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    Matthieu Amiech: "Le numérique devient le cœur de la catastrophe écologique"

    décroissance écologie

    Lien publiée le 27 novembre 2019

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://reporterre.net/Matthieu-Amiech-le-Numerique-devient-le-coeur-de-la-catastrophe-ecologique

    Comment les technologies numériques gouvernent-elles nos vies ? Quels risques font-elles peser sur l’humanité et la possibilité d’habiter la Terre ? Comment les critiquer ? Matthieu Amiech, dans cet entretien, développe sa pensée critique de l’information et de la technologie.

    Reporterre poursuit une série d’entretiens de fond avec celles et ceux qui renouvellent la pensée écologique aujourd’hui. Parcours, analyse, action : comment voient-elles et voient-ils le monde d’aujourd’hui ? Aujourd’hui, Matthieu Amiech, un des animateurs des éditions La Lenteur. Il participe aux activités du collectif Écran total, qui fédère des résistances à l’informatisation du travail et de la vie quotidienne.


    Reporterre — Comment vous êtes-vous intéressé à l’écologie et à la technologie ?

    Mathieu Amiech — Je suis issu d’une famille de gauche assez classique, marquée par le mouvement ouvrier et la question de l’injustice sociale — même si c’est une famille qui, comme beaucoup, a bénéficié d’une ascension sociale avec les Trente Glorieuses. Dans mon parcours, les grèves de 1995 ont été très importantes. J’avais alors 16 ans et je vivais au centre de Paris. J’ai grandi dans un quartier qui n’était pas encore celui des start-up comme Uber Eat mais plutôt celui des grandes manifestations syndicales et antifascistes. Ça a sans doute contribué à me pousser vers les sciences humaines. Par la suite, la bataille des OGM a été déterminante pour moi. J’ai été très inspiré par la branche radicale du mouvement qui s’y opposait : les éditions de L’Encyclopédie des nuisances, les situationnistes et René Riesel, qui prônait le sabotage.



    Avez-vous participé vous-même à des fauchages d’OGM ?

    Non, à ce moment-là, j’étais étudiant en sociologie à Cachan et à Nanterre. La lutte anti-OGM a d’abord été un choc intellectuel qui m’a permis de développer un esprit critique. Avec plusieurs camarades, on protestait déjà contre l’enseignement de l’économie à l’université. On trouvait scandaleux qu’on utilise l’argent public et les sous des ouvriers pour promouvoir la pensée néolibérale en la faisant passer pour une science. Avec les OGM, on a vu la même escroquerie se reproduire, les mêmes mensonges, dans les sciences « dures » : le mythe du développement, la pseudo neutralité de la recherche…



    Comment le combat contre les OGM a-t-il transformé votre vision politique ?

    J’ai découvert à travers lui tout un pan de l’histoire des luttes que je ne connaissais pas comme les luddites et autres briseurs de machines. J’ai compris que les évolutions sociales les plus fortes n’avaient pas été obtenues en quémandant des choses à l’État ou aux patrons mais en prenant directement en main son destin, lorsque les travailleurs et la population manifestaient un réel désir d’autonomie.

    J’ai aussi réalisé que les luttes n’avaient pas toujours été menées pour obtenir plus d’argent ou de droits sociaux mais qu’elles portaient parfois directement sur les moyens de subsistance que le capitalisme a peu à peu confisqués au cours de l’histoire.

    « L’idée de vivre en milieu rural s’est imposée progressivement. Ça a été une manière de prolonger les luttes qu’on menait contre la publicité et les technosciences. »

    Après la bataille des OGM, vous êtes-vous impliqué dans d’autres luttes ?

    J’ai participé à différents mouvements sociaux de l’époque. J’ai pris part aux grèves de 2003 quand les syndicats ont tout verrouillé afin d’éviter que le conflit tende vers la grève générale. J’allais aussi aux rassemblements antimondialisation, aux contre-sommets, à Gênes, à Évian... Avec mon ami Julien Mattern, on a écrit à ce moment-là Le Cauchemar de Don Quichotte (Climats, 2004, réédité à La Lenteur en 2013), un livre qui faisait une critique du productivisme dans les mouvements de défense de l’État social et chez les altermondialistes.

    En parallèle, j’ai participé à de nombreuses actions contre la publicité. On attaquait les symboles du consumérisme en arrachant des publicités dans le métro et en écrivant des messages à la place. Ça avait pris un peu d’ampleur en 2003-2004. A quelques-uns, on a rédigé sous l’étiquette du groupe Marcuse (Mouvement autonome de réflexion critique à l’usage des survivants de l’économie) un livre pour inscrire cette vague de déboulonnage dans une critique cohérente et globale du capitalisme.

    On perturbait également le milieu universitaire et le mouvement de scientifiques Sauvons la recherche. On leur demandait s’il était décent d’avoir un mot d’ordre de sauvetage de la recherche scientifique au vu de sa contribution à l’ordre social existant, au vu des sommes déjà dépensées dans les nanotechnologies, le nucléaire, les OGM… On avait par exemple bloqué la fête de la science à Orsay, en faisant sortir le directeur du campus. On s’était déguisés en Indiens, avec des plumes et des arcs, et on avait attaqué le petit train de la science en leur demandant de quitter la terre de nos ancêtres. On s’amusait en faisant des choses sérieuses.



    Et comment remplissiez-vous votre assiette au jour le jour ?

    J’étais chargé de travaux dirigés à la faculté de Nanterre avec une bourse de thèse pour faire une enquête sur les cadres du marketing et de la publicité. Une manière d’étudier le cœur de la société de consommation.



    Êtes-vous resté dans le monde universitaire ?

    J’ai arrêté petit à petit. J’ai réussi un concours pour enseigner au lycée mais je ne l’ai finalement pas utilisé. J’ai démissionné de l’Éducation nationale après m’être installé dans le Tarn à la fin des années 2000. J’ai continué à y être prof, de manière précaire, avant d’arrêter à partir de 2013, pour me consacrer pleinement à l’édition et à des tâches de subsistance. Je me suis aussi intéressé à l’artisanat, j’ai fait des chantiers d’enduits de terre et paille à un moment donné. Pour moi, l’idée de vivre en milieu rural s’est imposée progressivement, après une réflexion longue et mûrie au sein de dynamiques collectives. Ça a été ma manière de prolonger les luttes qu’on menait contre la publicité et les technosciences.

    « Le progrès technique a pendant longtemps semblé porteur de justice sociale et de liberté. Nous pensons que c’est une illusion et qu’au XXe siècle, on observe carrément un divorce : les outils de la technologie ont facilité le démontage des droits sociaux et des solidarités. »

    N’y aurait-il pas eu du sens de mener cette réflexion et ces luttes au sein du système ?

    Si, mais j’étais attiré par la possibilité de me consacrer à des tâches plus matérielles ; et touché par le fait que nous n’arrivions pas à susciter une remise en cause des chercheurs et des universitaires, dans les années 2000. À ce moment-là, notre réflexion sur l’impasse de la société industrielle et capitaliste n’intéressait pas grand-monde. Certains d’entre nous sont quand même restés enseignants, et ils font des choses très bien. Le contexte à l’université a un peu changé. À partir de 2010, il y a eu les travaux menés par François Jarrige, Jean-Baptiste FressozChristophe Bonneuil ; plus récemment, l’émergence de l’Atelier d’Écologie politique à Toulouse. Les lignes bougent, même si c’est encore largement insuffisant.



    Le cœur de votre travail est la critique de l’information et de la technologie.

    Oui, dès le milieu des années 2000, nous avons organisé plusieurs actions contre l’avancée de l’informatisation. Je me sentais proche des étudiants qui, déguisés avec des masques de carnaval, avaient détruit à la massette les bornes biométriques d’une cantine scolaire dans un lycée de Gif-sur-Yvette. 
    Trois personnes sont passées en procès pour cette action exemplaire. On s’est lancé dans le débat public pour les soutenir, on a écrit des tribunes, des articles, mais on est sorti de cette séquence en se disant qu’il était important d’avoir notre propre outil de diffusion. Avec un ami, Nicolas Eyguesier, on a créé les éditions de La Lenteur, avec l’idée de ne pas publier plus de trois ou quatre livres par an, mais de prendre soin de la qualité de l’écriture, du graphisme, de l’imprimerie.

    Nous suivons un fil rouge : le divorce entre le progrès technique et le progrès humain. Le progrès technique a pendant longtemps semblé en tant que tel porteur de justice sociale et de liberté. Nous pensons que c’était déjà en bonne partie une illusion aux XIXe siècle, mais, au fil du XXe, on observe carrément un divorce : les outils de la technologie ont facilité le démontage des droits sociaux, des solidarités et considérablement restreint la liberté. Les livres de La Lenteur documentent, de manière assez variée je crois, ce divorce.



    Où en est-on aujourd’hui sur le front de la numérisation de la vie ?

    Beaucoup trop loin, encore plus loin que lorsque nous avons commencé à écrire notre manifeste contre l’informatisation du monde, La Liberté dans le coma (éd. La Lenteur, 2013). La société est aujourd’hui informatisée de part en part. Ce qui est confisqué, ce n’est plus seulement les moyens de subsistance mais le monde lui-même, l’accès au monde — comme le dit Michel Le Gris. Dans les grandes villes, il y a comme un phénomène existentiel : quelque chose n’existe que si je le photographie au moment où je le vis. Il n’a d’importance que si je l’enregistre, le capte et le partage ensuite sur les réseaux sociaux. On consulte son portable de manière compulsive, parfois dès le réveil, à chaque moment de pause que l’on remplit en regardant le flux de nouvelles, de messages ou de jeux…

    « Notre modèle économique ne peut survivre et avancer que s’il étend la sphère marchande. Il faut donc inventer de nouvelles marchandises. C’est ce que permet le numérique. »



    Comment l’expliquez-vous ?

    C’est lié pour une bonne part à la dynamique du capitalisme. Le phénomène technologique est indissociable de la logique de profit. Notre modèle économique ne peut survivre et croître que s’il étend la sphère marchande. Il faut donc inventer de nouvelles marchandises. C’est ce que permet le numérique. Aujourd’hui, par exemple, c’est l’attention des gens qui devient monnayable.

    Avec le smartphone, on renonce définitivement à être maîtres de notre existence. On sous-traite notre vie, on la délègue à de grandes organisations bureaucratiques et marchandes. Ça touche jusqu’à la sexualité, la reproduction, l’intimité. Ces organisations ont besoin de plus en plus d’informations sur nous. Elles profitent de toutes les traces qu’on laisse sur internet par nos navigations quotidiennes. Mais on observe face à ce phénomène une forme de passivité, et même d’adhésion et de fascination.



    Comment délèguerait-on la reproduction ?

    À partir de ce qui se passe avec les animaux d’élevage, pour lesquels la biogénétique est très poussée.



    Cela s’étend-il à l’être humain ?

    Oui, l’ingénierie génétique se développe à travers les programmes de reproduction artificielle auxquels les gens recourent, par détresse, avec l’infertilité qui va galopante et les drames personnels que cela entraîne ; ou parce que cela leur semble un droit, une question de discrimination… Du fait de l’évolution biochimique, à cause des nuisances et de notre mode de vie — l’absence de temps mort, le stress permanent —, il devient de plus en plus difficile d’avoir des enfants.



    On peut aussi penser aux applications qui permettent de se rencontrer et qui touchent à notre intimité comme Meetic ou Tinder.

    Oui, elles se développent énormément. Une forme de normalité est en train de s’installer.

    « Le numérique crée une vision où l’on pense que le monde est à notre disposition, dans sa dimension écologique comme dans le travail des autres. »

    Cette délégation de la vie à la technique génère aussi du plaisir, le sentiment d’ubiquité, par exemple. Beaucoup de gens ne la vivent pas comme une dépendance mais comme le moyen de s’approprier différemment la vie moderne.

    Tout à fait. Ce système nous donne l’illusion de gagner du temps. Il nous propose des choses à faire faire plutôt qu’à faire nous-mêmes. Mais cela accroît notre dépendance envers un système marchand et hyper-industrialisé. Au lieu d’aller chercher son repas, on se fait livrer son apéritif à domicile par un précaire à vélo, en glissant simplement son doigt sur l’écran de son smartphone et en commandant des cacahuètes ou un burger pour la soirée.

    On va de plus en plus loin dans une forme de néodomesticité. Le numérique crée une vision où l’on pense que le monde est à notre disposition, aussi bien les ressources de la nature que le travail des autres.



    Quelles sont les conséquences environnementales de ce développement numérique ?

    On dit que les jeunes s’engagent, qu’ils sont inquiets face à l’évolution du climat et à l’extinction des espèces. C’est très bien. Mais est-on prêt à regarder en face le fait que le cœur de la catastrophe écologique est en train de devenir le numérique ? Ce développement faramineux des interfaces, des écrans, des appareils et des réseaux ? Derrière le numérique, il y a l’extractivisme et le renouveau de l’industrie minière mondiale. En plus des métaux traditionnels, dont l’exploitation est redoublée, il faut extraire de manière massive et exponentielle des matières nouvelles et des terres rares, le lithium, le tungstène, le germanium… Cette fièvre extractive provoque des catastrophes écologiques en chaîne qui se produisent surtout loin de chez nous... Jusqu’à maintenant.



    Quelle est la consommation énergétique du numérique ?

    Aujourd’hui, entre 10 et 15 % de l’électricité consommée dans le monde. Si son expansion se poursuit au rythme d’un doublement tous les quatre ans, le numérique sera en 2030 le secteur consommant le plus d’électricité — à lui seul, l’équivalent de toute l’électricité que l’on utilisait en 2008. C’est extraordinaire que l’État parle de « transition énergétique » tout en promouvant cette croissance suicidaire !

    « Le numérique, l’automobile et le trafic aérien sont les premiers secteurs où la décroissance doit s’appliquer, c’est-à-dire où nous devons accepter collectivement que le rayon d’action de nos vies se réduise. »

    Les énergies renouvelables pourront-elles répondre à ce problème ?

    Non ! Pour faire des panneaux solaires et de l’éolien, il faut des terres rares. On est dans un cercle vicieux. On ne peut pas continuer à dépenser plus d’énergie. Il faut en dépenser massivement moins. Cela doit s’appliquer autant au trafic aérien qu’à la voiture ou à l’usage de l’ordinateur et d’internet. Un courriel avec une pièce jointe représente une heure de consommation d’une ampoule électrique. On fait attention aux lumières inutilement allumées et on se bat pour limiter l’éclairage public alors qu’il ne représente que 0,8 % de la consommation d’électricité : il faut être logique et être aussi rigoureux avec la consommation du numérique.



    Comment faire, comment sortir de ce monde technologique ?

    La première étape serait d’arrêter son expansion actuelle, d’empêcher par exemple le déploiement de la norme de téléphonie 5G, de montrer qu’il est inutile de vouloir télécharger des films encore plus vite, de vouloir qu’internet fonctionne encore plus rapidement, etc.

    Pour y arriver, il faut faire du numérique un thème de combat. Nous sommes peu nombreux à y voir une priorité. Comment agir à partir du moment où ces questions ne paraissent pas politiques ? Au début, on a pris le biais de parler des conséquences sur la vie quotidienne et sur le travail, de la question de l’autonomie matérielle et morale. Il faudrait peut-être maintenant qu’on se concentre sur la question écologique. La bataille pour l’accès au service public est aussi essentielle : il faut se battre pour que l’accès aux allocations familiales, à la SNCF, au logement, que toutes les démarches administratives ne passent pas obligatoirement par internet.



    Le concept de décroissance recouvre-t-il ce vous décrivez ?

    Oui, ce terme a une pertinence et va s’imposer dans les mois et années à venir. Le numérique, l’automobile et le trafic aérien sont les premiers secteurs où la décroissance doit s’appliquer, c’est-à-dire où nous devons accepter collectivement que le rayon d’action de nos vies se réduise. Il faut cependant garder en tête, et l’exemple des Gilets jaunes nous l’a montré, que les gens n’ont pas forcément choisi ces évolutions : travailler toujours plus loin, prendre sa voiture, communiquer uniquement via les réseaux. Il ne faut pas culpabiliser ni vouloir régler individuellement ces questions mais les traiter d’un point de vue collectif, global. Rendre désirable le changement et aussi rompre avec le mimétisme, où tout le monde essaye de copier les modes de vie des catégories aisées. Ce qui caractérise le mode de vie des des dominants, c’est qu’ils ont le monde à leur disposition et cela suscite l’envie de bien des gens, dans les catégories défavorisées. Mais casser cette dynamique d’imitation des privilégiés, cela ne se décrète pas. Et pour l’instant, les groupes qui appellent à ces changements essentiels restent minoritaires.

    « Il est certain que la lutte contre Linky a ouvert un espace dans lequel les gens se sont interrogés et ont pu changer de pratique. C’est par la contestation qu’une déprise numérique est possible. »

    Comment changer un système qui a pour lui l’État, le capital, les médias ?

    C’est difficile. Récemment deux éleveurs d’un collectif auquel je participe depuis dix ans ont dit qu’ils suspendaient leur refus du puçage électronique de leurs animaux car nous étions trop peu nombreux à les soutenir. Contre le puçage, il y a eu des campagnes, on s’est beaucoup mobilisés, on a relié les critiques de l’informatique à la question de la subsistance. Il y a eu des rencontres intéressantes et une certaine diffusion de notre discours, mais on s’est quand même heurté à l’identification de la majorité des gens au numérique et au fait que pour vraiment remettre en cause l’agriculture industrielle, il faut que la part de la population qui se consacre à produire à manger soit supérieure à 1 %. Or, pour l’instant, il y a toujours moins d’agriculteurs chaque semaine.

    Il n’y a pas de solution miracle. Soit le numérique est identifié comme un enjeu d’importance, soit son expansion continue. C’est d’ailleurs le scénario le plus probable. On risque d’aller encore plus loin dans l’attachement au numérique, dans des formes de fusion entre humain et machine, c’est-à-dire le transhumanisme.



    Quel phénomène pourrait créer une réaction chez les gens ?

    Y a-t-il eu une stratégie particulière pour susciter l’opposition au compteur Linky ? Non. L’information a simplement circulé, une conscience s’est développée et un combat a émergé. Pourquoi cette fois-là et pas d’autres ? Je ne saurais pas le dire. Par contre, il est certain que la lutte contre Linky a ouvert un espace dans lequel des gens relativement nombreux ont pu s’interroger et changer de pratique. C’est par la contestation qu’une déprise collective du numérique est possible.



    Mais quels sont les points de blocage à une prise de conscience plus large ?

    Le poids des habitudes, le fait accompli, la complexité d’imaginer autre chose… Le numérique s’est imposé très vite, en quelques années. Il est paradoxal que la plupart des gens aient passé la majeure partie de leur vie sans cet appareillage et que, maintenant, ils croient impossible de s’en passer. Ils sont accros et restent chatouilleux dès que l’on en parle. Il va pourtant de soi qu’avant, leur existence n’était pas un enfer — en tous cas, pas parce qu’il n’y avait pas d’internet sur un téléphone mobile !

    Le mouvement des Gilets jaunes a été assez ambivalent sur la question. D’un côté, il a validé l’usage du numérique comme moyen normal de se relier et de s’organiser. Les vidéos et les lives se sont multipliés de manière hallucinante. Comme si le fait de filmer cinq heures de manifestation et de les regarder avait un sens. De l’autre côté, ce mouvement est parti des territoires et du manque de services publics dans des régions reculées. Les gens ne sont pas loin de soulever le problème du numérique et de la réorganisation que cette infrastructure a provoquée, favorisant des métropoles fortes, smart, et abandonnant la pampa derrière.



    Dans votre vie quotidienne, comment faites-vous pour être cohérent avec votre critique de la technologie ?

    En 1995, quand les premiers téléphones portables sont arrivés — les Bi-Bop —, je m’en moquais, comme tout le monde. Les gens qui en avaient, c’était les hommes d’affaires, les Bernard Tapie, etc. Puis, tout d’un coup, le téléphone est devenu quelque chose d’indispensable, de fashion. Ça a été un renversement soudain. J’ai gardé mon premier avis sur le numérique, sur la perte de contact qu’il implique. J’ai aussi la chance que mon travail n’exige pas d’avoir de téléphone portable. Mais j’ai fini par reprendre internet chez moi après m’en être passé pendant 15 ans : il devenait compliqué d’aller tout le temps chez les voisins. Trop de démarches de la vie pratique se font par son intermédiaire.

    Les gens pensent que le discours du groupe Marcuse ou d’Écran total consiste à prôner l’ascèse numérique, mais l’essentiel ne réside pas là. Effectivement, on pense que c’est possible et désirable de beaucoup moins se servir du smartphone et d’internet. Mais on vit dans ce monde-là et force est de constater qu’il est difficile d’en sortir individuellement. Par contre, il est important d’en faire un enjeu politique, de lutter contre l’action des entreprises et de l’État qui rendent cette dépendance au numérique généralisée.

    • Propos recueillis par Gaspard d’Allens et Hervé Kempf