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Pierre Dardot, Christian Laval, L’Ombre d’Octobre. La Révolution russe et le spectre des soviets
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://dissidences.hypotheses.org/12660
Un compte rendu de Christian Beuvain et Jean-Guillaume Lanuque
Pierre Dardot et Christian Laval sont des chercheurs en sciences sociales – le premier est philosophe et le second sociologue – qui, à travers plusieurs ouvrages prétendent réviser les bases théoriques du mouvement révolutionnaire afin de les rendre, selon eux, mieux adaptées à notre époque. Leur ouvrage le plus connu, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle1passionna même pendant quelques semaines un ou deux cénacles parisiens ainsi que certains libertaires. A l’occasion du centenaire de la révolution russe, ils ont poursuivi leuraggiornamento en s’attaquant à la révolution bolchevique, « catastrophe historique » (p. 13) et « culmination fanatique et délirante » de l’État (p. 163).
Aucun des deux n’étant historien, Pierre Dardot et Christian Laval s’adossent, tout au long de leur récit d’Octobre, à une historiographie, hélas ancienne – y compris la traduction récente du livre d’Alexander Rabinowitch sur Petrograd, qui date de … 19762 –, et réduite, qui plus est, à quelques auteurs (Moshe Lewin, Marc Ferro, Oskar Anweiler, Leonard Schapiro), ainsi qu’à des témoignages militants (Léon Trotsky, Rosa Luxembourg, Alexandre Berkman, Ante Ciliga Victor Serge …). Aucune étude scientifique hexagonale récente, que ce soit sur l’histoire des révolutions russes ou sur le communisme (Alexandre Sumpf, Thomas Chopard, Sophie Coeuré, Emilia Koustova, Valérie Pozner, Cloé Drieu, etc.3) n’est utilisée, alors que l’auteur slavophile Alexandre Soljenitsyne ou le monarchiste Sergei Melgounov sont mobilisés ici ou là.
Quoiqu’il en soit, l’axe de leur interprétation est simple voire même sommaire : ils opposent en effet bolcheviques et soviets, s’inspirant entre autres assez largement du travail de référence d’Oskar Anweiler, à tel point que dans certains passages, leur littérature ressemble à celle des conseillistes. Mais par moments seulement. N’est pas Pannekoek ou Gorter qui veut …. Selon eux, la vraie révolution, qui a débuté en février 1917, est celle du mouvement populaire (ce qui est exact), que les bolcheviques ont confisqué dès octobre (ce qui est faux), initiant une séquence historique exclusivement perçue comme négative et nocive… Dans le détail, Pierre Dardot et Christian Laval rappellent avec justesse l’effervescence qui fut celle de la Russie de 1917, dominée par l’auto-organisation, un dynamisme prétendument brisé par Lénine. Car s’ils insistent tout particulièrement sur la volonté de prise du pouvoir exprimé par ce dernier, négligeant pourtant la poussée de la base du parti bolchevique et la défense sincère du pouvoir populaire par les bolcheviques, sensible dans les premiers mois, ils oublient totalement que la guerre civile (1918-1921), non souhaitée par ces derniers mais qu’il leur faut bien affronter, va rebattre les cartes. Dès lors, Octobre n’est pour eux, citant ici le Cornelius Castoriadis de 1989, qu’un coup d’État et une insurrection militaire (p. 66), et pas une révolution : plutôt une contre-révolution (p. 196). Quant à la concentration progressive dans le parti bolchevique de l’ensemble des pouvoirs, bien décrite, et qu’ils mettent en accusation4, ils la voient comme le débouché logique de la théorie léniniste, une approche téléologique qui n’est pas sans rappeler, avec de toutes autres motivations, la thèse d’un Stéphane Courtois.
Lénine, pour eux, apparaît ainsi aux antipodes de Marx et de sa défense de l’auto-émancipation des travailleurs. Ils le qualifient plutôt de « saint-simonien » (sic), dans la mesure où, suivant l’exposé de L’État et la révolution, les soviets devaient pour lui s’occuper d’administration, la politique étant laissée aux mains du parti et des experts de la révolution. Enfin, la Tcheka n’échappe pas non plus à leurs foudres, elle qui fit de l’État nouveau un « État terroriste » agissant contre son peuple, dont il était séparé – un point de vue pourtant remis en cause par plusieurs travaux récents, ceux d’Alexandre Sumpf en particulier. Bien que ne niant absolument pas l’inévitabilité d’une période de guerre civile, Pierre Dardot et Christian Laval insistent sur la nécessité de fixer des « limites morales et juridiques » à ne jamais dépasser. Ils replacent enfin la révolution russe en perspective, se penchant sur deux autres révolutions : en amont, la révolution mexicaine, valorisée pour sa dimension anarchiste à travers les frères Magon plus que Zapata5 ; en aval, la révolution espagnole.
Pour cette dernière, censément plus sociale – dans sa dimension libertaire – que la russe, le magnum opus de Burnet Bolloten – dont pourtant « le caractère extrêmement critique (…) à l’égard du Parti communiste espagnol en fait (…) un cas singulier », selon Élodie Richard et Charlotte Worms6 – est largement mis à contribution7. A la lecture des quelques vingt-cinq pages consacrées à la révolution espagnole, tout lecteur un tant soit peu au fait de l’historiographie sur la question reste pantois. Tout d’abord, n’est-il pas étonnant, de la part des auteurs, de mettre au crédit de celle-ci les initiatives sur le droit à l’éducation et donc la création d’écoles dans les zones géographiques reculées, le droit à la santé pour tous, etc. (p. 205), exemples bien réels et positifs de bouleversements radicaux dans la vie quotidienne des populations, alors qu’ils n’ont pas écrit une seule ligne sur ces mêmes réalisations de la révolution bolchevique ? On peut également s’étonner devant leur lecture irénique de la révolution libertaire. Si le processus de collectivisation des terres a bien eu lieu « à une échelle sans précédent » (p. 200), son caractère spontané est ici idéalisé, bien que Pierre Dardot et Christian Laval reconnaissent timidement « certains écarts et abus » (p. 204). En Aragon nous savons très bien que les colonnes anarchistes, en particulier la colonne Durruti, ont souvent collectivisé de force toutes les propriétés y compris celles des petits propriétaires, évidemment très réticents. Beaucoup de militants cénétistes barcelonais, en majorité ouvriers, porteurs d’une forte culture politique militante, se considéraient bien souvent comme une sorte d’avant-garde éclairée, face à des paysans illettrés, englués dans les traditions, donc immatures, « qu’il fallait prendre par la main »8, un état d’esprit qui les rapproche beaucoup des bolcheviques en mission dans les campagnes russes et dans les régions arriérées d’Asie centrale. De même, est passée sous silence la fascination exercée par le bolchevisme voire l’URSS stalinienne sur des secteurs dirigeants des organisations libertaires, en 1937-38, et non des moindres, au point que Solidaridad Obrera, le journal emblématique de la CNT, titre en septembre 1937 « Le prolétariat mondial doit appuyer activement la position de l’URSS »9 . Dans un autre ordre d’idées, les auteurs réactualisent la légende noire d’un SIM (Service d’information militaire, la police secrète républicaine) piloté par un NKVD (police politique soviétique) tout puissant (p. 213). On ne peut qu’être perplexe devant de telles affirmations alors que François Godicheau10 a réfuté cette légende, rencontre extraordinaire entre une littérature franquiste et une vulgate anticommuniste d’extrême gauche11. Enfin, au risque de passer pour des cuistres, rappelons que l’expression « cinquième colonne » n’est nullement issue de bureaux propagandistes communistes pour qualifier les antistaliniens (p. 213, note 94), mais fut prononcée par le général franquiste Mola en novembre 1936. Alors commandant les quatre colonnes nationalistes qui convergeaient vers Madrid, il caractérisa les franquistes madrilènes, pour l’instant cachés au sein d’une population républicaine, de « cinquième colonne », celle qui, au final, lui assurerait la victoire12.
Pour ce qui est du présent, les deux auteurs sont pour le moins expéditifs : les soviets seraient définitivement morts, leur forme ne correspondant plus aux urgences du moment. Il en est de même de la forme parti, identifié au seul bolchevisme et à sa « logique absolument totalitaire » (p. 219), et dont le spectre serait présent dans la France insoumise ou le Comité invisible. On est loin des analyses de Yohan Dubigeon dans La Démocratie des conseils13. Ils demeurent également très évasifs, nébuleux même, sur les contre-institutions qu’il s’agit de créer, insistant surtout sur la nécessité d’un communisme des communs, à construire à partir de l’échelle municipale, réactivant finalement une veine libertaire qui appartient pourtant elle aussi… au passé !
In fine, deux remarques conclusives peuvent d’ores et déjà être avancées. Tout d’abord, la présence de Christian Laval dans les « retours sur Octobre 17 » de Contretemps, revue très proche du NPA, en juillet 201714 prend tout son sens. Par ce livre, nos deux auteurs s’inscrivent pleinement dans l’actuel rapport de nombreux militants de la gauche alternative aux révolutions violentes et aux insurrections du XXe siècle, loin, très loin des « masses enragées »15, à savoir un travail de déconstruction – sous couvert de « relativisation » et de « réévaluation » – à l’aune d’une « sensibilité démocratique » constamment réaffirmée. En second lieu, ce récit biaisé d’Octobre (et dans une moindre mesure de la révolution espagnole) participe de ce que Bruno Groppo, spécialiste de l’histoire des mouvements ouvriers, dénonçait déjà en 2001, l’utilisation de plus en plus fréquentes de « paramètres essentiellement idéologiques »16 en Histoire. En quelque sorte, ici, l’ombre (durable ?) de Pierre Dardot et Christian Laval sur l’histoire d’Octobre.
1Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.
2Alexander Rabinowitch, Les Bolcheviks prennent le pouvoir. La révolution de 1917 à Petrograd, Paris, La Fabrique, 2016 ; lire le compte rendu de ce livre sur notre blog, https://dissidences.hypotheses.org/8275
3Seul le chercheur Éric Aunoble est cité à propos du phénomène des communes (p. 27).
4En s’appuyant sur les analyses de Rosa Luxembourg, mais ne retenant que les passages critiques à l’égard des bolcheviques, là où la pensée de la révolutionnaire allemande est plus complexe et nuancée. Leur insistance sur le poids de la Commune de Paris et de son échec final dans la théorie et l’action des bolcheviques est par contre parfaitement juste.
5La réalité est pourtant plus complexe, ainsi qu’Alexandre Fernandez le montre dans Le Mexique des insoumis(chroniqué sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/6426). La révolution mexicaine n’est pas pour autant la première du XXe siècle : quid de la révolution russe de 1905 ?
6Élodie Richard, Charlotte Worms, « Transition historiographique ? Retour sur quatre-vingts ans d’histoire de l’Espagne, de la seconde République à la transition », in Jordi Canal, Vincent Duclert (dir.), La Guerre d’Espagne. Un conflit qui a façonné l’Europe, Paris, Armand Colin, 2016, p. 381, note 18.
7Il est chroniqué sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/5957
8Antoine Gimenez, les Giménologues, Les Fils de la nuit, tome 2, A la recherche des Fils de la nuit, Paris, Libertalia, collection « Ceux d’en bas », préface de François Godicheau, 2016, p. 350.
9Antoine Gimenez, les Giménologues, Les Fils de la nuit, tome 2, op. cit., p. 714.
10François Godicheau est actuellement le meilleur spécialiste de la révolution espagnole.
11François Godicheau, « La légende noire du SIM de la République dans la guerre d’Espagne et l’idée de contrôle », Le Mouvement social, n° 201, octobre-décembre 2002, et La Guerre d’Espagne. République et révolution en Catalogne (1936-1939), Paris, Odile Jacob, 2004.
12Parfois également attribuée à un autre général franquiste (Varela), l’expression fit florès pendant la Seconde Guerre mondiale, puis pendant les années cinquante, en pleine guerre froide.
13Chroniqué sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/9308
14Contretemps. Revue de critique communiste, n° 34, nouvelle série, « Retours sur Octobre 17 », juillet 2017.
15Christian Daval, « La révolution d’Octobre et le surpouvoir communiste », in Contretemps. Revue de critique communiste, op. cit., p. 116.
16Bruno Groppo, journée d’études, Paris I, CNRS, 29 mai 2001, Maison de l’Italie, Paris.