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Le marxisme d’Antonio Gramsci
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http://www.zones-subversives.com/2019/10/le-marxisme-d-antonio-gramsci.html
Gramsci reste un intellectuel souvent cité qui a influencé des intellectuels et des mouvements politiques. Mais peu se sont plongé dans ses écrits complexes et foisonnants. L'intellectuel communiste propose des pistes pour une stratégie de transformation sociale.
Désormais, Antonio Gramsci est devenu une figure intellectuelle incontournable. Ce journaliste marxiste participe à la vague révolutionnaire qui secoue l’Italie en 1919-1920. Il devient un dirigeant du PCI (Parti communiste italien). En 1926, il est emprisonné jusqu’à sa mort en 1937. Il rédige ses fameux Cahiers de prison. Il devient le symbole de la résistance communiste au fascisme.
Les textes d’Antonio Gramsci sont redécouverts dans les années 1970. Chaque courant politique s’approprie ses textes. Les intellectuels insistent sur le « front culturel » dans la lutte des classes et le concept d’hégémonie se popularise. Les réformistes privilégient « la guerre de position » et l’intégration aux institutions plutôt que la « guerre de mouvement ». En 1972, c’est sous la figure d’Antonio Gramsci que François Mitterrand justifie sa stratégie d’union de la gauche. Même l’extrême-droite, avec Alain de Benoist, reprend à son compte la théorie du « pouvoir culturel ».
A partir des années 1980, la France subit la réaction intellectuelle de l’antitotalitarisme qui vise à discréditer sans nuance toute la pensée marxiste. Mais Antonio Gramsci devient une référence en sciences sociales dans les milieux universitaires anglo-saxons. Stuart Hall s’appuie sur les outils conceptuels gramsciens pour créer les études culturelles. Antonio Gramsci influence également le domaine des études subalternes et même la discipline des relations internationales avec Robert Cox. En Amérique latine, les analyses d’Antonio Gramsci sont également influentes.
En France, le penseur italien fait un retour fracassant dans les années 2010. L’influence de Gramsci dépasse largement le monde académique. La gauche deFrançois Ruffin souligne l’importance de la « bataille des idées » face aux préjugés néolibéraux. La « démocratie radicale », théorisée par les philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, influence la création de la France insoumise comme dePodemos en Espagne. Mais la pensée de Gramsci est souvent réduite à une série de formules creuses. Les universitaires George Hoare et Nathan Sperber proposent une Introduction à Antonio Gramsci.
Théoricien communiste
Antonio Gramsci n’est pas un universitaire. C’est avant tout un militant communiste et un journaliste. Ses écrits s’inscrivent dans une réflexion stratégique. La théorie doit accompagner la pratique et l’intervention politique. Antonio Gramsci naît en 1891 en Sardaigne. Il subit la misère et la maladie. Il entre à l’Université de Turin en 1911. Il adhère au Parti socialiste italien (PSI) en 1912. A partir de 1915, il écrit dans des journaux socialistes. Il est également critique théâtral pour relier la culture et la politique. Il développe un talent pour le débat d’idées et la polémique.
La révolution russe de 1917 révèle l’importance de la volonté sociale et collective. Ce qui relativise le déterminisme économique. Après la révolution spartakiste en Allemagne, l’Italie rentre en ébullition en 1919 avec le biennio rosso. Les ouvriers et les ouvrières font grève, occupent leurs usines et veulent diriger la production eux-mêmes. Des conseils ouvriers permettent une auto-organisation en dehors des partis et des syndicats. Gramsci écrit dans L’Ordine Nuovo, qui se présente comme le journal des conseils en lutte. Mais les élites industrielles du Nord parviennent à écraser cette révolte sociale qui se cantonne aux usines de Turin et Milan.
En 1921, Amadeo Bordigua crée le PCI. Il reste sur une ligne puriste et son déterminisme économique débouche vers l’inaction. En 1924, une nouvelle direction s’impose à la tête du PCI. Mais ce parti ne prend pas en compte la menace fasciste. Gramsci écrit ses Cahiers de prison à partir de 1929. Mais ses écrits subissent la censure et s’apparentent davantage à des fragments qu’à une œuvre cohérente.
Antonio Gramsci accorde une importance centrale à la culture. Il se penche sur les productions culturelles des élites avec les arts, la littérature ou la philosophie. Mais il s’intéresse également à la culture populaire des subalternes.
Gramsci évoque le rôle des intellectuels et de la classe d’encadrement. Ils forment une catégorie sociale qui se distingue des autres classes sociales. Mais Gramsci attaque l’idée selon laquelle les intellectuels expriment une pensée pure et indépendante. Il s’oppose au marxisme vulgaire qui considère la vie intellectuelle comme un simple reflet de l’économie. Le monde des idées reste traversé par des luttes et des conflits.
Les intellectuels organiques accompagnent une classe sociale émergente, la bourgeoisie ou le prolétariat. Ils deviennent les véritables organisateurs de la société. Les intellectuels traditionnels défendent l’ordre existant, à l’image des hauts fonctionnaires mais aussi des petits bureaucrates locaux. L’intellectuel organique prolétarien n’est pas un simple théoricien mais surtout un organisateur pratique. Il lutte par le verbe mais aussi par l’action.
Stratégie politique
Antonio Gramsci reste un penseur de la stratégie politique. Il s’inspire évidemment de Karl Marx, mais aussi de Nicolas Machiavel. Gramsci théorise la politique dans un contexte de bouillonnement contestataire. La révolution sociale semble imminente.
Gramsci distingue la société civile de la société politique. La société civile reste traversée par les luttes sociales et intellectuelles entre les différents groupes sociaux. La société civile repose sur le débat et la contradiction tandis que la société politique s’appuie sur la contrainte et la domination. L’exercice de la force peut être de nature militaire, policière ou juridique-administrative. L’Etat maintient sa domination à travers un appareil bureaucratique, mais aussi à travers le consentement des gouvernés. Gramsci tente surtout de penser le changement social. La guerre de mouvement s’apparente à une révolte spontanée et à une « attaque frontale ». La guerre de position, dans un cadre démocratique, passe par les luttes culturelles et idéologiques.
Gramsci définit le parti comme le représentant et l’organisateur d’une classe sociale. Au XXe siècle, le système social en Occident repose sur une société civile organisée en intérêts constitués. Gramsci tente de penser le rôle du parti communiste. Il le définit comme le « Prince moderne », en référence à Machiavel. Ce n’est plus un individu mais un organisme social qui devient le Prince. Le parti doit créer une alliance entre différents groupes sociaux pour conduire la révolution prolétarienne.
« Le prolétariat peut devenir la classe dirigeante et dominante dans la mesure où il pourra créer un système d’alliances de classes qui lui permettra de mobiliser la majorité de la population laborieuse contre le capitalisme et contre l’Etat bourgeois », propose Gramsci. Il défend une stratégie d’alliance entre la classe ouvrière italienne du Nord industriel et les masses rurales du Sud. Ensuite, le parti communiste doit remplacer l’Etat bourgeois. Gramsci défend le modèle hiérarchisée entre les intellectuels dirigeants et les masses de militants.
Gramsci critique les écueils des différentes stratégies révolutionnaires. Une vision déterministe considère la révolution prolétarienne comme inscrite dans les lois de l’Histoire. L’effondrement du capitalisme doit inéluctablement provoquer une révolution. Les positions d’Amadeo Bordiga s’apparentent à un économisme mécanique et fataliste. Cette vision débouche vers un attentisme. Bordiga refuse de s’engager dans les combats du moment pour préserver une forme de pureté révolutionnaire.
Mais Gramsci critique également le spontanéisme qui glorifie le moment de l’action sans prendre en compte les contraintes imposées par les structures sociales. Il critique Rosa Luxemburg qui valorise la spontanéité révolutionnaire. Gramsci insiste sur le travail d’organisation pour préparer la prise de pouvoir. Le spontanéisme correspond à la guerre de mouvement. Mais la guerre de position suppose une lente conquête du pouvoir. Une lutte pour la « persuasion permanente » doit permettre de former un bloc « national-populaire ».
Idéologie et hégémonie
Antonio Gramsci accorde une importance à l’idéologie qu’il considère comme une pensée qui traverse tous les domaines de la vie. L’idéologie s’apparente à « une conception du monde qui se manifeste implicitement dans l’art, dans le droit, dans l’activité économique, dans tous les manifestations de la vie individuelle et collective », estime Gramsci. Il évoque l’influence de la philosophie des Lumières sur la Révolution française. Il décrit également le modèle de l’Eglise avec une théologie construite depuis le clergé qui se diffuse à la masse des croyants. L’idéologie ouvre un terrain de lutte dans la culture. Les intellectuels organiques doivent alors investir tous les domaines de la pensée pour persuader la majorité de la population.
Gramsci propose une philosophie de la praxis. Il rejette à la fois le matérialisme et l’idéalisme. Il critique le matérialisme vulgaire incarné par Boukharine. Cette approche tente d’observer des lois de l’histoire et s’apparente à une sociologie positiviste. La place de l’action humaine est réduite. Gramsci critique également l’idéalisme de penseurs comme Giovanni Gentile ou Benedetto Croce. Cette philosophie valorise l’acte individuel mais ne prend pas en compte l’environnement social du sujet. Gramsci considère que les humains subissent des circonstances sociales mais qu’ils peuvent aussi les modifier. Sa philosophie de la praxis s’appuie sur l’histoire concrète.
Antonio Gramsci reste le théoricien incontournable de l’hégémonie. Ce concept permet de souligner les dimensions culturelles et morales de l’exercice du pouvoir politique. L’hégémonie permet à un groupe social d’entraîner d’autres catégories derrière lui. Un pôle dirigeant attire un pôle auxiliaire. Il existe également un pôle passif et un pôle ennemi. L’hégémonie désigne la relation qu’entretient le pôle dirigeant avec le pôle auxiliaire.
Dans la Révolution française l’hégémonie du jacobinisme permet à la bourgeoisie d’associer les classes populaires à son projet. Les intellectuels organiques jouent un rôle siècle entre les deux groupes sociaux. Dans l’Italie du XXe siècle, Gramsci estime que les intellectuels organiques communistes doivent convaincre les petits intellectuels traditionnels de l’Italie rurale pour réaliser une alliance avec la classe ouvrière. Les petits bourgeois campagnards se situent entre les propriétaires terriens et les paysans qui peuvent s’allier aux ouvriers.
L’hégémonie de la bourgeoisie s’appuie également sur les intellectuels. L’appareil d’hégémonie repose sur la société politique avec l’administration, les tribunaux ou la police. Mais l’hégémonie s’appuie aussi sur la société civile avec le système scolaire, la presse ou l’édition. Cette réflexion inspire Althusser et son concept d’appareils idéologiques d’Etat.
Marxisme hétérodoxe
George Hoare et Nathan Sperber proposent un livre de synthèse qui clarifie une pensée riche et complexe. Cette présentation se révèle indispensable avant de comprendre la prose obscure des Cahiers de prison. Surtout, George Hoare et Nathan Sperber apportent des clarifications indispensables face à la récupération du penseur italien par les idéologues populistes de la France insoumise.
Gramsci reste un théoricien marxiste attaché à la lutte des classes. Il ne veut pas « construire un peuple » comme Laclau et Mouffe. Son analyse de la société distingue clairement différentes classes sociales loin de la bouillie idéologique autour du populaire ou du concept interclassiste de peuple. Gramsci n’est pas davantage un réformiste qui se contente d’une perspective de « démocratie radicale ». Il reste attaché à la perspective d’une révolution communiste. La politique ne se réduit pas à des manœuvres de communication à partir d’une vulgaire sociologie électorale.
George Hoare et Nathan Sperber mettent en avant l’importance de la réflexion de Gramsci pour la période actuelle. Le journaliste communiste n’est pas un philosophe qui se contente d’élaborer des concepts déconnectés de la réalité de la lutte des classes. Ses épigones des études culturelles, subalternes ou postcoloniales reprennent des concepts mais pour en faire de fades discours universitaires qui ne permettent pas de fournir des outils de lutte.
Gramsci s’attache à l’observation de l’histoire pour élaborer ses concepts. Surtout, il propose une pensée stratégique. Ses écrits ne visent pas à faire le malin dans des colloques universitaires mais tentent de penser la révolution communiste. Comment transformer le monde reste la question centrale. L’approche historique de Gramsci permet également d’éviter les écueils du marxisme vulgaire. Le penseur italien tente d’analyser les structures de la société capitaliste. Mais il s’oppose au déterminisme économique. Il accorde une importance centrale à l’action humaine. Il refuse l’activisme et l’idéalisme, mais aussi le fatalisme.
Néanmoins, la pensée de Gramsci comporte de sérieuses limites. Il reste influencé par le modèle léniniste. Un parti d’avant-garde dirigé par des intellectuels doit guider les masses vers la révolution. C’est sans doute une des causes du succès de Gramsci jusque dans les milieux les plus douteux. L'intellectuel italien tente légitimement de penser son propre rôle dans le processus de transformation sociale. Depuis la cellule d’une prison, ses capacités d’action restent limitées.
Gramsci ne cesse de valoriser l’importance des intellectuels dans la formation de la conscience de classe et dans la lutte pour l’hégémonie. Mais ce sont davantage les luttes sociales qui permettent aux prolétaires de s’auto-organiser, de réfléchir et d’agir par eux-mêmes. Les révoltes spontanées sont rarement guidées par des intellectuels et des partis. La révolution d’Octobre montre également les dérives de la version autoritaire du socialisme des intellectuels.
Le concept de guerre de position semble connaître également un certain succès. Même si Gramsci ne réduit pas cette stratégie à une action dans le cadre des institutions. La guerre de position permet de penser l’activité communiste en dehors des grandes révoltes sociales, autant dire la plupart du temps. Il semble important de penser ces moments calmes. Néanmoins, Gramsci n’évoque pas l’importance des luttes sociales, même locales ou sectorielles. C’est dans les moments de grèves que peuvent se développer de nouvelles pratiques.
C’est aussi dans ces moments que la conscience de classe se développe. Gramsci semble plus attaché à l’éducation traditionnelle plutôt qu’à l’éducation par la lutte. Evidemment, dans les moments de lutte, les prolétaires n’ont pas besoin d’intellectuels pour comprendre les enjeux stratégiques. Ensuite, la guerre de position doit permettre d’engranger des forces avant un assaut contre le capitalisme. Néanmoins, cette stratégie lente et progressive se confronte désormais à l’urgence sociale et écologiste. Il semble illusoire d’attendre la construction d’un mouvement de masse avant de sortir du capitalisme.
Source : George Hoare et Nathan Sperber, Introduction à Antonio Gramsci, La Découverte, 2019 (1ère édition en 2013)
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