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Nietzsche contre la culture barbare
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://comptoir.org/2019/11/26/nietzsche-contre-la-culture-barbare/
Rédigée en 1873 à Bâle, et sous-titré « De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie », la « Seconde Considération Inactuelle » fait partie d’une série de quatre traités polémiques dans lesquels le philosophe Friedrich Nietzsche parcourt l’échelle de ses intimités. Il combat une conception purement contemplative du savoir historique conçue comme une fin en soi et découplée de la vie. Pour lui, la connaissance doit permettre de vivre et d’agir.
Ce que son époque considère comme une vertu Nietzsche le considère comme un vice : « nous souffrons tous d’une consomption historique ». Dénonciateur autant que guérisseur, il souhaite ainsi renverser le courant, « contre le temps, et par là même sur le temps en faveur d’un temps à venir ».
« Je déteste tout ce qui ne fait que m’instruire sans augmenter mon activité. »Goethe
Le poids du passé
Le premier paragraphe de la Seconde Considération Inactuelle porte sur l’ambivalence du passé. D’un coté, le passé pèse sur l’homme comme un fardeau invisible parce qu’il s’en souvient, c’est la mémoire qui signe sa prégnance à force de le ruminer. Cette charge nuit à l’homme et l’anéantit car le ressassement empêche l’action : plongés dans nos regrets nous délaissons l’avenir. D’un autre coté, l’oubli est une condition de l’action et du bonheur car agir suppose être dans le présent et orienté vers le futur. Dans ce cas, le passé peut peser comme un acquis.
Nietzsche considère par ailleurs que l’être qui n’a pas de passé est l’animal, « rivé au piquer de l’instant » car il possède une faculté d’oubli prodigieuse. « L’animal vit de manière non-historique » alors que c’est cette dimension historique qui donne une profondeur à l’homme.
Le passé est ce qui nous constitue mais fait également peser le risque de nous ensevelir. Tout est un problème de degré : le point critique est atteint quand le passé devient le fossoyeur du présent. Ce qui va en déterminer le bon dosage c’est la force plastique (au sens de la faculté de donner une forme). Celle-ci se comprend comme la faculté d’intégrer le passé dans l’épanouissement du présent, c’est-à-dire la capacité de se régénérer de façon dynamique en absorbant les expériences afin de les intégrer aux pulsions vitales.
Tigre aux aguets d’Eugène Delacroix (1852)
Une triple articulation de l’histoire à la vie
De là découle trois types de rapports de l’homme au passé ayant chacun deux usages, l’un légitime et l’autre abusif.
Premier rapport, l’histoire monumentale qui appartient à l’homme en tant qu’il aspire et est actif (la répétition inventive). Cette histoire puise dans les exemples glorieux, en s’appuyant sur des grands événements du passé, considérés comme des monuments, comme levier pour l’avenir. Par exemple : la révolte des esclaves emmenés par Spartacus pourrait inspirer l’époque actuelle. Si le sublime a été réalisé une fois il peut se réaliser à nouveau. Le danger survient lorsque il y a une imitation servile des mythes du passé. Ce qui peut amener deux conséquences : les événements glorieux seraient répétables à loisir quelque soit le contexte ; ce qui est grand existe déjà, ce qui exclu de créer, et l’on se contente de l’imitation. Nietzscheconsidère ceux qui sombrent dans ces deux dérives comme des empoisonneurs.
« Quand l’histoire prend une prédominance trop grande la vie s’émiette. » Nietzsche, Seconde Considération Inactuelle
Deuxièmement, l’histoire antiquaire qui appartient à l’homme en tant qu’il vénère et conserve (la continuité). Cette histoire vénère le passé avec fidélité, détectant ce qui lui est favorable. C’est le même sentiment que l’arbre attaché à ses racines. Le danger est de vénérer ce qui est ancien, fusse t-il obsolète, de le conserver en rejetant tout ce qui est nouveau et donc de momifier la vie.
Troisièmement, l’histoire critique qui appartient à l’homme en tant qu’il en souffre et s’en libère (la rupture). Cette histoire juge et condamne. Elle s’oppose à l’idéalisation du passé (l’histoire monumentale) et à sa survalorisation (l’histoire antiquaire). On se libère ainsi du passé pour s’ouvrir un avenir radicalement nouveau. Le danger est ne pas prendre en compte la valeur vitale du passé, faire fi de toute continuité historique et imposer une seconde nature à l’homme.
Les esclaves crucifiés de Fedor Andreevich Bronnikov (1878)
Culture et barbarie
Il y a plusieurs conséquences néfastes de la prédominance de l’activité historique telle que Nietzsche la combat. L’homme est d’abord bombardé de savoirs historiques à tel point qu’il n’arrive pas à tous les incorporer, ils sont éparpillés dans sa conscience de façon chaotique. Il n’existe pas de force plastique permettant de stimuler l’activité présente en ordonnant tout ces savoirs. Prenant le peuple allemand en exemple (mais cela peut s’élargir à d’autres), il montre que celui-ci divise sa culture en culture intérieure (accumulation sans intériorisation) et culture extérieure (barbarie des connaissances). En somme, il y a deux scissions au sein des individus qui fait d’eux des encyclopédies ambulantes mais faibles.
« Une culture non barbare est une culture vivante, c’est-à-dire une conception grecque de la culture en tant que nature renouvelé et améliorée. »
L’antinomie entre l’intérieur et l’extérieur vient de la division entre la vie et la culture. Selon Nietzsche, on peut dire, pour reprendre la formule de René Descartes, « je pense donc je suis » mais pas « je vis donc je pense ». Il ajoute : « L’être vide est garanti et non la vie pleine et verdoyante ». Il donne ainsi la primauté de la vie sur la pensée car chez les Allemands (pour continuer sur son exemple) il y a une fonction décorative de la culture (« on s’en couvre comme du sucre »). Il désigne par là le « philistin cultivé » (qui seras repris par Hannah Arendt dans La Crise de la culture) qui n’est pas très différent d’un barbare. A contrario, une culture non barbare est une culture vivante, c’est-à-dire une conception grecque de la culture en tant que nature renouvelé et améliorée. C’est elle seule qui permet une harmonie entre la vie et la culture.
Nos Desserts :
- Lire la Seconde Considération Inactuelle de Nietzsche sur Wikisource
- « Du philistinisme au divertissement : Hannah Arendt et la crise de la culture » à lire sur Philitt
- Selon Dorian Astor « Du point de vue de Nietzsche, nous n’en avons pas fini d’être modernes »
- Série d’émissions sur France Culture consacré au Gai Savoir de Nietzsche
- Ainsi qu’une autre série d’émissions sur quatre malentendus nietzschéens