découverte et soucieux du style.
« Toute licence en art » : c’est l’exigence qu’imposera Trotsky à André Breton, l’âme et le pape du Surréalisme, lors de la rédaction finale en 1938 du manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant. En préfaçant Ma Vie, j’ai tenté de respecter cette recommandation. Aussi, en m’efforçant de résister au légendaire biographique, ai-je essayé d’y affronter ce avec quoi Trotsky lui-même devra se débattre dans les onze ans qui lui resteront à vivre : le lien entre la violence révolutionnaire accoucheuse de l’Union soviétique et la captation de son héritage par une bureaucratie conservatrice dont Staline fut le fédérateur – et dont l’oligarchie russe actuelle, unifiée autour de Vladimir Poutine, est l’héritière.
Avant de me la demander, les animateurs des Éditions du Détour avaient sollicité l’écrivain cubain Leonardo Padura pour cette préface. Contraint par ses travaux littéraires, il a dû décliner mais, symboliquement, ce choix était le bon. Son formidable roman L’homme qui aimait les chiens, triptyque mettant en scène Léon Trotsky, son assassin espagnol Ramón Mercader et un narrateur cubain, montre combien cette tragédie est éternelle et survivra à ses détracteurs : pour penser l’après-castrisme, ou du moins l’espérer, Padura, qui pourtant n’a jamais été un dissident en révolte, s’est tourné depuis les Caraïbes vers la lumière de cet astre mort, au lointain de la catastrophe continentale eurasiatique. Comme une lumière qui brille à l’instant du péril.
Voici donc ma préface à Ma Vie de Trotsky dont je vous recommande vivement l’achat ne serait-ce que pour la qualité de cette réédition. Vous y découvrirez ce souvenir de jeunesse qui ne laissera pas indifférent toutes celles et tous ceux ayant, un jour ou l’autre, mené de justes combats à contre-courant. Exclu de son lycée à Odessa pour s’être révolté contre un professeur obtus, Trotsky confie combien cette blessure intime se réveillera quand il devra affronter la violence stalinienne : « Les groupements qui s’étaient formés en cette occasion : cafards et envieux d’une part ; garçons francs et hardis à l’autre extrémité ; au milieu, les neutres, masse mouvante et instable, – ces trois groupements ne devraient pas se résorber, loin de là, dans les années qui suivirent. Plus tard, je les ai rencontrés à maintes reprises, dans les circonstances les plus diverses ».
À l’instar des grands mythes antiques, la tragédie de Léon Trotsky n’a pas fini de nous parler.
Une vérité qui dérange
Canard. Outka en russe. Tel fut le nom de code donné à l’opération montée par les services spéciaux soviétiques pour assassiner Léon Trotsky au Mexique, où il s’était réfugié depuis 1937. Quand, en mars 1939, le recevant dans son bureau du Kremlin, Joseph Staline en avait personnellement donné l’ordre à son organisateur, Pavel Soudoplatov, il lui avait assuré que « le Parti n’oublierait jamais ceux qui y auraient pris part et veillerait non seulement sur eux mais sur chacun des membres de leur famille ».
Se remémorant dans ses Mémoires cette entrevue, décisive pour la suite de sa carrière, Soudoplatov ajoute ce commentaire : « Pour nous, les ennemis de l’État étaient nos ennemis personnels. » Nul idéal n’était en jeu dans cette affaire qui s’acheva, le 20 août 1940, par le meurtre d’un adversaire politique qui n’avait d’autres armes que ses idées et ses écrits, un homme devenu le symbole universel de l’opposition de gauche au stalinisme. Non, le seul moteur de ce crime était la défense des intérêts d’un État et de ses dirigeants, assimilée à une affaire de famille comme on le dirait dans un clan mafieux, avec la même soumission, le même aveuglement et la même violence.
Trotsky, Natalia et leur petit-fils à Mexico © Gilles Walunsinski
Le nom de code avait été suggéré par Leonid Eitingon, l’agent soviétique qui en fut le coordonnateur sur le terrain, amant de la mère de l’assassin, Caridad Mercader – qui en fut aussi la pourvoyeuse. Pourquoi « canard » ? Parce qu’ « en russe, racontera Soudoplatov, outre son sens normal, ce mot s’applique à la désinformation. L’expression courante “quand les canards volent” signifie que des journaux répandent de fausses nouvelles ». Il ne s’agissait donc pas seulement de tuer un homme, mais de tuer la vérité dont il était porteur.
Le livre que vous avez entre les mains est paru en France dix ans avant l’assassinat, en 1930. Ma Vie avait été écrit par Trotsky l’année précédente, au tout début de son exil hors de l’URSS – cette Union des républiques soviétiques socialistes dont il avait été, avec Lénine, le principal accoucheur lors de la Révolution russe de 1917. Cette même année 1929 parut le premier bulletin des opposants de gauche au régime stalinien. Son titre : La Vérité.
Oui, dire la vérité. Et dire non au mensonge. « Qui ne gueule pas la vérité quand il sait la vérité se fait complice des menteurs et des faussaires » : à l’automne 1936, au lendemain du premier procès de Moscou – signal des grandes purges où la plupart des survivants de la génération révolutionnaire d’Octobre allaient être exterminés –, on pouvait lire cette phrase attribuée à Charles Péguy en exergue d’une revue libertaire, Les Humbles, dont le « dossier des fusilleurs » réclamait une commission d’enquête sur la terreur stalinienne.
Parmi les contributeurs réguliers de cette revue, outre l’écrivain prolétarien Marcel Martinet, l’inventeur du surréalisme André Breton ou l’anarchiste bolchevique Victor Serge, il y avait Maurice Parijanine, l’exceptionnel traducteur des œuvres de Trotsky – dont ce livre-ci – et de quelques autres écrivains russes. Parijanine, pour « le Parisien », un pseudonyme que prit Maurice Donzel en 1920 à son retour de Russie où il avait vécu les premières années de la Révolution. Correcteur de métier, il y était parti en 1907 pour gagner sa vie comme professeur de français. Il est mort chômeur en 1937. Un humble, en effet.
Durant ces années 1930 qui allaient bientôt plonger l’Europe et, avec elle, le monde dans la nuit totalitaire et dans l’horreur génocidaire, ils furent alors bien peu nombreux à s’élever contre l’imposture stalinienne qui accélérait cette course à l’abîme, au point de composer un temps avec le fascisme – le pacte germano-soviétique, officiellement traité de non-agression entre l’URSS et l’Allemagne nazie, fut signé en 1939. Qu’au final, la résistance héroïque et l’immense sacrifice du peuple russe durant la Seconde Guerre mondiale aient permis la défaite du nazisme ne peut effacer ce fait d’histoire : son avènement et son expansion furent facilités par l’aveuglement stalinien imposé depuis Moscou au mouvement communiste.
Issue de la révolution bolchevique, enfantée par ses sectarismes avant-gardistes et par ses violences dictatoriales, une nouvelle classe bureaucratique dont Staline était le fédérateur en remontait le cours à l’envers, piétinant ses idéaux originels, liquidant la génération révolutionnaire, généralisant un amoralisme politique où la fin justifie toujours les moyens, mettant en scène des procès truqués et des aveux extorqués sous la torture, remplaçant l’internationalisme par une défense du « socialisme dans un seul pays » qui renouait avec un instinct nationaliste de puissance grand-russe, identifiant la cause socialiste mondiale à la défense inconditionnelle de l’État soviétique promu « patrie socialiste », semant le poison des haines fratricides en s’autorisant les pires calomnies au point de ne pas hésiter à utiliser les armes de l’adversaire fasciste – la xénophobie, voire l’antisémitisme.
Ce que l’on nomme aujourd’hui « trotskysme » prend ici sa source. Ce n’est évidemment pas brevet de lucidité politique toujours garantie. Encore moins de pureté ou de sainteté. Sous cette étiquette, on a pu aussi compter des sectarismes dont les méthodes étaient en miroir des virulences staliniennes. Mais, aujourd’hui que l’URSS et le mouvement communiste mondial dont elle prétendait être le centre sont un continent englouti, on ne comprend rien à cette histoire défaite sans reconnaître ce sursaut des consciences qu’a porté Trotsky, dans une solitude tragique, au sein même de ce courant idéologique. La référence à Charles Péguy, au Péguy libertaire dont l’affaire Dreyfus sera l’école politique, n’était pas hasardeuse : face au mensonge d’État stalinien, le trotskysme originel fut le dreyfusisme du communisme.
Gueuler la vérité quoiqu’il en coûte. Sauver le principe de sa négation. Sauver l’espoir de sa débâcle. Sauver la révolution de sa trahison. Défendre l’internationalisme contre le chauvinisme ; le droit des peuples contre le pouvoir des États. Tout comme les dreyfusards entendaient défendre et restaurer la République française, ses idéaux démocratiques et sociaux, contre le mensonge de l’état-major et la perdition antisémite. C’est sans doute ce que les tenants des ordres établis, qu’ils soient réactionnaires de droite ou conservateurs de gauche, ne pardonneront jamais à ce que recouvre, tel un fourre-tout, cette étiquette « trotskyste » qu’ils diabolisent de concert : avoir été la mauvaise conscience face aux espérances trahies, tout en s’efforçant d’en sauver la promesse d’émancipation malgré ces trahisons.
De ce combat universel, sans cesse recommencé face aux chagrins politiques et aux déceptions militantes, Ma Vie fut le socle. Premier livre écrit en exil par Trotsky, à la demande d’un éditeur allemand qui avait fait le voyage à Istanbul pour vaincre ses réticences à l’autobiographie, il posait un trait d’union entre les deux premières vies de son auteur et la troisième qui commençait juste. Donnant vie et chair au militant professionnel d’avant 1917 face à la monarchie tsariste, racontant ses prisons et ses évasions, ses pérégrinations incessantes à l’étranger, un récit alerte y légitime le souffle révolutionnaire qui en fit un leader extrêmement populaire, puis un chef de guerre victorieux immensément puissant, et cependant rapidement désarmé par le pouvoir qu’il avait lui-même contribué à instituer.
Dès lors s’installe la tension, aussi extrême qu’intime, qui traversera l’ultime décennie à vivre d’un homme obligé de se battre contre les siens. En 1929, Trotsky a cinquante ans, et c’est d’ailleurs le titre qu’il aurait voulu donner à son livre : un demi-siècle. Désormais projeté sur cette « planète sans visa » qu’annonçait prophétiquement son dernier chapitre, exilé successivement en Turquie, en France et en Norvège, sans jamais pouvoir y trouver un asile durable, avant d’être enfin accueilli au Mexique, il va assister à la disparition de ses amis les plus chers, de ses proches, de ses camarades, de ses enfants, de sa famille, tous victimes de la persécution stalinienne. Jusqu’à ce que vienne son tour, le crâne fracassé par le piolet de Ramón Mercader.
Face à ce désastre, toute son énergie sera concentrée sur ce seul objectif : ne pas renoncer, ne rien renier, ne pas capituler. « Capitulards », ce sera d’ailleurs l’épithète donnée par l’opposition de gauche à ces vieux bolcheviks devenus l’ombre d’eux-mêmes en égrainant leurs aveux à la barre infâme des procès de Moscou. J’ai sous les yeux les « comptes rendus sténographiques des débats », édités en français par le Commissariat du peuple de la justice de l’URSS, de ces trois procès dont les actes d’accusation ciblaient invariablement Trotsky : « centre terroriste trotskiste-zinoviéviste » (1936), « centre antisoviétique trotskiste » (1937), « bloc des droitiers et des trotskistes antisoviétique »(1938). Ces buttes-témoins livresques d’une inquisition moderne, où les accusés dénonçaient eux-mêmes leurs crimes imaginaires, se faisant complices de leurs bourreaux, sont une littérature de l’abjection.
Alors que le fascisme mussolinien était au pouvoir en Italie depuis 1922 et le nazisme hitlérien en Allemagne depuis 1933, le stalinisme n’avait d’autre priorité que de liquider des dirigeants communistes et de décapiter l’armée soviétique – le procès conduisant les plus hauts généraux de l’Armée rouge à l’échafaud eut lieu à huis clos en 1937. Et ce crime, avec sa mise en scène totalitaire, gangrénait le mouvement communiste mondial au-delà de l’Union soviétique. Dans le recoin de bibliothèque qui me tient lieu de musée des horreurs, je garde par exemple telle brochure de propagande, éditée à Paris en 1937 où les trotskystes sont ainsi portraiturés : « Une bande d’espions, d’assassins, d’agents de diversion, de provocateurs, d’agents directs du fascisme, ennemis féroces de l’humanité tout entière ». « Hitléro-trotskistes » : ce ne fut pas qu’une injure, mais aussi l’arme du crime, un appel à la liquidation.
C’est une vieille histoire : le spectre d’Abel hante définitivement Caïn après son meurtre fratricide. Car il faut que le colosse stalinien ait eu conscience de son immense fragilité, autrement dit de son imposture essentielle, pour dépenser tant d’énergie à persécuter, de par le monde, cette infime minorité de communistes révolutionnaires qui se dressait contre lui. La disproportion des forces était incommensurable, l’opposition de gauche restant condamnée à la marginalité, fût-elle glorieuse et héroïque. Ainsi la contre-attaque éclatante de Trotsky face aux procès de Moscou ne sera traduite en français qu’en 2018 ! Il s’agit des comptes rendus de la commission d’enquête conduite par le philosophe américain John Dewey, dont les auditions eurent lieu en 1937 au Mexique, à Coyoacán. « Le vieux », comme l’appelaient les jeunes militants, avait lui-même sollicité ce démocrate libéral, au sens anglo-saxon du terme, alors que Dewey n’avait aucune sympathie pour la violence révolutionnaire, dont Trotsky était la figure vivante.
Versions originales anglaises, The Case of Leon Trotsky – les auditions, 618 pages – et Not Guilty – le rapport final, 424 pages, concluant par un ferme « non coupable » – sont aussi dans ma bibliothèque, comme un contrepoison salvateur face au virus malfaisant du mensonge et de la calomnie. Il suffit de les lire pour constater que Trotsky, aucunement ménagé par ses interpellateurs, n’eut aucun mal à en faire litière. Hélas, dans la marche à l’abîme qui conduisit à ce moment tragique où il fut « minuit dans le siècle », selon la formule trouvée par Victor Serge, ce Cassandre n’était entendu que par une minorité de dissidents et d’irréguliers, refusant d’aliéner leur liberté de penser et d’agir. Surtout, il dérangeait de tous côtés. Non seulement parce qu’il avait, le premier, pris la mesure du danger national-socialiste, alors que les démocraties elles-mêmes composaient avec Hitler – comme l’illustreront en 1938 les accords de Munich –, mais surtout parce que, dans son opposition au stalinisme, il était resté révolutionnaire. Radicalement, indéfectiblement.
« Se battre contre l’ennemi ou se battre contre soi-même. Tout est heureux en un certain sens dans la première catégorie et en un certain sens tout est malheureux dans la deuxième. » La réflexion est de Péguy dans un texte écrit à l’été 1914, juste avant son départ pour la mobilisation générale et ses tueries de masse. Elle s’applique parfaitement à la condition du Trotsky des années 1930, chef de l’Armée rouge devenu chef de l’opposition à Staline. Face à ce dernier, il se campait en seul héritier légitime de Lénine – position que Ma vie installe d’emblée –, alors que la victoire de son adversaire allait obliger ses partisans à interroger la dynamique révolutionnaire elle-même, les causes de sa bureaucratisation, les violences qui l’avaient enfantée, les dénis de démocratie et les refus du pluralisme qui l’avaient précédée.
Plus tard, dans les décennies qui suivront l’assassinat, Natalia Sedova, sa veuve – décédée en France, à Corbeil, elle lui survivra jusqu’en 1962 –, elle-même militante, confiera que Trotsky n’avait cessé de lui dire dans les dernières années : « Il faut tout, absolument tout repenser ! » En somme, penser contre-soi-même, affronter cette réalité sinistre qu’elle avait résumé d’une phrase terrible, dont l’écrivain Jean-François Vilar fera le titre d’un roman sans pareil : « Nous cheminons entourés de fantômes aux front troués. » Et ces fantômes ne sont pas venus de nulle part. Or, surabondante, tant il écrivait comme pour vaincre le temps qui allait manquer, l’œuvre du Trotsky exilé permet d’en remonter la trace.
En 1936, dans La Révolution trahie, il taille en pièces la théorie du parti unique, ce Parti-État dressé contre le pluralisme politique et la diversité sociale, critiquant de fait l’interdiction des partis d’opposition, y compris d’autres tendances révolutionnaires, prise par la jeune République soviétique. Dans son Staline posthume, auquel il travaillait encore à la veille de son assassinat, il reconnaît combien la guerre civile fut une école de brutalité autoritaire et de commandement bureaucratique où le stalinisme se forgera, jusqu’à enfanter ce totalitarisme dont Trotsky sera l’un des premiers analyste et théoricien : « “L’État, c’est moi” est presque une formule libérale en comparaison avec les réalités du régime totalitaire de Staline. Louis XIV ne s’identifiait qu’avec l’État. Les papes de Rome s’identifiaient à la fois à l’État et à l’Église – mais seulement dans les époques du pouvoir temporel. L’État totalitaire va bien au-delà du césaro-papisme, car il embrasse l’économie entière du pays. À la différence du Roi Soleil, Staline peut dire à bon droit : “La Société, c’est moi”. »
L'édition de "Ma Vie" chez Gallimard
Mais, en même temps, dans l’affrontement politique, Trotsky défendait pied à pied l’héritage dont il était comptable, assumant cette violence révolutionnaire accoucheuse d’une histoire qui, pourtant, allait se retourner contre la révolution elle-même. Si, dans Ma Vie, il passe rapidement sur certains épisodes, en revanche, dans les polémiques des années suivantes, il ne se dérobera pas. Qu’il s’agisse de la répression du soulèvement des socialistes-révolutionnaires dès 1918, de l’écrasement de la révolte des marins de Cronstadt en 1921, de la décision d’assassiner la famille du Tsar, des exécutions sommaires ou des prises d’otages ordonnées sur le front pendant la guerre civile, il ne cachait rien et assumait tout, même s’il n’en était pas forcément le principal décisionnaire. Comme s’il redoutait, selon la formule consacrée des débats militants, que l’on jette le bébé avec l’eau du bain, le projet révolutionnaire lui-même avec son coût sanglant.
Toutefois la tragédie soviétique ne se résume pas à la violence intrinsèque à tout processus de révolutionnaire de renversement d’un ancien régime, après le 1917 russe comme après le 1789 français. Elle pose définitivement la question de l’avant-gardisme qui confisque la révolution au profit d’une élite autoproclamée et qui, parallèlement, démobilise les masses qu’elle prétend émanciper. Trotsky lui-même y succombera, proposant en 1921, contre l’avis de Lénine, « la militarisation des syndicats » afin de mener la bataille de la production dans un pays dévasté, c’est-à-dire un renforcement de la dictature guerrière au lieu d’un retour à la vie démocratique. Autrement dit que l’exception devienne la règle. Une exception que Staline finira par incarner.
Assassinée en 1919 à Berlin, Rosa Luxemburg n’était plus là pour lui rappeler ses précoces mises en garde – si lucides et si visionnaires – aux bolcheviks. S’inquiétant de les voir comprimer ce « pouls de la vie populaire » où bat l’inventivité politique, son pluralisme et ses délibérations, elle leur avait parlé franc : « Certes, toute institution démocratique, comme toute institution humaine, a ses limites et ses lacunes. Mais le remède qu’ont trouvé Lénine et Trotsky – supprimer carrément la démocratie – est pire que le mal qu’il est censé guérir : il obstrue la source vivante d’où auraient pu jaillir les correctifs aux imperfections congénitales des institutions sociales, la vie politique active, énergique, sans entraves de la grande majorité des masses populaires ».
Le socialisme, leur assénait Rosa Luxemburg, ne saurait être octroyé d’en haut. Si « l’on peut décréter l’aspect négatif, la destruction », il n’en va pas de même de « l’aspect positif, la construction : terre-neuve, mille problèmes ». Pour résoudre ces problèmes, la liberté la plus large, l’activité la plus large, de la plus large part de la population est nécessaire. Or, la liberté, insistait-elle, « c’est toujours au moins la liberté de celui qui pense autrement ». Et ce n’est pas elle, mais la terreur qui démobilise et démoralise : « Sans élections générales, sans une liberté de presse et de réunion illimitée, sans une lutte d’opinion libre, la vie s’étiole dans toutes les institutions publiques, végète, et la bureaucratie demeure le seul élément actif ».
Ne peut-on lire comme un remords caché de Trotsky que Ma Vie se termine par une tendre évocation de Rosa Luxemburg ? Et ceci juste après qu’il se soit lui-même questionné à haute voix : « Est-ce que la dictature révolutionnaire a donné les résultats qu’on attendait d’elle ? » Dans la foulée, avant le point final, il convoque même Proudhon, « ce Robinson Crusoé du socialisme » dont il dit qu’il lui est pourtant étranger. Cette présence de la figure tutélaire du socialisme libertaire fait étonnamment écho aux ultimes disputes qui, dix ans plus tard, partageront les fidèles entourant Trotsky. Ainsi de son affrontement avec Victor Serge, anarchiste devenu blochevik, mais resté profondément libertaire, miraculeusement sauvé du Goulag soviétique en 1936, quelques mois avant le premier procès de Moscou.
Traducteur en français de Leur Morale et la Nôtre, paru en 1939, où Trotsky défendait que « le moyen ne peut être justifié que par la fin » – la justification de cette dernière étant qu’elle doit permettre « tout ce qui mène réellement à la libération des hommes »–, Victor Serge n’avait pas hésité à porter la plume dans la plaie. Témoin et acteur à Petrograd – redevenue aujourd’hui Saint-Pétersbourg après s’être appelée Léningrad – de l’effervescence révolutionnaire, il avait rappelé ce « jour noir » de 1918 « où le comité central du parti décida de permettre à des commissions extraordinaires d’appliquer la peine de mort sur procédure secrète, sans entendre les accusés qui ne pouvaient se défendre ». « Ce jour-là, ajoutait-il sobrement, le comité central pouvait rétablir ou ne pas rétablir une procédure d’inquisition oubliée de la civilisation européenne. Il commit en tout cas une faute. »
Une faute qui mena à l’enfer des procès staliniens. « L’émancipation des ouvriers ne peut-être l’œuvre que des ouvriers eux-mêmes », écrivait pourtant Trotsky dans Leur Morale et la nôtre, mais sans remonter à la source de la confiscation qui a fini par assassiner l’espérance. « Il n’y a donc pas de plus grand crime, ajoutait-il, que de tromper les masses, de faire passer des défaites pour des victoires, des amis pour des ennemis, d’acheter des chefs, de fabriquer des légendes, de monter des procès d’imposture – de faire en un mot ce que font les staliniens. » Victor Serge approuvait évidemment mais n’en restait pas là : « Quand et comment le bolchevisme a-t-il commencé à dégénérer ? », ne cessa-t-il d’interroger du vivant du « vieux ». Fuyant le nazisme, il retrouva Natalia Sedova-Trotsky au Mexique où il mourut en 1947, son dernier livre étant une Vie et mort de Trotsky, empreinte de cette fidélité critique qui tisse les véritables loyautés.
Au fond, Trotsky connaissait la réponse car il l’avait tôt énoncée. C’était dans sa jeunesse, lors d’une vive polémique contre Lénine et sa conception avant-gardiste du parti, raison pour laquelle il relativisait cet écrit afin de ne pas donner d’arme supplémentaire à ses calomniateurs. Réponse au célèbre Que faire ? Questions brûlantes de notre mouvement de Lénine, Nos Tâches politiques, paru en 1904 à Genève, interpellait ce « fétichisme organisationnel » dont le « substitutisme politique » menait à « la dictature sur le prolétariat ». Ainsi, prophétisait-il, « l’organisation du parti [en vient] à se substituer au parti, le comité central à l’organisation du parti et, finalement, le dictateur à se substituer au comité central ». Comment ne pas y lire une prescience du stalinisme ?
On ne pardonne pas aux voyants. Dans la tragédie antique, ces devins sont aveugles, les dieux les ayant punis de leur audace et de leur curiosité par la perte de leurs yeux. Mais, dès lors, ils voient ce qui échappe aux hommes ordinaires. Leur regard mort diffuse une lumière vivante. Quelles qu’en soient les faiblesses humaines, fautes ou erreurs, la vie de Trotsky éclairera longtemps le chemin de celles et ceux qui n’entendent pas se résigner à l’ordre des choses et du monde, à ses injustices et à ses oppressions. C’est bien pourquoi, bien que vaincue, elle dérange encore ses vainqueurs, héritiers d’un Thermidor stalinien mené jusqu’à son terme avec la restauration capitaliste – cette nouvelle oligarchie issue de l’ancienne bureaucratie.
Dès lors, quels qu’en soient les atours et les contextes, à Washington, Paris, Moscou ou Pékin, les tenants des ordres établis seront toujours d’accord sur Trotsky même s’ils ne sont d’accord sur rien. Depuis qu’entre 1989 et 1991, l’URSS s’est effondrée sur elle-même avec son empire est-européen, consacrant la victoire par défaut d’un capitalisme qu’elle prétendait combattre, l’anti-trotskysme et ses légendes noires sont revenus en force. On les retrouve aussi bien dans une biographie anglaise, celle de Robert Service parue en 2009 – non seulement truffée d’erreurs grossières mais le campant en dictateur pire que Staline – que dans une série russe de 2017 diffusée depuis sur Netflix, qui le dépeint en assoiffé de pouvoir et séducteur invétéré. Dans les deux cas, les clichés antisémites que charriait la propagande stalinienne sont conviés, du cosmopolitisme sans patrie à l’ambition sans retenue.
La promesse de Staline fut tenue par ses successeurs. Juste après la chute de l’URSS, le 12 février 1992, l’organisateur de l’assassinat de Trotsky, Pavel Soudoplatov, reçut le certificat de réhabilitation qu’il réclamait en tant que « victime des répressions politiques » – il avait été condamné et emprisonné après la mort du prétendu « petit père des peuples ». Après avoir purgé vingt ans de prison au Mexique, son assassin, Ramón Mercader, rejoignit sa « patrie du socialisme » où il fut fait Héros de l’Union soviétique et reçut l’Ordre de Lénine. Sa tombe est à Moscou, mais c’est à La Havane qu’il est mort, d’un cancer, en 1978.
Ce détour cubain nous offrira en 2009, avec L’homme qui aimait les chiens de Leonardo Padura, le meilleur roman vrai de toute cette histoire. Un tour de force littéraire où se confirmait que, pour penser, sous toute les latitudes, « la fatigue historique et l’utopie pervertie », selon les mots de Padura, parcourir la vie de Léon Trotsky, ses espoirs formidables, ses luttes enthousiastes et ses combats perdus, restera toujours de bon secours.