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Gaël Giraud: "nous sommes probablement à la veille d’une crise financière majeure"

économie

Lien publiée le 22 novembre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://lvsl.fr/gael-giraud-nous-sommes-probablement-a-la-veille-dune-nouvelle-crise-financiere-majeure/

Tandis que les signes de fragilité de notre économie se multiplient, le système financier fait régulièrement preuve de son instabilité. Ancien évaluateur de risques bancaires, ex-chef économiste de l’Agence française du développement, Gaël Giraud en connaît parfaitement les ressorts et les points faibles. Alors que la finance occupe une place toujours croissante de notre économie, est-il possible de la réguler et de financer une réindustrialisation verte ? Deuxième partie. Retrouvez la première partie de l’entretien ici. Réalisé par Pierre Gilbert et Lenny Benbara.


LVSL – Vous étiez il y a peu chef économiste de lAgence française de développement. Vous aviez donc un poste dobservation idéal sur les activités financières et ses dérives. Selon vous, une nouvelle crise financière est imminente, et serait potentiellement plus violente que celle de 2008. Pourquoi donc ?

Gaël Giraud – En effet, nous sommes probablement à la veille du déclenchement d’une nouvelle crise financière majeure. Quand exactement ? Personne ne peut le dire. Comme le rappelle l’adage latin : mors certa, hora incerta. La mort est certaine, mais on ignore quand elle surviendra. Il suffit cependant de considérer quelques grandes variables macroéconomiques mondiales pour se rendre à l’évidence. Par exemple la suraccumulation des dettes privées au niveau de la planète. La dette privée des institutions non financières en zone euro, c’est 130 % du PIB tandis que celle des ménages est de 70 %. Si on cumule dettes des ménages et des institutions privées non financières, on est donc à plus de deux fois le revenu annuel de la zone. Pour rembourser leurs dettes, les investisseurs comptent a priori sur les revenus de leurs investissements et, plus généralement, les revenus de l’économie réelle. Mais quand il n’y a plus de croissance ou bien lorsqu’elle est trop faible, l’investisseur finit par être étranglé par ses propres dettes. Non seulement il n’investit plus, ce qui aggrave le mal, mais encore il est contraint, tôt ou tard, de vendre ses actifs financiers pour rembourser sa dette. Or une masse critique de revente d’actifs provoque le retournement des marchés financiers d’où procède le krachC’est ce que l’on appelle le moment Minsky en hommage à Hyman Minsky, le premier, peut-être, à avoir identifié ce mécanisme.

LVSL – D’où la crise pourrait-elle venir ?

G.G. – Il y a aujourd’hui au moins quatre foyers de surendettement dans le monde. Le premier est dû à la reprise des crédits subprime par certaines institutions financières américaines qui semblent n’avoir pas appris grand-chose de 2008. Elles recommencent à prêter aux foyers pauvres afin de favoriser l’achat d’un premier logement, puis elles titrisent ces crédits douteux (i.e., elles les vendent sur les marchés internationaux à des banques européennes, par exemple, qui n’ont aucun moyen sérieux de vérifier la solvabilité des débiteurs). En cela, elles renouent avec les pires démons de 2008. Autre foyer : l’accumulation de la dette des étudiants aux États-Unis. Elle s’élève à plus de 1.500 milliards de dollars aujourd’hui, c’est-à-dire la moitié du PIB de l’Allemagne. Pour que cette pyramide ne s’écroule pas, il faut que ces étudiants aient des salaires élevés dès le début de leur carrière afin de commencer à rembourser leur dette. Ce qui suppose des salaires qui augmentent vite, donc de la croissance, de l’inflation et peu de chômage… C’est-à-dire exactement le contraire de ce que l’on observe sur le marché de l’emploi des États-Unis. En 2017, selon l’OCDE, le taux d’emploi équivalent temps plein (ETP) des femmes y était de 59,4 %, et celui des hommes de 76,4 %. Autrement dit, si l’on abandonne la fiction qu’un travail à temps partiel est identique à un emploi à temps plein, alors 40 % des femmes en âge de travailler sont en chômage déguisé et un quart des hommes. C’est évidemment pire en France : 53,1 % d’ETP pour les femmes, 68,6 % pour les hommes. Certes, les États-Unis font mieux que l’Allemagne, qui dissimule une grande part de son chômage derrière le travail à temps partiel, mais il y a un risque réel que le marché du travail américain s’essouffle alors qu’il constitue aujourd’hui la pompe qui finance le remboursement de la dette étudiante.

Le troisième foyer est la fragilité des banques italiennes qui ont dans leur bilan beaucoup d’actifs non performants ou « pourris ». La Deutsche Bank, grande banque systémique dite universelle, montre aussi des signes de faiblesses récurrents et inquiétants. Tout comme nos quatre champions nationaux (BNP-Paribas, Société Générale, BPCE-Natixis, Crédit Agricole), Deutsche Bank mélange activités spéculatives de marché et le métier traditionnel dépôts/crédits. Ce cocktail permet à la banque de marché d’éponger ses pertes grâce aux revenus très stables de l’activité traditionnelle… jusqu’au jour où ces derniers ne suffisent plus. La faillite d’une telle banque serait cataclysmique pour le système financier mondial. Plus globalement, le FMI a prévenu à plusieurs reprises que la part significative des actifs « pourris » dans les bilans des banques européennes était une réelle menace pour la stabilité financière.

Le quatrième foyer est lié à la situation de certaines grandes banques chinoises qui ont énormément prêté pour construire logements et bureaux sur la côte est (Shenzhen, Shanghai, etc.). Des erreurs d’estimation des flux migratoires liés à l’exode rural chinois sont à l’origine de centaines de millions de mètres carrés qui demeurent vides, tout comme ce fut le cas en Irlande et en Andalousie avant 2008. D’où un risque de faillite du promoteur immobilier, qui entraînerait potentiellement celle de ses créanciers. Comme le bilan de ces banques d’État est opaque, certains soupçonnent le pire. De mon point de vue, les autorités bancaires chinoises sont suffisamment audacieuses pour être capables de faire face rapidement et sans états d’âme à une crise bancaire de grande ampleur —ce que les autorités européennes n’ont pas fait en 2008. Même Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, dont la fortune est estimée à 44 milliards de dollars, sait qu’il peut être discrètement exécuté demain matin par le régime de Pékin s’il n’obtempère pas. Il vient donc de céder des parts importantes de son empire à l’État. Un hold-up de grande envergure comme celui de la crise des subprimes de 2008, où les banquiers ont fait payer par les contribuables le coût d’une politique bancaire qui servait exclusivement leurs propres intérêts, me semble impossible en Chine.

Mais sans aller jusqu’aux extrémités dont le Parti communiste chinois est capable pour conserver le pouvoir (la tragédie de Hong-Kong ne va plus tarder à en faire la manifestation), la Banque centrale de Pékin est la seule banque importante qui utilise de manière contracyclique le taux de réserve obligatoire (i.e., le montant des réserves obligatoires que doivent provisionner les banques chaque fois qu’elles créent de la monnaie en octroyant un crédit). Cela permet au régulateur chinois de tenir la bride haute à son secteur bancaire privé. En zone euro, notre taux de réserve a été abaissé de 2 % à 1 % en janvier 2012. Certaines banques font du lobbying pour qu’il tombe à zéro, ce qui les affranchirait du pouvoir immédiat du régulateur européen. Compte tenu des funestes performances des banques européennes au cours des vingt dernières années ce serait une grave erreur, rappelons-nous Dexia et Monte Dei Paschi par exemple. Je ne suis pas inquiet en ce qui concerne les banques chinoises, en revanche je le suis pour les autres foyers.

LVSL – Et le développement rapide du shadow banking en Asie  ?

G.G. – Le shadow banking n’est pas seulement pratiqué en Asie mais partout dans le monde. Il désigne des institutions financières non bancaires non soumises à la régulation bancaire. Depuis 2008, on assiste à un transfert des activités bancaires vers ce secteur bancaire de l’ombre afin d’échapper à la régulation bancaire, et aussi par crainte que le régulateur, après le naufrage de 2008, ne se « réveille » mais, jusqu’à présent, il continue de se laisser corrompre. Les risques systémiques y sont majeurs, mais tellement diffus et mal connus qu’il est difficile d’identifier qui fait quoi dans cet univers-là. Les banquiers eux-mêmes s’accordent pour reconnaître que le shadow banking représente à peine 15 % des activités financières en Asie, contre 50 % en Europe et davantage encore aux États-Unis. Hong-Kong et Singapour sont les plus exposés relativement à la taille de leur économie, bien sûr.

LVSL – Comment pourrait-on désamorcer ce risque systémique ? Que devraient faire les institutions de régulation ? Est-ce juridiquement possible ?

G.G. – De nombreuses mesures pourraient être prises pour prévenir le pire. L’Union bancaire européenne aujourd’hui ne nous protège pas. La principale digue mise en place par les autorités européennes depuis 2000 est un fonds de résolution européenne qui atteindra la somme de 55 milliards en 2023, ce qui est très faible. La taille du bilan de BNP Paribas est de l’ordre de 2000 milliards d’euros. Ce fonds est donc un gobelet d’eau tiède pour éteindre les cendres après l’incendie. Pourquoi est-il si petit, et pourquoi seulement 2023 ? Parce qu’il est alimenté par les banques. Or celles-ci ont compris, au moins depuis 2008, que le contribuable européen sera mis à contribution en cas de nouvelle faillite bancaire. Elles ne jugent donc pas utile de se priver aujourd’hui pour financer un véritable filet de sécurité au cas où l’une d’entre elles s’effondrerait. Exemple : Monte dei Paschi di Siena, la plus ancienne banque du monde, troisième banque d’Italie par sa taille, a discrètement fait faillite en décembre 2016 après 8 ans d’agonie. L’Union bancaire européenne a-t-elle déboursé quelque chose pour soulager le contribuable italien ? Pas un centime. Les Italiens paieront l’intégralité de la facture. Détail désolant : beaucoup d’entre eux n’ont même pas compris ce qui s’est passé avec Monte Dei Paschi…

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Guillaume Caignaert

LVSL – Comment faire pour éviter le pire  ?

G.G. – À court terme, la première mesure urgente est de revenir sur la calamiteuse directive EMIR (European Market Infrastructure Regulation) et de contraindre les chambres de compensation à reconstituer leurs coussins de sécurité. Les chambres de compensation européennes (Clearstream, Euroclear…) sont des nœuds de transmission des transactions financières internationales chargés de sécuriser ces échanges. Or, avec EMIR, elles ont été mises en concurrence par le Parlement européen qui, sous l’influence de la Commission et des banques, s’est laissé séduire par l’imaginaire des vertus de la concurrence de tous contre tous. Ces chambres ont ainsi diminué les appels de marge qu’elles prélèvent sur les transactions financières et qui alimentent les coussins de sécurité où elles sont censées puiser pour se substituer, le cas échéant, à une partie défaillante. Résultat : la plupart de ces chambres de compensation n’ont plus les coussins de sécurité nécessaires pour faire face à une crise systémique. En cas de faillite d’un géant bancaire, les chambres de compensation elles-mêmes seraient en faillite, ce qui disséminerait une faillite isolée dans la totalité du secteur financier mondial. Il faut avoir en tête que, par-delà les débats méthodologiques sur la mesure de l’exposition au risque des actifs financiers dérivés d’une banque, l’exposition sur les marchés financiers internationaux de BNP-Paribas, par exemple, est certainement supérieure à plus d’une dizaine de fois le PIB de la France, soit au moins 20 trillions d’euros.

Pour comprendre l’intérêt de reconstituer ces précieux coussins de sécurité, il faut comprendre que les appels de marge (margin calls), au lieu de réduire l’efficience fantasmée des marchés financiers, réduisent en réalité les conséquences de leur inefficience. Les appels de marge, comme la taxe Tobin, réduisent la volatilité des cours et ralentissent donc la constitution et d’explosion des bulles spéculatives sur les marchés financiers. Ce qui est une très bonne chose.

La deuxième mesure urgente est d’aller au bout de la loi de séparation bancaire Moscovici de 2013 afin de garantir l’étanchéité entre activités de dépôt/crédit et activités de marché dans la zone euro. Pour cela, il s’agit de mettre en œuvre a minima la directive Barnier, qui a malheureusement été rejetée par un Parlement européen encore une fois sous influence. Cette étanchéité est le seul moyen de sécuriser le contribuable européen. Qui plus est, une fois privées de l’airbag gratuit que constituent les bénéfices des banques traditionnelles et de la compagnie d’assurance que nous représentons, nous autres contribuables, les banques de marché prennent beaucoup moins de risques. Les bonus des dirigeants diminuent mais le risque de pertes pharaoniques également. Un cran d’arrêt est mis à la privatisation des profits et à la socialisation des pertes. Entre 1933 et le début des années 1990, la séparation était en vigueur grâce au Glass Steagall Act de Roosevelt et le monde n’a connu aucune crise bancaire significative. Ceux qui se disent pro-européens mais hostiles à ce type de régulation ne sont pas favorables à l’Europe. En réalité, ils instrumentalisent l’Europe pour transférer la richesse de notre continent à une petite oligarchie financière et font planer sur la tête de tous les autres Européens le risque de la ruine.

LVSL – Que peuvent faire les banques pour répliquer à cela ? Et comment la puissance publique peut-elle reprendre la main face à ces mouvements ?

G.G. – Les banques ont au moins deux moyens d’échapper à la régulation. Primo par la création d’institutions financières non bancaires qui sollicitent le canal de création monétaire des banques afin de réaliser des opérations spéculatives que les banques elles-mêmes ne sont pas autorisées à faire : c’est le shadow banking que nous évoquions à l’instant. Secundo, en complexifiant la régulation de manière à la rendre inopérante. Exemple : la loi Dodd-Frank aux États-Unis fait plusieurs milliers de pages et échoue, de ce fait, à réglementer efficacement le secteur bancaire. Autre exemple en Europe : le cadre prudentiel de Bâle III censé contraindre les banques à la sagesse. Parmi les contraintes bâloises figure le ratio de fonds propres, supposé mesurer si ces derniers sont suffisamment abondants pour permettre à une banque de faire face à une crise. Ces fonds propres jouent le même rôle que le « coussin » d’appels de marge des chambres de compensation. Or il est calculé comme un quotient dont le dénominateur est la somme des actifs au bilan de la banque, pondérés par les risques associés à ces actifs. Qui calcule ces risques ? Ce sont les ingénieurs quantitatifs employés par les banques elles-mêmes (métier que j’ai pratiqué il y a presque vingt ans) qui les estiment à partir de modèles stochastiques sophistiqués que les comptables et auditeurs sont incapables de contrôler. En tout cas, certainement pas dans le temps court qui leur est généralement imparti pour auditer un bilan bancaire. Si les matheux de la banque sont suffisamment ingénieux, ils peuvent alors faire grossir artificiellement le risque le moins gourmand en capital et minimiser les risques réels des activités de marché les plus coûteuses en fonds propres. Le régulateur bâlois est très conscient de cela et une initiative est en discussion afin de normaliser et standardiser les modèles de calcul de risques utilisés pour calculer les pondérations du ratio de fonds propres. Cependant, pendant des années, les banques ont largement « joué » avec ce ratio comme le ferait un chauffard capable de trafiquer les radars censés contrôler sa vitesse sur l’autoroute.

À mon avis, il faut substituer à ce ratio qui, même standardisé, restera trop compliqué, un autre ratio très simple, à la main de n’importe quel comptable : le quotient des fonds propres divisé par la taille du bilan, tout simplement. On n’a pas besoin de modèle stochastique pour cela, et n’importe qui est alors capable de voir que la plupart des banques sont sous-capitalisées, comme le FMI, sous Christine Lagarde, n’a cessé de le répéter. Aujourd’hui, la plupart des ratios de fonds propres bancaires sont proches de 3 %. Or, en 2008, certaines banques ont perdu jusqu’à 11 % de la valeur de leurs actifs. Elles seraient donc immédiatement en faillite si elles devaient faire face à un choc de même amplitude aujourd’hui, comme je l’ai montré dans un rapport rendu au Parlement européen en 2015.

Un nouveau débat s’ouvre alors : si l’on adopte ce quotient très simple, quel ratio minimum de fonds propres le régulateur européen doit-il exiger ? Martin Hellwig, un économiste allemand, et Anat Admati, une collègue de Harvard, ont proposé un minimum de fonds propres de 20 %[1]. Soit le ratio qui prévalait au début du 20ème siècle. Il est sûrement proche de la vérité. Commençons par 10 % pour éviter d’étrangler les banques tout de suite puis, progressivement revenons à 20 % dans les années qui viennent.

LVSL – Que peut faire la puissance publique au niveau européen  ?

G.G. – Il faut revenir à la directive Barnier pour rendre étanches les activités de dépôt/crédits et les activités de marché. Nul besoin du régulateur bâlois pour faire cela. Cela peut aussi se faire à l’échelle nationale, dans chaque pays de la zone. Ensuite, l’UE est suffisamment puissante pour peser à la table des négociations au comité de Bâle. D’une part, elle doit pousser à l’écriture d’un « Bâle IV » afin d’augmenter le ratio de fonds propres comme on vient de le dire, mais aussi afin d’obliger à « verdir » le bilan des banques en renchérissant le coût du capital des crédits bruns tout en assouplissement les exigences en capital des crédits verts. Ce point est décisif : c’est le lieu où se croisent la finance et l’écologie.

Enfin, l’UE doit pousser à la révision des normes comptables internationales IAS (International Accounting Standards) auprès de l’IASB (Bureau international des normes comptables, Londres). Ce sujet soulève rarement l’enthousiasme des foules car il est austère, mais il demeure central. Il s’agit de mettre fin au mythe de la fair value (la juste valeur), un non-sens comptable mis en place en 2005 sous pression allemande, après dix années de lutte livrée à juste titre par les banques françaises qui y étaient opposées mais ont malheureusement perdu cette bataille. Le principe de la juste valeur oblige à valoriser comptablement à leur prix de marché instantané les actifs de toutes les entreprises cotées en bourse. L’idée sous-jacente est qu’une entreprise doit pouvoir être achetée n’importe quand à sa valeur de marché. Ce qui aurait peut-être un sens si les marchés étaient efficients et donc capables d’apprécier raisonnablement la valeur économique d’une entreprise. Mais même l’analyse économique la plus néo-libérale reconnaît, à voix basse, que les marchés sont toujours très inefficaces dans l’allocation du capital et des risques[2]. Qui plus est, aujourd’hui, les marchés survalorisent gravement les entreprises liées aux hydrocarbures fossiles. Ces boîtes-là sont virtuellement en faillite à la fois à cause de l’énorme dette écologique qu’elles ont contractée et parce que le charbon, puis le pétrole, doivent devenir à brève échéance interdits dans le commerce. Cette « bulle carbone » passe complètement inaperçue des marchés et la norme IAS oblige à la faire entrer dans le bilan des banques et des entreprises cotées. Plus généralement, toutes les fluctuations irrationnelles des bulles spéculatives des marchés financiers finissent par se refléter dans les bilans des entreprises. On a en fait substitué à la « vérité » comptable des bilans l’irrationalité des cours de la bourse.

En particulier, pertes et profits anticipés sont mis à égalité par la norme IAS 39. Ce qui permet aux marchés, quand ils sont euphoriques, de déformer la valeur comptable des entreprises, alors que la vieille prudence comptable, depuis le 19ème siècle, consistait à enregistrer les pertes anticipées mais seulement les profits réalisés. Du coup, nos entreprises naviguent à l’aveugle au milieu de marchés financiers cyclothymiques sans que plus personne ne dispose d’une boussoleIl est temps que nous disposions d’une véritable comptabilité écologique pour le XXIème siècle, qui permette aux entreprises de prendre des décisions sensées.

LVSL – Vous plaidez pour une réindustrialisation verte pour produire localement de manière écologique et résorber le chômage. Mais vous dites aussi que lindustrie française souffre énormément des politiques économiques et surtout monétaires imposées par Bruxelles et Francfort. Pouvez-vous nous expliquer ces désavantages et comment les contrecarrer ?

G.G. – Globalement la zone euro a été construite sur l’idée que la monnaie unique favoriserait la spécialisation intra-zone, chaque pays se spécialisant dans le secteur de produits et services où il est le plus efficace. C’était une simple application de la théorie de Ricardo dite des « avantages comparatifs » que l’on enseigne en première année d’université. Or, comme l’avait remarqué Ricardo lui-même, cette belle théorie s’effondre quand il y a mobilité parfaite des capitaux : si vous ouvrez les frontières de deux pays concurrents, les capitaux financiers vont se délocaliser là où le rendement des investissements est le plus avantageux, par exemple, là où un tissu industriel puissant peut produire dans un environnement faiblement inflationniste. Au lieu de se spécialiser dans son domaine d’excellence, l’un des deux pays va souffrir d’une fuite de capitaux et d’un manque chronique d’investissement, donc s’appauvrir et se désindustrialiser, tandis que l’autre continuera de prospérer à condition qu’il parvienne à convaincre le premier de lui acheter ses produits manufacturés. Vous aurez reconnu, en gros, la situation des pays du Sud de l’Europe face à ceux du Nord (Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Finlande). En France et en Italie, l’industrie ne représente plus que 12 % du revenu national.

Or la mobilité des capitaux financiers est un article de foi des Traités européens depuis la CECA de 1953. L’abolition des barrières à la mobilité du capital a donc accéléré la désindustrialisation du Sud de l’Europe. Dans les pays du Nord, depuis trente ans au moins, le compromis social se négocie de telle sorte que l’ajustement de compétitivité des entreprises s’opère par la baisse des salaires et non par la dévaluation de la monnaie (comme au Sud). Il y a donc moins d’inflation chez eux qu’au Sud, ce qui les rend mécaniquement plus attractifs pour les capitaux. À l’inverse, un pays comme la France avait traditionnellement des salaires plutôt élevés, compensés par des dévaluations régulières du franc.

Est-il plus « vertueux » d’avoir des salaires faibles, une inflation faible et une monnaie forte plutôt qu’une inflation plus forte, des salaires plus élevés et une monnaie plus faible ? Aucunement. L’inflation redistribue la richesse des créanciers (riches) vers les débiteurs (pauvres). Les salaires élevés favorisent une répartition de la valeur au bénéfice des salariés et une monnaie faible rend les exportations plus compétitives. À l’inverse, une inflation faible et des salaires bas privilégient les rentiers, en particulier les créanciers détenteurs d’obligations, au détriment des travailleurs pauvres. Ceux-ci sont de plus en plus nombreux en Allemagne : le paritätischer Wohlfahrtsverband estimait l’an dernier à 12,5 millions, soit plus de 15 % de la population, le nombre d’Allemands « pauvres », c’est-à-dire dont les revenus sont inférieurs à 60 % du revenu médian. Tandis que le nombre de milliardaires, par exemple, ne cesse d’augmenter. Une monnaie forte, quant à elle, ne cesse d’être pénalisante que si vos exportations sont du haut de gamme dont les ventes sont peu sensibles au prix de vente, comme c’est le cas outre-rhin. Or l’Allemagne possède de facto le contrôle du taux de change de l’euro et force la BCE à maintenir un taux élevé qui favorise les industries du Nord. Le choix entre le « modèle » du Nord et celui du Sud n’a donc pas grand chose à voir avec la morale, mais tout à voir avec la justice sociale !

Quant à la mobilité du capital en Europe, elle favorise mécaniquement le tissu industriel haut de gamme allemand et une économie de rentiers, tandis qu’au Sud, la désindustrialisation accélère la transition vers des économies de service. Cela induit, il est vrai, une baisse relative des salaires du Sud car les services, en particulier les services à la personne, sont en général moins bien payés. Mais comme ils ne s’exportent pas, la baisse des coûts ne relance pas les exportations des pays du Sud, lesquels accumulent simplement plus de travailleurs pauvres à leur tour. Résultat : partout en Europe, les rangs des salariés pauvres se remplissent et les rentiers s’enrichissent (surtout au Nord), creusant les inégalités.

La question de la réindustrialisation verte se pose donc pour les Européens. La situation confortable qui a consisté à consommer des produits manufacturés chinois bradés grâce aux salaires de misère de la main d’œuvre chinoise touche à sa fin : les salaires augmentent (enfin) depuis plusieurs années sur la Côte Est de la Chine et la balance commerciale de l’Occident avec la Chine est pratiquement nulle aujourd’hui. Depuis 2009, les Chinois réorientent leur production industrielle sur leur marché domestique et le bassin du Sud-Est asiatique. La faiblesse des salaires européens ne sera plus compensée encore très longtemps par les bas prix des produits chinois. D’autant que l’organisation actuelle du commerce international (en voie d’essoufflement) n’a de sens que dans un monde où le pétrole est considéré comme gratuit. En réalité, son coût écologique est tel qu’il est urgent de pratiquer une relocalisation de la production et d’organiser son acheminement par des circuits courts. Ce qui plaide, encore une fois, pour une réindustrialisation de l’Europe.

Certains pensent que l’Afrique pourrait devenir la prochaine « usine du monde » à la place de la Chine, ce qui économiserait aux Européens la peine d’avoir à se réindustrialiser pour s’approvisionner eux-mêmes en produits manufacturés. Il est vrai que l’Afrique est le seul continent qui connaîtra une poussée démographique forte dans les décennies à venir. Il est vrai aussi que l’Ethiopie et le Rwanda sont des success stories. Mais je reste sceptique : le réchauffement climatique promet de provoquer des ravages autour de la ceinture tropicale, aggravés par la disparition des poissons de nos océans et la désertification grandissante. Des géants comme le Nigéria et l’Afrique du Sud doivent leur prospérité au pétrole, au charbon ou à la finance. Autant de leviers qui ne sont pas durables. En outre, l’éducation primaire reste un défi en Afrique sub-saharienne, comme la Banque mondiale a fini elle-même par le reconnaître. Il faut d’abord réussir à emmener à l’école les jeunes qui vont naître avant de les envoyer travailler à l’usine. Enfin, quand bien même l’Afrique de l’Ouest, par exemple, réussirait à s’industrialiser en constituant un véritable tissu de PME (comme Jean-Michel Sévérino ne cesse d’y inviter, à juste titre), pourquoi devrait-elle produire pour nous plutôt que pour son propre marché intérieur ? Manquer l’opportunité, pour les Européens, de reprendre en main notre destin au motif que les Africains vont « travailler pour nous », c’est réactiver un imaginaire colonial heureusement dépassé. D’autant que la Chine est déjà omniprésente en Afrique, et ne laissera pas l’Europe organiser le continent à sa guise. L’Europe doit promouvoir une nouvelle industrie pour elle-même, construite sur les ruines de l’industrie fossile dont nous avons héritée à la faveur de la révolution industrielle. C’est une autre révolution qui est devant nous : celle d’une industrie à faible empreinte écologique, qui garantisse que la transition vers une société zéro-carbone (à laquelle la France s’est engagée pour 2050) ne rime pas avec régression à l’âge pré-industriel.

Gaël Giraud – entretien avec Le Vent se Lève, Paris © Clément Tissot

LVSL – Au niveau européen, pourquoi l’inflation est-elle si faible ? En quoi cela empêche-t-il une réindustrialisation verte  ?

G.G. – Nous sommes en phase de déflation. Les symptômes sont évidents depuis 2008 : une inflation quasiment inexistante, moins de croissance, beaucoup trop de dettes privées et beaucoup de chômage (en partie masqué). C’est la conséquence inéluctable de la non-gestion de la crise financière de 2008. Le Japon a connu, lui aussi, une grande répétition générale de la crise des subprimes en 1990, a mal géré l’après-crise et se débat depuis vingt ans dans les sables mouvants de la déflation. Pendant dix ans, les États-Unis et l’Europe n’en sont pas ressortis après la crise de 1929. Les Américains auraient peut-être pu s’en sortir avec le New Deal, mais Roosevelt, effrayé par la dette publique en 1937, a freiné les dépenses de l’État et les États-Unis sont alors retombés dans le marasme déflationniste pour n’en sortir définitivement que « grâce » à la guerre.

Après plusieurs années de dénégation des autorités monétaires, françaises notamment, plus personne, ou presque, ne nie la réalité de la déflation en Europe. Le mécanisme sous-jacent est simple à comprendre et ressemble au moment Minsky : si tout le monde est criblé de dettes privées, certains vendent leurs actifs, réels ou financiers, pour rembourser leurs dettes. Par exemple, vous revendez votre maison de campagne pour financer le remboursement de la dette sur votre logement principal. Si tout le monde est vendeur sur certains segments du marché, le prix des actifs réels baisse, d’où l’absence d’inflation. Si le prix des actifs baisse plus vite que la vitesse à laquelle vous réussissez à réduire la valeur nominale de votre dette, alors le poids réelde votre dette augmente. Ce paradoxe avait été compris par Irving Fisher dès le début des années trente : dans une situation de déflation, si tout le monde est logé à la même enseigne, plus on essaie de se désendetter tous ensemble, plus on s’endette !

La priorité des priorités, à mon sens, est l’aide au désendettement du secteur privé, pris à la gorge par un secteur bancaire lui-même fragile (comme on l’a vu). C’est l’obstacle principal à la transition industrielle verte. Nous avons besoin de réduire la dette du secteur industriel par tous les moyens et d’obliger les banques à accorder des crédits favorisant les investissements verts, plutôt que la spéculation sur les marchés financiers, socialement et écologiquement nuisibles. Pour cela, il faut rompre le cercle infernal de Fisher, ce qui n’est possible que si un acteur économique continue de dépenser plutôt que de s’entêter à rembourser ses dettes coûte que coûte, à la manière d’un hamster qui ne voit pas que, plus il court, plus sa cage tourne vite. Le seul acteur économique qui puisse jouer ce rôle, c’est évidemment l’État. Il doit donc adopter, au moins provisoirement une politique contracyclique : investir, dépenser, de manière à maintenir l’activité économique, un minimum d’inflation et alimenter des anticipations positives sur l’inflation en zone euro, pendant que le secteur privé se désendette. L’État pourrait lancer un grand plan d’investissement vert. Bien sûr, cela augmentera sa dette publique à court terme. Mais elle n’est que de 100 % du PIB en moyenne, en zone euro, et en France en particulier. Très en dessous, donc, de la dette privée. Une fois la transition amorcée, dès que le secteur privé aura réussi à prendre le train en marche, l’État pourra se désengager progressivement et commencer à se désendetter à son tour. L’industrialisation de toute l’Europe ne s’est pas faite autrement depuis deux siècles. Dans un pays jacobin comme la France, en particulier, aucun projet d’envergure n’a pu naître sans l’amorçage initial de l’État. La priorité, c’est donc le financement initial de l‘industrialisation verte en Europe, accompagné par le désendettement du secteur privé — ce qui, seul, permettra, à terme, le désendettement du secteur public. Le Japon a compris cela trop tard et, maintenant, sa dette publique tutoie les 250 % du PIB. La Grèce, malgré le plan d’ajustement structurel assassin qui lui a été infligé, en est au même niveau relatif de dette publique qu’en 2010, tout s’étant appauvrie d’un quart de son PIB. Autrement dit, l’austérité budgétaire, en régime déflationniste, n’a jamais réduit la dette publique, au contraire. La potion que Bruxelles et Bercy préconisent met donc la charrue avant les bœufs : elle exige le désendettement public avant celui du secteur privé, ce qui est impossible. Ce faisant, nous répétons le contre-sens commis par le chancelier Heinrich Brünning qui, entre 1930 et 1933, a aggravé la déflation allemande en mettant en place un plan d’austérité au lieu d’aider les entreprises à se désendetter… Et les mêmes causes entraînant souvent les mêmes effets, nous alimentons l’extrême-droite en Europe, laquelle se nourrit de la frustration des classes moyennes qui n’aperçoivent aucune sortie hors du marécage déflationniste.

Lire la première partie de l’entretien : Gaël Giraud « Les banques sont intrinsèquement hostiles à la transition écologique »

[1] M. Hellwig & A. Admati, The Bankers’ New Clothes : What’s Wrong with Banking and What to Do about It, Princeton University Press, 2014.

[2] Cf. G. Giraud, Illusion financière, chap. 3, Ed. de l’Atelier, 2014.