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Guédiguian : "L’essence humaine est la synthèse de tous les rapports sociaux"

Lien publiée le 2 décembre 2019

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.lamarseillaise.fr/culture/cinema/79525-robert-guediguian-l-essence-humaine-est-la-synthese-de-tous-les-rapports-sociaux

Avec Gloria Mundi, l'histoire d'une famille recomposée « aussi fragile qu'un château de cartes », Robert Guédiguian confronte le spectateur au fléau mortel qui pousse l'individualisme à l'abolition progressive de toute morale. Invité à s'exprimer dans nos colonnes, le réalisateur répond à nos questions.

Robert Guédiguian (à gauche) lors du tournage de « Gloria Mundi », un cri de rage contre l’acceptation du discours dominant. PHOTO migué mariotti

Robert Guédiguian (à gauche) lors du tournage de « Gloria Mundi », un cri de rage contre l’acceptation du discours dominant. PHOTO migué mariotti

C'est le récit sévère d'un monde parvenu sans bruit au nihilisme, « pour ne laisser subsister d'autre lien entre l'homme et l'homme que le froid intérêt et les dures exigences du paiement au comptant », comme l'exprimait Marx dans son Manifeste. Écrit avec son scénariste Serge Valletti, le nouveau film de Robert Guédiguian réunit ses acteurs fétiches : Ariane Ascaride (dans le rôle de Sylvie), qui est en couple avec Jean-Pierre Daroussin (Richard). Gérard Meylan (Daniel), qui sort de prison, où il était incarcéré depuis de nombreuses années, vient à leur rencontre. Sylvie, son ex-femme, l'a prévenu qu'il était grand-père : leur fille Mathilda vient de donner naissance à une petite Gloria. Prénom allégorique, qui fait écho à la gloire du monde, cette gloire éphémère qui est ce droit de naissance, inaugurant avec sacralité le dernier film du cinéaste marseillais. Ultime horizon d'une humanité à la dérive, répondant en contrepoint tout au long du film à la glorification de la vertu d'égoïsme, qui dissout le lien social, et la capacité de faire corps, avec le monde ou avec autrui. 

Vous indiquiez par le passé en « avoir assez des réalisateurs qui montrent ce qui ne va pas chez les pauvres gens ». Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?

Robert Guédiguian : La première fois que j'avais évoqué cela, c'était vers 1992, lors de la sortie de L'argent fait le bonheur. J'ai développé ce propos par la suite plusieurs fois, quand je parlais du regard de réalisateurs qui montrent systématiquement la misère chez les miséreux, affectés de tous les maux : drogue, alcool, adultère, le fond des bas-fonds. Au bout d'un moment, la coupe est pleine. Je le disais par provocation mais aussi de manière antithétique, par rapport à ma volonté de montrer de la grandeur et de la noblesse, même au fin fond de la misère. Je voulais réenchanter le monde, mais pour autant, quelques années plus tard, je tournais La ville est tranquille, qui est une tragédie constructive car elle nous révolte. Pour Gloria Mundi, la forme de ce film est aussi conditionnée par ce qui se passe autour de nous. On vit une époque de grande régression, sociale, mais aussi politique, économique, civilisationnelle et culturelle profonde, avec un culte extrême de l'individu. Je crois que « les eaux glacées du calcul égoïste » qu'évoquait Marx en 1848 est plus vrai que jamais.

Or il y a quand même quelque chose de profondément noir, dans le film, c'est que je montre des gens qui ont adhéré au discours dominant. Et cela, c'est évidemment insupportable, même si de mon point de vue, c'est forcément transitoire, ça ne saurait durer. On parle souvent de bataille des idées : pour le moment, le capitalisme a triomphé, et la bataille des idées est perdue. Mais je ne suis pas de ceux qui pensent que l'histoire s'arrête. Cette bataille pourra être à nouveau gagnée si on la mène bien, et les films participent de ce combat, comme toutes les autres productions artistiques et intellectuelles le font.

L'art serait « cette étincelle qui cherche la poudrière », comme le disait André Breton ?

R.G. : Ce serait l'idéal ! Si je ne pensais pas à ce pouvoir de l'œuvre, je crois que j'arrêterais. Je déduis mon esthétique, comme le disait Brecht, des exigences de mon combat, et pas l'inverse.

J'aime les belles images, les photographies, les oiseaux dans le ciel, mais mes films racontent tous des vies de personnages qui vivent un temps l'histoire avec un grand H, qui la transforment ou la subissent. Et aujourd'hui, on vit dans une époque où les gens subissent une histoire qui les écrase de manière très subtile : les sociétés contemporaines ont réussi à faire adhérer les gens à leurs valeurs qui sont, au demeurant, des sous-valeurs.

Les opprimés adhèrent désormais au discours des exploiteurs. Je voulais montrer cela, en jugeant non pas les personnages eux-mêmes, car je les considère comme Daniel, incarné par Gérard Meylan dans le film, avec compassion. Ces gens ne sont pas conscientisés : le discours a infusé, a pénétré profondément leur esprit, et ils disent des choses sur l'entreprise, sur la propriété, sur l'immigration, sans conscience ni violence. C'est là où on est mal : c'est cette acceptation du discours dominant qui explique pour moi l'abstention au mieux, le vote d'extrême droite au pire.

Cette acceptation pourrait-elle être à l'origine du basculement de la lutte des classes vers une guerre de tous contre tous ?

R.G. : Quand Daroussin a vu le film , la première fois après son montage, il m'a confié : « C'est le dernier film avant la guerre. » Je lui ai dit oui. La menace est réelle : une colère justifiée mais non organisée peut partir dans tous les sens. On le voit dans le monde : cette colère peut s'orienter très différemment. Quand ça part à gauche, selon une terminologie que je continue de revendiquer, j'en suis heureux ; car cela permet d'imaginer un autre modèle, qui reste encore à définir. Mais si cette colère s'oriente vers une nécessité de pouvoir plus fort, cela me fait peur.

Le regard sur les jeunes portés à l'écran semble bien sombre...

R.G. : Il faut être marxiste jusqu'au bout, et penser que les individus sont des produits de leur époque, ou que l'essence humaine est la synthèse de tous les rapports sociaux. Il faut avoir le courage de le dire, ceci n'est pas un jugement de valeur, mon film a beaucoup de compassion et d'amour, même envers les personnages les plus critiquables. Il faut donc avoir le courage de dire la manière dont les gens sont les victimes du monde dans lequel on vit, qui sont au comble de l'aliénation.

Je connais évidemment des contre-exemples en abondance chez les jeunes aujourd'hui, mais un film ne doit pas faire la part des choses : un film doit être excessif, pour secouer les gens, soit en les faisant rire, soit les faisant pleurer, soit en les faisant se révolter. Si j'avais choisi de montrer un jeune homme militant du comité de soutien de la rue d'Aubagne, cela aurait été un contresens par rapport à la forme du film, qui est un film noir. C'est donc une affaire de forme choisie du film : il est évident que je ne déteste pas la jeunesse...

Dans votre film, vous semblez dessiner un inventaire de ce que vous rejetez de ce monde désenchanté ?

R.G. : C'était assez complexe d'un point de vue cinématographique, mais il s'agissait en effet d'intégrer ces maux contemporains [le rejet de l'autre, l'envie, la prostitution, les addictions, la pornographie, la présence de soldats dans les rues, Ndlr] dans un récit. L'histoire se passe en 2019 et incontestablement, ce que je montre dans le film, je le vois tous les jours.

Donc je tenais absolument à signifier ces images, de manière à dater le film, même s'il ne s'agissait pas d'approfondir. Ce sont des signes du monde dans lequel on vit, il s'agissait de les montrer selon un dosage particulier.

De quelle façon Marseille nourrit votre imaginaire dans ce film ?

R.G. : Pour filmer 2019, il fallait filmer le dernier né de ses quartiers, tristement baptisé « Euroméditerranée ». En fait je ne fais pas de film sur Marseille, je fais des films à Marseille. Cette ville est un immense théâtre, dont je connais tous les recoins. Je sais qu'au fond du grenier du théâtre, il y a tel accessoire, que je peux utiliser. Par exemple ici, je voulais absolument situer le Toutcash à Plombières. Les lieux que je filme sont des décors signes, qui servent la dramaturgie du film.

Croyez-vous au retour du collectif ?

R.G. : Je crois à cela, au collectif qu'il faut structurer, organiser, il faut refaire de la politique et ne pas en avoir peur. Ce film permet d'alerter sur ce que donnent des combats individuels qui se généralisent. Il n'y a pas d'issue individuelle, il n'y a que des issues collectives, il faut le marteler sur tous les tons. On continue de payer 50 ans d'effondrement de l'hypothèse communiste, face à un capitalisme qui, libéré de toute menace, a les mains libres. Il faut aller vite dans cette reconstruction, pour peser dans le rapport de force.

êtes-vous confiant concernant la réussite de la gauche à Marseille aux municipales ?

R.G. : J'espère, je m'y emploie. Je commence à en vouloir très sérieusement aux gens qui fabriquent de la désunion. J'en ai assez de ces querelles byzantines. Rien ne s'est jamais fait en France sans l'union de la gauche. Je préfère être la dernière roue d'un carrosse qui avance que la première roue d'un carrosse qui échoue.

Quel sera le sujet de votre prochain film ?

R.G. : C'est un film sur l'indépendance du Mali, durant cette période d'effervescence où des jeunes gens ont voulu construire le socialisme... mais aussi danser tous les soirs le twist et le rock'n'roll.

Entretien réalisé par Benjamin Grinda