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Jérôme Sainte-Marie : "La dynamique élitaire du macronisme prépare l’ascension du bloc populaire​"

Lien publiée le 19 novembre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.marianne.net/debattons/entretiens/jerome-sainte-marie-la-dynamique-elitaire-du-macronisme-prepare-l-ascension-du

Dans son dernier ouvrage, Jérôme Sainte-Marie utilise Karl Marx et une analyse en terme de classes sociales afin d'analyser la constitution du bloc élitaire autour d'Emmanuel Macron. Rencontre.

Marianne : Vous évoquez un bloc élitaire, composée des gagnants du système, qui se serait mobilisé derrière Macron. N’est-il pourtant pas composé de classes sociales aux intérêts différents ?

Jérôme Sainte-Marie : De manière très simple, je suis parti de l’analyse des soutiens avérés à Emmanuel Macron, tels qu’on peut les identifier parmi ses donateurs pour sa campagne présidentielle, ses électeurs du premier tour et ses partisans dans les études d’opinion. Trois milieux se dégagent, qui ne forment pas exactement des classes sociales, surtout pour le dernier d’entre eux.

Élite réelle, élite aspirationnelle, élite par procuration

Tout d’abord il y a l’élite réelle, la classe dirigeante, le 1%, ou ce que ses contempteurs appellent la caste ou l’oligarchie. C’est une réalité bien concrète, dont Emmanuel Macron représente une merveilleuse incarnation, lui dont le parcours s’est effectué dans la haute administration et la haute finance. L’endroit où il commence son ascension politique est connu, il s’agit de la commission Attali, véritable incubateur du nouveau monde.

Un second cercle, électoralement substantiel, est constitué par l’univers des cadres. Ceux du privé, qui partagent la vision managériale et les codes sociaux d’Emmanuel Macron, mais aussi ceux du public, qui se reconnaissent pleinement dans son option européiste. Dans cet univers, on trouve des différences de revenus importantes, mais aussi un statut partagé, celui précisément d’encadrer les différentes activités sociales. Ils se reconnaissent dans l’idéal de réussite individuelle prôné par le candidat d’En Marche, et représentent ce que j’appelle, dans une formule barbare délibérément issue du jargon managérial, l’élite aspirationnelle. Nous sommes là très près de la notion de classe sociale, en soi et pour soi. La conscience qu’a d’elle-même la haute bourgeoisie est très bien documentée par les époux Pinçon-Charlot, et pour les cadres, les sondages montrent qu’il s’agit de la catégorie croyant le plus en l’existence des classes sociales et s’identifiant le mieux dans un tel schéma.

Pour la troisième composante du bloc élitaire, ce que je nomme l’élite par procuration, il en va différemment. En effet, Emmanuel Macron peut s’appuyer sur une partie important de cet immense continent que forment désormais les retraités, lesquels représentent un électeur inscrit sur trois. Comme j’essaie de l’expliquer, ils ne constituent pas une classe "pour soi", mais leur commune dépendance au travail d’autrui, dans le cadre du système par répartition, les placent dans la dépendance du pouvoir politique pour garantir leur existence sociale, et les inclinent favorablement aux réformes libérales.

Ce bloc élitaire ne s’est-il pas divisé en 2017 entre Macron et Fillon ?

De fait, il y a eu une division et même un combat interne assez rude dans les couches dominantes de la société. L’option la plus radicale était naturellement Emmanuel Macron, puisqu’il se proposait d’évacuer les signifiants « gauche » et « droite » et les représentations qui leur étaient communément associées. Ce n’est d’ailleurs qu’avec lui que l’on peut parler de bloc élitaire, en reprenant la conception élaborée par Antonio Gramsci de « bloc historique ». Il s’agit d’une construction à trois niveaux, mettant en adéquation une base sociologique composite mais compatible, une convergence idéologique et une forme politique. L’élite réelle constitue son noyau dur, mais elle doit prendre en compte les intérêts des forces regroupées autour d’elle.

Il existe une aspiration constante depuis un demi-siècle à la réunion des modernistes, comme ils aimaient à s’appeler, par-dessus le clivage gauche-droite

Si l’on prend le premier tour de l’élection présidentielle, un tiers des cadres vote Macron, un cinquième Fillon, lequel prend l’avantage chez les retraités, avec 36% au lieu de 26%. Mais dès que l’on prend d’autres critères, on s’aperçoit que le vote Macron domine le vote Fillon en termes d’aisance financière et de niveau scolaire, et conséquemment de confiance dans l’avenir. Le problème du candidat de droite, finalement, est d’être resté cela, avec des électeurs âgés et souvent catholiques relativement pratiquants. Il incarne bien davantage une bourgeoisie patrimoniale qu’une bourgeoisie entrepreneuriale. On retrouve ici l’écho de la distinction que faisait Karl Marx parmi les élites monarchistes françaises entre les légitimistes, davantage soutenus par la rente, et donc épris de conservation, et les orléanistes, plus orientés vers le profit, et donc thuriféraires du progrès.

Dès les années 1980, Rosanvallon et la Fondation Saint-Simon parlaient de « République au centre ». Dans les années 1990, Minc a défendu un « Cercle de la raison », des modérés. Pourquoi n’est-ce qu’en 2017 que Macron réalise l’union des bourgeois de gauche et de droite ? L’"alternance interdite" n’est-elle finalement pas que la conséquence de l’alternance unique ?

Il existe une aspiration constante depuis un demi-siècle à la réunion des modernistes, comme ils aimaient à s’appeler, par-dessus le clivage gauche-droite. Sous des formes inachevées, on peut citer Pierre-Mendès France, Jean Lecanuet, Jacques Chaban-Delmas voire par moment Valéry Giscard d’Estaing. A partir des années 1970, le projet s’affine à partir de la gauche, trahissant l’aspiration de la bourgeoisie qui lui était rattachée pour des raisons historiques et culturelles à dissocier ses intérêts de ceux portés par le mouvement ouvrier, au sens large. L’idéal européen sera un excellent paravent pour cette entreprise. Pour l’évoquer, les noms de Michel Rocard, Dominique Strauss-Kahn et Manuel Valls, ou à un moindre rang politique Christian Blanc ou Jérôme Cahuzac s’imposent. Cependant tous butaient sur une difficulté institutionnelle. Pour l’emporter, la gauche libérale avait besoin des suffrages de celle qui ne l’était guère, ce qui obligeait à un compromis social avec les catégories populaires. Or, comme la bourgeoisie libérale et europhile étant divisée entre la gauche et la droite, elle se trouvait affaiblie dans chaque camp. C’était une première gêne, aggravée par la fixation institutionnelle, notamment lors des élections législatives, du paysage politique en deux camps formellement opposés.

L’alternance unique, pour reprendre le mot de Jean-Claude Michéa, devient dysfonctionnelle pour les intérêts dominants...

La solution est venue paradoxalement de la montée des anti-libéraux dans le pays, ce que l’on appellera par facilité, et en empruntant le langage de leurs adversaires, les populistes. Cela donne d’abord la tripartition électorale, qui signifie que l’équipe de gauche ou de droite qui accède au pouvoir a contre elle les deux tiers des Français, ce qui entrave sa volonté réformatrice. L’alternance unique, pour reprendre le mot de Jean-Claude Michéa, devient dysfonctionnelle pour les intérêts dominants. Ensuite, à partir de la mi-mandat de François Hollande, au vu des sondages mais surtout des résultats des élections intermédiaires, la présence de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle est considérée comme certaine, ce qui structure les choix stratégiques. Il devient alors possible d’envisager une triple réunification : celle des élus réformateurs de gauche et de droite, celle du libéralisme culturel et du libéralisme économique, celle, enfin et surtout, de la bourgeoisie. En 2017, la volonté de "faire barrage" garantissait la victoire d’Emmanuel Macron sur un programment pourtant éloigné du point d’équilibre de l’opinion française. Pour 2022, miser sur la reproduction de ce schéma, ce que j’appelle "l’alternance interdite", constitue un pari de plus en plus risqué.

Il semblerait que ce soit la question des valeurs qui a divisé le bloc populaire, entre Front national et France insoumise. Comment expliquer que cela ne pose pas de problème au sein du macronisme, où peuvent se retrouver des libéraux-conservateurs et des libéraux-progressistes ?

Comme il ne vous aura pas échappé que j’utilise dans ce livre l’analyse élaborée par Karl Marx pour rendre compte des événements politiques, je me pose la question des valeurs de manière seconde. Elles existent fortement pour un individu, cela va sans dire, mais lorsque l’on veut expliquer les comportements collectifs, et donc l’homogénéisation des valeurs au niveau d’un groupe, il faut s’intéresser à la fondation de l’édifice.

Pour dire les choses autrement, les différences entre les "libéraux conservateurs" et les "libéraux progressistes" sur des sujets comme la famille ou l’identité nationale sont surmontables parce que les intérêts concrets de ces deux populations souvent aisées sont convergents. Une démonstration spectaculaire du poids relatif des "valeurs" dans le choix électoral a été faite par les élections européennes, où nombre d’électeurs de François Fillon, effrayés par le phénomène des Gilets jaunes et soucieux d’un retour à l’ordre, ont voté pour la liste Loiseau. A cette occasion, le bloc élitaire s’est consolidé, à la fois par le renfort de pans entiers de la bourgeoisie, et des classes moyennes supérieures, restées jusque-là hors de l’influence du macronisme, et par le départ d’un certain nombre d’anciens électeurs de gauche, souvent issus de la petite-bourgeoisie. Tout cela se lit sans encombre sur la carte du vote à Paris, avec le déplacement vers l’Ouest du vote LREM.

En miroir du triomphe politique du bloc élitaire, et du fait de l’effondrement de la France insoumise, ce bloc populaire est en train d’advenir...

Quant au bloc populaire, il n’existait pas en 2017. On pouvait analyser le vote des catégories populaires, mais il n’y avait pas la construction d’un ensemble cohérent, articulant une sociologie particulière avec une idéologie et une forme politique, sous l’égide d’un groupe social particulier. En miroir du triomphe politique du bloc élitaire, et du fait de l’effondrement de la France insoumise, ce bloc populaire est en train d’advenir. Le phénomène des Gilets jaunes a été une étape importante de sa constitution.

Selon vous, l’union de la gauche mènerait à une impasse. Pourtant, la France insoumise s’est réalignée sur les valeurs de la gauche, comme vous le soulignez, la rendant à nouveau compatible avec les autres composantes. Surtout qu’aux européennes, en comptant EELV, les listes atteignent les 30%, ce qui serait suffisant lors d’une présidentielle pour les qualifier au second tour…

La ligne de retour vers la gauche a effectivement été menée avec constance par la France insoumise à partir de la fin 2017, postulant qu’Emmanuel Macron devenait le chef de la droite, dans le cadre d’un clivage reconstitué. A partir d’un postulat aussi faux, les conséquences ne pouvaient qu’être spectaculaires. Comme vous le dites, tout fut fait à LFI, y compris sur la question européenne, pour se rendre acceptable et désirable par l’électorat de gauche. Le choix de Manon Aubry fut en parfaite cohérence avec cette mise en conformité idéologique. Et de manière tout à fait logique, le résultat de cette ligne fut un désastre électoral.

En refusant d’entendre les demandes des composantes populaires de son électorat, notamment sur le sujet décisif dans le vote de l’immigration, Jean-Luc Mélenchons’est replié sur l’univers traditionnel de la gauche, celui de la fonction publique et du libéralisme culturel. Mais il apparaîtra toujours comme trop populiste pour ceux, de moins en moins nombreux d’ailleurs, qui s’identifient à la gauche, tout en devenant trop à gauche pour les populistes. Quant à l’addition des listes pour arriver à un total de gauche qui tangente les 30%, cela m’apparaît comme un exercice très artificiel, et pas seulement parce que la liste Jadot s’est explicitement placé en dehors de l’ancien clivage. En effet, ces 30% recouvrent des gens dont les options sont parfois radicalement opposées sur des enjeux nodaux, à commencer par l’Europe. Souvenons-nous aussi que près de 40% des sympathisants socialistes ou écologistes exprimaient toujours, en octobre 2019, leur approbation à l’égard de l’action d’Emmanuel Macron. Il me semble donc que cette option d’un « bloc alternatif » de gauche n’a pas de stabilité sociologique ni idéologique, et constitue une chimère au regard des réalités politiques. On peut additionner les sigles et confectionner une alliance de toutes les couleurs, ceci est bien éloigné des demandes politiques des gens ordinaires.

Après son soutien à la marche contre l’islamophobie du 10 novembre, la France insoumise pourra-t-elle encore espérer rassembler les classes populaires ?

Je n’accorde pas une importance très grande à cette affaire, dans la mesure où elle se situe dans la continuité d’une grande faiblesse de la France insoumise à l’égard du gauchisme culturel répandu dans sa mouvance militante, d’une part, et qu’elle intervient alors que le mouvement de Jean-Luc Mélenchon s’est déjà vidé d’une large part de ses forces électorales, d’autre part.

Nul n’ignore que le vote des ouvriers et des employés se porte désormais massivement vers le Rassemblement national, que la liste Bardella a été le principal débouché électoral des soutiens aux Gilets jaunes et que Marine Le Pen reconstruit son image comme étant l’antithèse d’Emmanuel Macron et comme lui ni de gauche ni de droite.

Un bloc populaire est-il possible avec le personnel politique actuel ? Finalement, le problème n’est-il pas qu’il n’y ait pas de "Macron populaire", dont le parcours ne se rattacherait ni à la droite, ni à la gauche ?

Je ne suis pas sûr de comprendre le sens de votre question, dans la mesure où il existe déjà un bloc populaire en formation. Nul n’ignore que le vote des ouvriers et des employés se porte désormais massivement vers le Rassemblement national, que la liste Bardella a été le principal débouché électoral des soutiens aux Gilets jaunes et que Marine Le Pen reconstruit son image comme étant l’antithèse d’Emmanuel Macron et comme lui ni de gauche ni de droite. Ce sont des réalités sans doute déplaisantes pour beaucoup, mais attestées par les données électorales et les études disponibles. Si j’ai intitulé mon essai "Bloc contre bloc", c’est bien parce que face au bloc élitaire un bloc populaire se forme, dont le noyau dur est constitué des travailleurs pauvres du secteur privé, dont le vote lepéniste est l’expression politique, et dont l’idéologie est le souverainisme intégral. C’est d’ailleurs pour cela que la dynamique du macronisme pourrait s’avérer profondément paradoxale. Si vous voulez élaborer un scénario alternatif à une telle perspective, il vaut mieux en considérer, aujourd’hui, la vraisemblance.

Après, l’apparition d’une personnalité nouvelle, indépendante du milieu politique, et situant son projet au-delà du clivage gauche-droite, constitue une option aussi séduisante qu’imprécise. Je me permets simplement d’indiquer, ce qui est presque un truisme, que son succès dépendra moins de son image initiale que de sa capacité à répondre aux demandes sociales et culturelles de la population qui résiste à l’attraction du modèle macronien. La perspective que vous suggérez n’est pas exactement un chemin de roses, vu la présence effective de deux blocs certes chacun minoritaires, mais tous deux puissants et cohérents dans leur conflit.