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La république des conseils de Hongrie de 1919
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://groupemarxiste.info/2019/11/23/la-republique-des-conseils-de-hongrie-de-1919/
Une vague révolutionnaire secoue l’Europe à la fin de la guerre
La guerre n’est pas encore terminée que déjà une vague révolutionnaire traverse l’Europe. À Kiel, le 3 novembre 1918, les marins de la flotte allemande refusent de repartir au combat, se mutinent et créent leurs conseils. Ils sont rejoints par les ouvriers. En quelques jours, l’Allemagne se couvre de conseils d’ouvriers et de soldats. La révolution éclate à Berlin.
En Hongrie, les troubles dans l’armée et l’agitation ouvrière commencent dès la fin 1917. La Hongrie, partie de l’empire austro-hongrois allié à l’empire allemand, a mobilisé quelques 3 800 000 hommes sur les différents fronts de la guerre, 661 000 soldats ont été tués, 743 000 blessés et 734 000 faits prisonniers dont près de 500 000 en Russie.
En novembre et décembre 1917, des manifestations massives exigent la fin de la guerre dans plusieurs villes. En janvier 1918, 6 rassemblements ont lieu à Budapest ainsi qu’une grève générale de 3 jours, le mouvement touche également l’Allemagne et l’Autriche. Cette grève, hors du contrôle des appareils, exige la fin de la guerre et exprime la solidarité ouvrière avec la révolution russe et les conseils ouvriers. En février, 6 000 marins du croiseur St Georg et de 40 autres navires de la flotte austro-hongroise sur l’Adriatique ainsi que des travailleurs des arsenaux de Kotor se mutinent pendant 3 jours. Le commandant de la flotte, le contre-amiral Horthy dirige la répression : 800 marins sont emprisonnés et 91 tués. En mai, l’armée tue 12 dirigeants d’un soulèvement des mineurs. En juin, lors de la grève de l’usine MAV à Budapest, la gendarmerie intervient et tue 4 travailleurs, ce qui déclenche une grève générale de 10 jours. La police tue 4 grévistes, 20 autres disparaissent. Des centaines de délégués syndicaux sont arrêtés et des animateurs de la grève sont envoyés au front. Il y a des désertions massives au front et des mutineries dans les casernes.
Le chômage passe de 215 000 personnes en 1917 à 1 400 000 en 1918. L’appareil de production, totalement mobilisé pour l’effort de guerre, est à bout de souffle. Tout manque et les pénuries s’installent. Les grèves et les marches de la faim se multiplient. L’agitation gagne les campagnes. La monarchie se décompose. Les États vainqueurs (Grande-Bretagne, Belgique, France, États-Unis, Italie) sont certes animés par la rapacité mais en même temps inquiètes de la situation en Europe. Le premier ministre anglais écrira dans ses mémoires :
Les masses populaires à travers l’Europe remettent en cause tout l’ordre existant, tout le système politique, social et économique d’aujourd’hui. (Lloyd George, Mémoires de guerre, Fayard, 1935)
La Hongrie en 1918, un pays à la fois féodal et capitaliste
La double monarchie austro-hongroise, issue du compromis de 1867, symbolisée par l’aigle à deux têtes, est une construction asymétrique : le ciment de cet attelage est la fidélité indéfectible aux Habsbourg. En échange, la monarchie hongroise bénéficie d’une autonomie relative. Mais pour les affaires décisives, Vienne donne le la et Budapest suit la musique. Ainsi, c’est l’empereur d’Autriche qui nomme et révoque les ministres des affaires communes, armée, finances et diplomatie.
La Hongrie au déclenchement de la guerre présente les caractéristiques d’un développement inégal et combiné qui mêle les traits du féodalisme arriéré et ceux d’un capitalisme moderne, à la manière de la Russie de 1917, le prolétariat étant toutefois proportionnellement plus important en Hongrie. La noblesse hongroise a conservé tous ses privilèges sous le parapluie de la double monarchie. Environ 10 000 grands propriétaires possèdent la moitié des terres agricoles, forêts, etc. À l’autre bout, au sortir de la guerre, 3 millions d’ouvriers agricoles, de paysans pauvres et leurs familles, appelés les « 3 millions de mendiants » vivent très chichement sur 10 % des terres cultivées. C’est la noblesse qui tient presqu’exclusivement le Parlement hongrois grâce à un système de suffrage censitaire où moins de 7 % de l’électorat masculin trié sur le volet a le droit de vote.
Même si la Hongrie reste largement agricole, le capitalisme se développe à partir de la seconde moitié du 19e siècle. Le prolétariat industriel passe de 182 000 ouvriers en 1867 à 955 000 en 1914, les ouvriers au sens large en comprenant les secteurs des mines, des transports, etc. dépassent les 2 millions. De nombreuses usines sont concentrées à Budapest ou aux alentours, la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie urbaine, fonctionnaires et professions libérales, connaissent également un développement rapide.
« Les pays de la Sainte Couronne de Hongrie » s’étendent sur 325 411 km2 avec 19 millions habitants, dont 55 % de Hongrois qui « dominent » les autres peuples, considérés comme allogènes et qui n’ont pas ou presque de droits politiques : 16 % de Roumains, 11 % de Slovaques, 10 % d’Allemands, des centaines de milliers d’Ukrainiens, de Ruthènes, Russes, Croates, Serbes. Les mouvements séparatistes s’y développent depuis longtemps et d’autant plus rapidement que la fin de la guerre prend l’allure d’une débâcle. Cependant ce n’est pas pour défendre ces minorités opprimées, mais pour redessiner la carte de l’Europe à leur profit que les puissances impérialistes victorieuses s’apprêtent à dépecer le territoire du royaume de Hongrie. La France, au premier chef, escompte bien élargir et consolider sa zone d’influence au détriment de l’impérialisme allemand vaincu, en distribuant de très larges portions du territoire hongrois à ses obligés que sont le Royaume des Serbes, le Royaume de Roumanie ou la toute neuve Tchécoslovaquie dont l’indépendance est proclamée le 28 octobre 1918 dans une petite ville… des Vosges, en présence de Poincaré.
La naissance du Parti communiste hongrois
Le mouvement ouvrier hongrois est structuré par le Parti social-démocrate (PSD), fondé en 1878, qui comprend environ 100 000 membres. Le renforcement de l’armée austro-hongroise ayant eu lieu en court-circuitant les parlements autrichien et hongrois, il n’a subi aucune crise majeure à la suite du vote des crédits de guerre par la 2e Internationale et sa direction assume la collaboration revendiquée avec la bourgeoisie. Sont automatiquement membres du Parti-social-démocrate tous les syndiqués, ce qui renforce d’autant le poids de l’appareil sur la classe ouvrière. En 1918, le nombre de syndiqués a doublé par rapport à 1913, il compte 200 000 membres à la veille de la révolution et atteint 721 000 membres en décembre 1918.
Des cercles restreints de socialistes révolutionnaires et de socialistes de gauche, des cadres ouvriers, en opposition à l’orientation de la 2e Internationale et influencés par la révolution russe, envisagent dès le mois d’octobre 1918 soit la formation d’un Cercle communiste, soit la création d’un Parti socialiste révolutionnaire distinct du Parti socialiste, soit la création d’une fraction internationaliste dans le Parti socialiste. Ils vont constituer une des briques du futur Parti communiste.
Mais l’essentiel des forces du noyau initial provient des efforts opiniâtres des bolcheviks pour rassembler parmi les prisonniers de guerre en Russie devenue soviétique les éléments de la construction des partis d’une nouvelle internationale. Ainsi, dès 1917, de nombreux soldats prisonniers hongrois adhèrent à la révolution. Peu à peu se constituent des groupes communistes parmi les prisonniers de différentes nationalités. Le groupe hongrois du Parti communiste de Russie (ex-Parti bolchevik), créé le 24 mars 1918, adhère dès le mois de mai 1918 à la Fédération internationale des groupes étrangers du Parti communiste de Russie qui siège à Moscou et regroupe hongrois, roumains, yougoslaves, bulgares, finlandais sous la direction du hongrois Béla Kun, avec pour mission d’unir tous les communistes étrangers dans la future 3e Internationale. Nombre d’anciens prisonniers de guerre hongrois rejoignent le combat dans l’Armée rouge. C’est ce groupe de communistes hongrois qui envoie une vingtaine d’agitateurs en Hongrie en octobre 1918. Le Parti communiste de Hongrie, section du Parti communiste international, est constitué le 4 novembre à Moscou. Il envoie immédiatement, parmi 80 communistes, une partie de sa direction dont Béla Kun à Budapest. Le 24 novembre, ce groupe après avoir rallié les cercles socialistes oppositionnels fonde à Budapest le Parti communiste hongrois (PCH). Son journal, Le Drapeau rouge, paraît dès le 7 décembre. Le feu de la révolution va brutalement accélérer sa progression : le PCH compte 10 000 membres en janvier 1919, de 30 à 40 000 membres en mars. Son influence grandit dans les conseils ouvriers, jusqu’à en prendre la direction dans nombre d’entreprises au printemps 1919. Il s’appuie sur le mouvement des chômeurs, des soldats démobilisés, des invalides de guerre. Fin 1918, il y a des groupes communistes à Budapest comme dans toutes les grandes villes et gros bourgs ruraux. Le PCH met en avant l’expropriation des principales industries et des grandes propriétés foncières, le contrôle ouvrier par le mouvement des conseils et la construction d’un pouvoir ouvrier selon l’exemple soviétique. Son programme affirme en effet :
Grève de masse et insurrection armée sont les moyens souhaités par les communistes pour prendre le pouvoir. Ils n’aspirent pas à une république bourgeoise (…) mais à la dictature du prolétariat organisé en conseils. (cité par Béla Szántó, Klassenkämpfe und Diktatur des Proletariats, IC, 1920)
L’alliance de la social-démocratie et des partis bourgeois
Le 13 octobre 1918, le Parti social-démocrate hongrois se divise sur la conduite à tenir : d’un côté, très majoritaires, ceux qui veulent la rupture avec le Reich allemand et la monarchie autrichienne, la formation d’un gouvernement avec les partis bourgeois ; de l’autre, une petite minorité de 32 délégués autour de Pogany qui se prononce pour la construction de conseils ouvriers comme base organisationnelle de la politique du parti. Toutefois, cette position en faveur des conseils ne transforme pas ipso facto ces militants en révolutionnaires.
En effet, comme en Allemagne, l’appareil social-démocrate hongrois saura utiliser contre la révolution son influence initiale dans les conseils. Intervient alors Karolyi, surnommé abusivement « le comte rouge ». « Comte » parce qu’il fait partie d’une des plus riches familles de la noblesse foncière de Hongrie et « rouge » parce qu’il avait pris auparavant au Parlement des positions –prudentes– contre la poursuite de la guerre et s’était ainsi attiré la sympathie des ouvriers et des paysans. Karolyi fonde le 25 octobre le Conseil national hongrois, CNH, dont le comité exécutif comprend 6 membres de son Parti national indépendant, 2 membres du Parti radical (bourgeois), 5 du Parti social-démocrate et une féministe sur un programme en 12 points : rupture avec l’Empire allemand, indépendance complète de la Hongrie, nouvelles élections immédiates avec droit de vote pour les femmes, autonomie pour les minorités, liberté de presse, de réunions, d’organisation, une réforme agraire, des mesures contre la crise du ravitaillement et d’autres réformes à venir. Le rôle du CNH est clairement d’assurer la transition pour le compte de la bourgeoisie tout en se présentant comme le centre dirigeant de la révolution qui commence pour mieux la canaliser.
Et cela fonctionne parfaitement, en jouant avec les illusions des masses. En effet, le 27 octobre, des centaines de milliers de manifestants sont devant le palais présidentiel et le Parlement pour réclamer la nomination du «comte rouge » Karolyi comme chef du gouvernement. Le conseil des soldats de Budapest fondé par le social-démocrate Pogany le 25 octobre se range sous la bannière du CNH.
Soldats et civils empêchent la troupe restée fidèle à la monarchie d’atteindre Budapest. Le conseil des soldats occupe les gares, les centraux téléphoniques, les banques, les ponts, la poste et les dépôts militaires. Il met le commandant de la place de Budapest en état d’arrestation et libère les prisonniers politiques. Dans le même temps, des conseils dans les régions tchèques, slovaques, slaves du Sud et austro-allemands réclament leur indépendance par rapport à la Couronne hongroise. Le 29 octobre des conseils ouvriers se constituent dans la capitale. L’appareil social-démocrate, avec les dirigeants syndicaux, crée alors préventivement et pour en garder le contrôle, le Conseil ouvrier central de Budapest le 2 novembre, mélange de délégués de conseils des grandes entreprises, de responsables syndicaux, de dirigeants du PSD, dont la présidence est assurée par un dirigeant social-démocrate droitier, l’ouvrier imprimeur Preuzs. Un jour plus tard ont lieu les élections des délégués des soldats et se constitue un Conseil central des soldats, sous la présidence de Pogany, social-démocrate favorable aux conseils.
Le 30 octobre, Karolyi forme un gouvernement de coalition entre les partis bourgeois et le Parti social-démocrate qui proclame l’indépendance du « pays de la couronne de Saint-Etienne », qui reste donc une monarchie, la mise en place des droits démocratiques et d’une réforme agraire. Le 1er novembre, le ministre des armées demande à tous les soldats de rendre les armes. Le gouvernement entend fixer comme limite à la «révolution des asters » un programme achevé et défini de réformes politiques, sociales et nationales dans un cadre parlementaire bourgeois. Ainsi le ministre PSD Kunfi appelle-t-il à la tenue d’une Assemblée constituante pour décider entre la république ou la monarchie. Peine perdue ! Le mouvement révolutionnaire s’approfondit. Les manifestants exigent la chute de la monarchie et la proclamation de la république hongroise. Tous les conseils de modération du CNH restent vains. Le gouvernement explique qu’il faut maintenant terminer la révolution, sauf à craindre qu’elle ne connaisse des développements radicaux comme en Russie en 1917. Lénine, dans un télégramme du 3 novembre indique l’axe du développement de la révolution :
C’est notre profonde conviction que les travailleurs, soldats et paysans hongrois ne se sont pas libérés du joug du capital autrichien pour se laisser convaincre de rester sous la domination des grands propriétaires, banquiers et capitalistes hongrois. Nous sommes sûrs que les travailleurs et paysans vont rapidement rompre avec les capitalistes hongrois. (cité par Christian Koller & Matthias Marschik, Die ungarische Räterepublik 1919, Promedia, 2018)
Le 16 novembre, le roi de Hongrie Karl 1er renonce au trône, Karolyi et le CNH proclament la République devant 200 000 manifestants.
L’impuissance du gouvernement de coalition à juguler la montée révolutionnaire
Mais le gouvernement bourgeois de coalition ne parvient à rien. L’économie est à l’arrêt, le mouvement des masses ne reflue pas, la pression des puissances impérialistes victorieuses se fait plus pressante sur le gouvernement Karolyi. Celui-ci tente de préserver l’intégrité territoriale en défendant le projet d’une fédération des peuples de Hongrie. Sans succès.
Après le 4 novembre, 6 000 soldats tchèques occupent au Nord la partie slovaque. La Roumanie accentue sa pression en Transylvanie. Le commandement français des troupes alliées de l’Armée d’Orient, qui dirige en réalité tout l’ensemble, exige le retrait des troupes hongroises des régions slaves du Sud. Les mêmes pressions s’exercent du côté de la Ruthénie au profit de la République d’Ukraine. « Ce que le gouvernement français fait est un véritable foyer du bolchévisme », s’exclame Karolyi le 17 décembre au conseil des ministres. Le 23 décembre, le commandement allié ordonne le retrait des troupes hongroises au Nord et les troupes tchèques établissent un gouvernement slovaque à partir du 1er janvier 1919. La Roumanie annexe la Transylvanie le 11 janvier.
Si, en conséquence des manœuvres des sociaux-démocrates, le conseil ouvrier central de Budapest ne peut jouer tout son rôle de centralisation politique des conseils et de double pouvoir, la maturation politique s’accroît dans les usines. Le 17 décembre, le conseil ouvrier de Szeged, la deuxième ville du pays, décide de « prendre le pouvoir » dans la ville. Le gouvernement parvient en négociant à rétablir la situation en y installant une majorité social-démocrate. En décembre 1918, le ministre des finances réunit les syndicats pour leur demander de mettre fin aux revendications de salaires, de coopérer avec le gouvernement pour relancer l’économie et prendre au besoin les rênes de la gestion des entreprises. Les dirigeants syndicaux se montrent très réceptifs, mais ils ne peuvent empêcher une revendication générale d’augmentation des salaires qui l’emporte fin décembre.
Début janvier, les mineurs de Salgótarján forment un conseil ouvrier qui décide d’occuper et d’exproprier les mines et d’organiser une milice ouvrière. Le gouvernement envoie aussitôt l’armée, instaure la loi martiale : 18 mineurs sont pendus et 30 blessés. Puis la répression s’accentue encore dans tout le pays contre des manifestations ouvrières. Contre des femmes protestant contre la pénurie de nourriture et les prix trop élevés, la police tire et tue 10 personnes, en blessant trente. Au Nord Est, à Poszony, le conseil ouvrier proclame la «dictature du prolétariat ». Le gouvernement, à court de forces de répression qui sont déjà fort occupées par ailleurs, pourtant si sourcilleux de la défense de ses frontières, demande cependant au gouvernement tchèque d’occuper militairement la ville qui était dans une zone frontalière. Le 7 janvier les conseils ouvriers prennent la direction de toutes les grandes entreprises de Budapest. L’influence du PCH y grandit. L’envoyé de Saxe écrira dans son rapport du 15 janvier : « le mouvement soviétique atteint une taille critique ».
L’objectif du deuxième gouvernement de coalition : se débarrasser des communistes
Le gouvernement cherche une issue à la crise. Karolyi explique que sans l’unité avec la social-démocratie, son gouvernement ne résistera ni à la pression des masses pour un gouvernement ouvrier ni à la pression de la contre-révolution. Une minorité du PSD préconise la sortie du gouvernement, pour mieux contrer l’influence grandissante des communistes. D’autres, comme Garbai, Pogany etc. militent pour un gouvernement uniquement social-démocrate, ce que refuse Garami qui craint que les masses, sous l’influence grandissante du PCH, mettent en application l’expropriation des industries, des banques et des grands propriétaires. La composition du futur gouvernement est discutée les 8 et 9 janvier par le conseil ouvrier central. Une majorité de 169 contre 101 approuve la proposition de Garbai, son président, d’un gouvernement social-démocrate homogène. En dépit de cette majorité, voire même effrayé par le résultat du vote, Garbai retire sa proposition pour éviter, dit-il, une scission du Parti social-démocrate. Il permet ainsi surtout à la social-démocratie d’éviter de se retrouver seule au pied du mur face aux attentes des masses. Le CNH nomme donc le 11 janvier Karolyi président provisoire de la République, qui constitue le 18 janvier un nouveau gouvernement de coalition partis bourgeois-PSD. Les partis bourgeois y occupent les ministères décisifs. Le premier objectif du gouvernement est désormais de se débarrasser des communistes pour enrayer la marche de la révolution. L’exemple est là, sous ses yeux : à Berlin, les corps francs viennent d’écraser l’insurrection et Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht ont été assassinés le 15 janvier sur ordre du dirigeant social-démocrate Noske, ministre de la guerre, qui avait déclaré : « Il faut que quelqu’un fasse le chien sanguinaire. Je n’ai pas peur des responsabilités » [voir Révolution communiste n° 33].
Fin janvier, le conseil ouvrier central de Budapest décide, au grand dam du gouvernement et de sa direction sociale-démocrate, de prendre le contrôle des usines d’armement, de la production du gaz, des chantiers de construction…Le ministre PSD Garami propose alors une loi pour cantonner les conseils ouvriers à un rôle de cogestion et d’auxiliaires des patrons dans les entreprises, mais cela suscite des oppositions. Ainsi, l’assemblée du Syndicat de la métallurgie adopte une position totalement contraire à toute collaboration de classe et profondément révolutionnaire :
Du point de vue de la classe ouvrière, le contrôle de l’État sur la production ne peut avoir aucun effet, étant donné que la République populaire n’est qu’une forme modifiée de la domination capitaliste, où l’État continue à être ce qu’il était auparavant : l’organe collectif de la classe qui détient la propriété des moyens de production et opprime la classe ouvrière. (…) dans toutes les grandes entreprises doivent s’organiser des conseils de contrôle d’usine qui, en tant qu’organes du pouvoir ouvrier, contrôlent la production des usines, l’approvisionnement en matières premières et également le fonctionnement et la bonne marche des affaires (…) le contrôle ouvrier est uniquement une phase de transition vers le système de gestion ouvrière pour laquelle la prise au préalable du pouvoir politique est une condition nécessaire (…) En prenant tout cela en considération, l’assemblée des délégués et des membres de l’organisation condamne toute suspension, même provisoire, de la lutte de classe, toute adhésion aux principes constitutionnels, et considère que la tâche immédiate est l’organisation des conseils ouvriers, soldats et paysans en tant qu’agents de la dictature du prolétariat. (citée par Béla Szántó, Klassenkämpfe und Diktatur des Proletariats, IC, 1920)
Combattant farouchement contre le danger de telles positions qui traduisent la progression dans la conscience ouvrière de la nécessité de la prise du pouvoir, le PSD, copiant pas à pas les sociaux-démocrates allemands dans leur lutte contre la révolution, déclenche une violente campagne contre le PCH, accusé de diviser les rangs de la classe ouvrière. Ainsi Garbai, légitimant les assassinats de Luxemburg et de Liebknecht, déclare : « les communistes doivent être placés devant les canons des fusils car nul ne peut diviser le Parti social-démocrate sans le payer de sa vie » (cité par Béla Szántó).
Le 28 janvier, Weltner, au nom du PSD au pouvoir, fait exclure les représentants du PCH du conseil ouvrier de Budapest et des syndicats quelques jours plus tard. Seul le conseil des soldats reste lié au PCH. Le ministre du commerce Garami tente de fermer les entreprises où l’influence communiste est majoritaire. Cependant, Pogany, le chef SPD du Conseil central des soldats, rejette la ligne de son parti et forme un comité révolutionnaire des sociaux-démocrates et des communistes pour contrer la menace de contre-révolution. Le cours anticommuniste agressif de la coalition au gouvernement devient de plus en plus manifeste. Un commando de 160 policiers ravage la rédaction du journal communiste le 3 février, en confisquant le papier et les publications. Face aux actions révolutionnaires visant à l’expropriation des entreprises, aux occupations et redistributions sauvages des grandes propriétés foncières qui se multiplient sur tout le territoire, le chef de la police de Budapest, ministre de la Justice, présente le 18 février au gouvernement un plan visant à éliminer le PCH au moyen d’une action militaire à grande échelle. Il se dit prêt à jouer le Noske hongrois tout en avertissant : « Si le Parti social-démocrate est prêt, le temps est venu d’écraser les communistes, mais on doit faire en sorte que cela n’apparaisse pas… » (cité par Koller & Marschik). En effet, le prudent Garami hésite car il redoute de funestes conséquences pour son parti.
Mais l’occasion est vite trouvée : les insultes constantes de la presse du PSD à l’encontre des chômeurs ont incité l’association de lutte contre le chômage, dans laquelle les communistes ont une grande influence, à manifester le 20 février devant le bâtiment du journal social-démocrate. À Berlin déjà, l’occupation par des travailleurs et des militants du journal social-démocrate Vorwärts avait servi de prétexte au déchainement de la répression. S’en inspirant sans aucun doute, le gouvernement de Karolyi lance sa police, il y a de violents affrontements, faisant plusieurs morts, dont des policiers, et 80 civils grièvement blessés. Aussitôt, les dirigeants SPD dénoncent les violences des communistes au conseil ouvrier central. Suit une vague d’arrestations : 200 militants ouvriers sont emprisonnés en deux jours, dont 57 communistes connus, tels que Kun et d’autres membres de la direction. Les détenus sont molestés par les gendarmes.
Cependant, la répression déclenche en retour de nouvelles manifestations de masse. Le 21 février, 250 000 travailleurs se ressemblent devant le Parlement à Budapest pour exiger l’arrêt de la répression. Mais la plupart ont encore beaucoup d’illusions sur le SDP. Ne comprenant pas les raisons de l’opposition entre les sociaux-démocrates et les communistes, ils demandent la fin de la division entre les partis ouvriers et l’unité pour une action plus sévère contre la contre-révolution blanche. Les dirigeants du SPD lancent en vain l’appel aux membres du PCH à quitter leur parti et à revenir à la « démocratie ». La plupart des dirigeants communistes arrêtés, dont Kun, restent en prison, mais la tentative pour « écraser les communistes » est un échec. Au contraire, ceux-ci gagnent la confiance de nouvelles couches de travailleurs au détriment de la social-démocratie.
La poussée révolutionnaire place le PCH devant de nouvelles responsabilités
Dans les campagnes, les ouvriers agricoles, paysans pauvres, qu’ont rejoints de nombreux soldats démobilisés, ne se satisfont plus des sempiternelles promesses de réforme agraire. Dès l’automne 1918, des occupations et redistributions de grands domaines ont lieu, souvent réprimées très durement par le gouvernement qui envoie l’armée. La question de la réforme agraire a été discutée au conseil ouvrier central de Budapest, mais sous le contrôle des sociaux-démocrates, celui-ci a préconisé la distribution des terres avec l’indemnisation des anciens propriétaires. Le 16 février, le gouvernement se décide à promulguer une loi sur la réforme agraire : les grandes propriétés de terre de plus de 300 hectares et les propriétés de l’Église catholique de plus de 100 hectares devraient être distribuées aux paysans après rachat. Bien que le président Karoyi, le « comte rouge », ait pour montrer l’exemple procédé à la distribution de ses biens à Kalkapolna le 23 février, les autres grands propriétaires se gardent bien de le suivre. Dans ces conditions, les conseils locaux continuent de s’emparer et de distribuer les terres, sans se préoccuper ni de rachat, ni des conditions posées par la réforme gouvernementale, suscitant chez les paysans pauvres un immense espoir.
L’approfondissement de la révolution se poursuit et le gouvernement est impuissant à l’enrayer. Les efforts constants des sociaux-démocrates pour limiter les initiatives du conseil ouvrier central de Budapest se heurtent à de plus en plus de difficultés. Depuis février, les délégués des usines, qui sont de plus en plus souvent des communistes, imposent la tenue des réunions de ce conseil et y gagnent peu à peu des positions. Le 7 mars, le conseil ouvrier central exige la socialisation de tous les moyens de production et le transfert de leur direction aux conseils ouvriers. Il crée pour cela une commission pour la socialisation des entreprises industrielles.
Le gouvernement n’est pas parvenu non plus à démanteler les conseils de soldats. Le conseil central des soldats de Budapest sous la direction de Pogany compte 14 000 soldats en garnison, 5 000 miliciens, 2 000 marins et 18 000 soldats et sous-officiers démobilisés. De nouvelles élections dans les conseils de soldats début mars voit augmenter la proportion de délégués communistes, avec parfois le vote de motion comme : « il ne sera obéi aux ordres du gouvernement que s’ils ont préalablement été ratifiés par le Conseil de soldats de Budapest » (citée par Szántó).
Si l’opposition et la défiance contre le gouvernement grandissent, la majorité de la classe ouvrière hongroise ne perçoit toujours pas clairement ce qui oppose communistes et sociaux-démocrates. Ainsi, le Conseil ouvrier des métallos somme-t-il le gouvernement de céder le pouvoir aux partis du prolétariat. Lors de grands rassemblements à Szeged le 11 mars et à Csepel le 18 mars, travailleurs et soldats ont exigé la libération de tous les dirigeants du PCH. Le 19 mars, une énorme manifestation convoquée par le conseil ouvrier central se tient à Budapest, suivie le 20 par des grèves, avec des mots d’ordre comme « libération des dirigeants communistes » et « gouvernement ouvrier ». Les ministres bourgeois voyaient désormais dans la formation d’un gouvernement purement social-démocrate le seul salut possible. Cependant, le SPD perdait de plus en plus de son contrôle sur les travailleurs des villes et des campagnes car ses ministres défendaient à tous coups la bourgeoisie contre les travailleurs, les paysans et les soldats. Prenant acte de l’influence croissante des communistes, une aile du parti social-démocrate animée par Pogany demande que les attaques contre le PCH cessent et que son parti s’oriente vers un travail en commun avec le PCH. Depuis début mars, ces militants ont pris l’initiative de négocier avec les dirigeants communistes détenus dans la prison centrale de Budapest.
Kun de son côté est prêt à franchir le Rubicon : il est favorable à la fusion des deux partis, mais sous condition d’un programme qu’il formalise dès le 11 mars : démission du gouvernement des ministres sociaux-démocrates, remplacement de la république démocratique bourgeoise par une république soviétique, égalité des nationalités, création d’une armée rouge pour la défense du territoire, nationalisation de l’industrie, des mines, des banques et des transports. Contrôle des travailleurs sur la production et la distribution, monopole d’État sur le commerce extérieur et intérieur, nationalisation des grands domaines, séparation de l’État et de l’église. Comme si, par un coup de baguette magique, un accord sur un texte pouvait effacer soudain le rôle sciemment contre-révolutionnaire joué par le SPD à l’initiative duquel il a lui-même été jeté en prison ! Un accord sur ce programme de quelque militant social-démocrate que ce soit ne pouvait qu’impliquer au minimum une rupture publique avec la social-démocratie et une condamnation sans appel de sa politique. Ce que n’exige absolument pas Béla Kun, qui ne cherche donc pas à gagner au PCH des militants en rupture avec le SPD, mais bien la fusion des deux partis. Le sort de la révolution hongroise se scelle à l’instant précis de cette capitulation politique de la direction du jeune PCH.
La fusion du PSH et du PCH et la république des conseils
C’est la France qui donne le coup de grâce au gouvernement chancelant de Karolyi. En effet, le lieutenant-colonel Vix, chef de la mission militaire de l’Entente à Budapest présente le 20 mars au gouvernement une décision de la Conférence de la Paix de Paris du 28 février exigeant de la Hongrie qu’elle cède une partie importante de la partie Est à la Roumanie et en retire ses troupes sous dix jours. Si le gouvernement n’accepte pas dans la journée, l’armistice conclu à Belgrade sera révoqué et la guerre reprendra contre la Hongrie.
Pour le gouvernement hongrois, obtempérer signifie son discrédit total, mais il n’a aucun moyen non plus pour résister. Karolyi, prenant acte de sa totale impuissance, déclare :
La patrie est en danger. L’heure la plus grave de notre histoire a sonné. (…) Le moment est venu où la classe ouvrière hongroise, avec sa force, la seule force organisée du pays, et avec ses relations internationales, doit sauver la patrie de l’anarchie et de la mutilation. Je vous propose donc un gouvernement social-démocrate homogène qui fera face aux impérialistes. Il s’agira d’une lutte dont l’enjeu est le sort de notre pays. Pour mener à bien cette lutte, il est indispensable que la classe ouvrière retrouve son unité, et que l’agitation et le désordre provoqués par les extrémistes cessent. À cette fin les sociaux-démocrates doivent trouver un terrain d’entente avec les communistes. (cité par Roland Bardy, 1919, la Commune de Budapest, La Tête de Feuilles, 1972)
Garami, à l’aile droite du PSD, ne veut pas d’une fusion avec le PCH, mais il indique clairement son plan :
Confier le gouvernement aux communistes, attendre leur faillite totale et alors, alors seulement, dans une situation libérée de ces déchets de la société, nous pourrons former un gouvernement homogène. (ibidem)
Quant à l’aile gauche du parti, ses dirigeants précisaient :
Constatant en effet que la Hongrie se trouve être sacrifiée par l’Entente, qui manifestement a décidé de liquider la Révolution, il en résulte que les seuls atouts dont celle-ci dispose sont la Russie soviétique et l’Armée rouge. Pour obtenir l’appui de ces dernières, il faut que la classe ouvrière hongroise soit effectivement maîtresse du pouvoir et que la Hongrie soit une véritable république populaire et soviétique… Pour éviter que les communistes n’abusent du pouvoir, il vaut mieux le prendre avec eux ! (ibidem)
Lors d’une réunion conjointe du PSD et du Conseil des syndicats le matin du 21 mars, les dirigeants du centre du parti (Bohm, Kunfi, Garbai) soutiennent les positions de l’aile gauche (Pogany …) et votent contre l’aile droite (Garami…) pour s’unir au Parti communiste et former un seul parti. Tout va très vite. Dans une déclaration du même jour, les deux partis indiquent :
Le Parti social-démocrate de Hongrie et le Parti des communistes de Hongrie ont décidé aujourd’hui en une réunion de direction commune l’union complète des deux partis. Le nom du nouveau parti uni sera, tant que l’Internationale révolutionnaire n’aura pas pris de décision sur l’appellation du parti : Parti socialiste de Hongrie. L’union se fait sur la base suivante et de sorte que dans la direction du parti et du pouvoir gouvernemental, les représentants du Parti des communistes de Hongrie participent également. Le parti prend tout le pouvoir sans délai au nom du prolétariat. La dictature du prolétariat est exercée par les Conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats. Pour cette raison, le projet d’élections de l’Assemblée nationale tombe évidemment définitivement. Doit être créée, sans délai, l’armée de classe du prolétariat, laquelle enlève totalement les armes des mains de la bourgeoisie. Pour assurer le pouvoir du prolétariat, ainsi que contre l’impérialisme de l’Entente, l’alliance la plus complète et la plus resserrée, militaire et idéologique, doit être conclue avec le gouvernement soviétique russe. (citée par Miklós Molnàr, De Béla Kun à Janos Kadar, soixante-dix ans de communisme hongrois, Les Presses de Sciences Po, 1987)
Le conseil ouvrier central sous la présidence de Garbai approuve la création du parti socialiste unifié et la fondation d’une république des conseils. Ce nouveau parti est composé à proportion d’un militant communiste pour trois militants socialistes. En réalité, c’est plutôt le PCH qui se dissout et les communistes qui rentrent dans les anciennes structures du PSD. Hormis les éléments les plus droitiers de l’ancien parti social-démocrate qui restent à l’écart, tout le marais, les éléments conciliateurs, les dirigeants syndicaux sociaux-démocrates sont présents avec armes et bagages, au prix d’un accord de façade sur un programme qui s’avérera n’être qu’un chiffon de papier. La direction du nouveau parti est ainsi largement aux mains de l’ancienne direction du PSD et de son appareil expérimenté. Le gouvernement qui est constitué, présidé par Garbai, reflète parfaitement ce rapport de forces : il comprend 17 commissaires du peuple (15 sociaux-démocrates, 2 communistes).
La social-démocratie continue son combat contre le pouvoir des conseils
À Moscou, la nouvelle de la proclamation de la République des conseils de Hongrie fait l’effet d’une bombe. C’est l’euphorie au 8e congrès du PC russe qui se tient au même moment. Un participant, Voronkov, témoigne :
Pendant la soirée, Boukharine a pris d’assaut la tribune et, bondissant d’un bord à l’autre, a commencé à dire quelque chose. Tout s’est arrêté. Lénine avait été contacté par radio de Budapest : en Hongrie, le pouvoir a été transféré aux communistes. Le congrès a longtemps applaudi après cette annonce. (Christian Koller & Matthias Marschik, Die ungarische Räterepublik 1919, Promedia, 2018)
Le 22 mars 1919, le congrès adresse le message suivant au gouvernement de la République soviétique hongroise :
Le 8e congrès du Parti communiste de Russie transmet ses salutations enthousiastes à la République soviétique hongroise. Notre congrès est convaincu que le temps n’est pas loin où le communisme vaincra dans le monde entier. La classe ouvrière russe viendra à votre aide de toutes ses forces. Le prolétariat du monde entier suit avec une attention soutenue votre combat et ne permettra pas à l’impérialisme de lever la main contre la nouvelle République soviétique. Vive la république internationale communiste ! (Lenin, Briefe Band, vol. 5, Dietz Verlag, 1968)
Mais le 23, Lénine envoie ce télégramme personnel à Béla Kun :
S’il vous plaît, quelles garanties réelles avez-vous que le nouveau gouvernement hongrois est vraiment communiste, et pas seulement socialiste, ce qui veut dire social-traître ? Est-ce que les communistes ont la majorité dans le gouvernement ? Quand se réunit le congrès des soviets ? Comment voit-on réellement la reconnaissance de la dictature du prolétariat par les socialistes ? Il est absolument certain que dans les conditions particulières de la révolution hongroise, la simple imitation de notre tactique dans ses moindres détails serait une erreur. Je dois vous mettre en garde contre cette erreur, mais je dois savoir où vous voyez les garanties réelles. (Lénine, « Message à Kun », Œuvres, Progrès, t. 29, 1973)
Des garanties, Bela Kun n’en a évidemment aucune. Il semble cependant qu’il parvienne à tromper Lénine en lui fournissant des informations tronquées, dissimulant la nature exacte de la fusion avec la social-démocratie en lui faisant croire que celle-ci n’aurait été effectuée qu’avec les éléments les plus à gauche qui auraient rejoint les communistes.
Le gouvernement prend aussitôt des mesures par décret. Le 27 mars, toutes les entreprises de plus de 20 employés dans les secteurs de l’industrie, des mines, des services, transports et des communications sont nationalisées. Les grosses fortunes sont saisies, les propriétaires ne sont autorisés à retirer que 10 % de leurs dépôts bancaires jusqu’à concurrence de 2 000 couronnes par mois. Même le commerce de détail est placé sous contrôle. L’écart entre les salaires est réduit : le directeur d’une entreprise d’État (commissaire à la production) touchera un salaire mensuel de 2 000 couronnes, un commissaire du gouvernement 3 000 couronnes et une infirmière 1 000 couronnes. La durée journalière du travail est réduite, des congés payés sont accordés. Une grande campagne d’alphabétisation est décidée pour lutter contre l’illettrisme estimé à 30 % de la population.
Mais ce ne sont le plus souvent que des demi-mesures, appliquées partiellement. En réalité, la situation est chaotique. Les dirigeants toujours sociaux-traîtres dans l’âme veillent à limiter au maximum les initiatives et le contrôle des conseils ouvriers, aussi bien sur la production que sur les questions de ravitaillement. C’est aux bureaucraties syndicales, beaucoup mieux contrôlées, que ces responsabilités vont être confiées, avec d’ailleurs l’accord de Béla Kun.
C’est le gouvernement qui décide de l’organisation des élections à l’Assemblée nationale des conseils ouvriers, qui sont organisées comme n’importe quelle élection bourgeoise, avec isoloirs, scrutin de listes, secret des votes, c’est-à-dire l’exact contraire de la démocratie des soviets ! L’ancien appareil du PSD y conserve ainsi une majorité.
L’Armée rouge est constituée, mais elle n’en a, abusivement, que le nom. Son commandant en chef est le social-démocrate Bohm qui en a une conception bien particulière car il se voit en défenseur de la nation et non en défenseur de la république ouvrière. Il déclare : « la proclamation de la République soviétique a non seulement suscité un enthousiasme évident chez les ouvriers et les paysans, mais également dans la majorité de la bourgeoisie et des officiers ». Fort de quoi le commandement reste constitué par les officiers de l’armée de la monarchie, flanqués de commissaires politiques exclusivement sociaux-démocrates. Pire même : alors que les communistes exigent la dissolution des forces de la police bourgeoise, le gouvernement décide d’incorporer ces forces dans la nouvelle armée rouge !
Quant à la réforme agraire, c’est une catastrophe, imputable au dogmatisme et au schématisme de Béla Kun : au lieu d’accompagner et de donner une base soviétique légale aux occupations et distributions des terres déjà largement entamées par les paysans pauvres, le gouvernement attribue bureaucratiquement toutes les terres à des fermes d’État ou coopératives agricoles dont la direction est assurée, soit par des envoyés du gouvernement, soit même par les anciens propriétaires ! C’est la douche froide. En un rien de temps, la révolution perd le soutien de la paysannerie pauvre, les spéculateurs prennent le contrôle de l’approvisionnement des villes.
Le sursaut de l’Armée rouge hongroise
La situation révolutionnaire en Hongrie inquiète au plus haut point les puissances impérialistes victorieuses, devant le risque d’extension de la révolution bolchévique en Europe. En Allemagne, la contre-révolution n’en a pas fini avec l’agitation révolutionnaire : le 7 avril, une éphémère république des conseils prend le pouvoir en Bavière. Elle finira écrasée dans le sang le 2 mai. À Vienne, le prolétariat crée également des conseils ouvriers et suit avec attention et espoir les évènements en Hongrie. En Ukraine, l’Armée rouge soviétique n’est plus qu’à 150 km de la Hongrie des conseils.
Les chefs militaires français, Foch, Berthelot Franchet d’Esperey sont favorables à une intervention militaire directe sous commandement français, mais le gouvernement britannique de George (Parti libéral) et même le premier ministre français Clémenceau (Parti radical) sont plus prudents. D’une part, ils craignent d’éventuelles réactions de leur classe ouvrière ; d’autre part, à Szeged, le 21 mars, les officiers de l’armée française présente sur place s’étaient heurté au refus de la troupe de marcher contre les ouvriers qui reprenaient à nouveau le contrôle de la ville. Mieux vaut donc faire avancer les armées des pays voisins. Selon les instructions des missions militaires de l’Entente, Belgrade, Bucarest et Prague préparent donc une attaque en tenailles contre la Hongrie. Le 16 avril, 35 000 hommes des troupes roumaines attaquent en Transylvanie déjà occupée, s’avancent profondément au nord-est, occupent Debrecen et poussent jusqu’à Szolnok où un putsch contre-révolutionnaire a établi une tête de pont. 40 000 hommes de l’armée tchèque s’avancent jusqu’à Miskolc, 32 000 Français et 38 000 Serbes attaquent au Sud où ils protègent la formation d’un gouvernement contre-révolutionnaire, présidé par un autre comte Karolyi avec le contre-amiral Horthy comme ministre de la guerre.
La situation militaire de la république des conseils de Hongrie se dégrade très rapidement, les armées étrangères approchent de Budapest. Le 1er mai, le gouvernement délibère. Certains sociaux-démocrates jugent la situation sans espoir et sont partisans d’en finir avec les conseils ouvriers pour parvenir à un régime acceptable par les puissances occupantes, mais le conseil ouvrier central de Budapest refuse de plier. La manifestation du 1er mai réclame l’armement du peuple. En trois jours 44 000 travailleurs rejoignent l’Armée rouge. Arrive également bientôt le renfort de 20 000 volontaires internationaux, des Autrichiens, des Polonais, des Ukrainiens, des Tchèques, des Slovaques, des Serbes et des Croates. Ce sursaut ouvrier change le cours des armes. L’armée rouge hongroise regagne du terrain sur tous les fronts contre les troupes roumaines, serbes et tchèques de la mi-mai à la mi-juin, allant même jusqu’à la proclamation le 16 juin d’une république soviétique de Slovaquie sous la protection de l’armée rouge hongroise.
L’aventure viennoise de l’envoyé de Béla Kun
Parallèlement se déroule à partir de la mi-mai un épisode particulièrement significatif de l’aventurisme, de la fuite en avant et de la faiblesse politique de la direction communiste. Béla Kun dépêche Ernö Bettelheim, qui était membre du comité central de l’ex-PCH, à Vienne pour y déclencher la prise du pouvoir par les conseils.
C’est en réalité un aventurier qui, se faisant passer pour l’envoyé de la 3e Internationale, débarque à Vienne avec des valises pleines d’argent, croyant, au mépris de toute réalité, pouvoir organiser l’insurrection qu’il fixe arbitrairement au 15 juin en distribuant des billets. Mais le tout jeune parti communiste autrichien est bien loin d’avoir l’implantation, l’influence et l’expérience politique nécessaires. Les militants communistes autrichiens ne savent comment se défaire de Bettelheim sans nuire en même temps à la révolution hongroise. La majorité de la classe ouvrière est encore sous le contrôle de la social-démocratie et de ses syndicats. Les conseils ouvriers comme les directions syndicales refusent de se lancer dans cette prise du pouvoir et ses instigateurs sont tous arrêtés le 14 juin.
Si en Autriche allemande, le prolétariat eût accepté dans sa majorité et réalisé l’idée de la dictature des soviets, la république soviétique de Hongrie en eût été renforcée. Mais si le Parti communiste autrichien se fût emparé du « pouvoir » par l’insurrection —ce qui n’était nullement impossible, vu la faiblesse du gouvernement— tout en n’ayant pas derrière lui la majorité du prolétariat, cette victoire n’eût qu’affaibli la république soviétique de Hongrie. La république des Soviets autrichiens n’aurait point été, dans ce cas, «soviétique », car les soviets étaient contre sa proclamation. Les syndicats ne l’admettaient pas non plus. Sur qui donc se serait-elle appuyée ? Contrainte d’avoir recours au soutien d’une garde rouge recrutée au hasard et de lutter contre la majorité de la classe ouvrière, où aurait-elle pu puiser encore des forces pour venir en aide à la Hongrie des soviets ? Cette simple considération était suffisamment persuasive pour démontrer toute la folie de la tactique insurrectionnelle à tous ceux qui connaissent la République des soviets autrement que par ouï-dire. Mais, en l’occurrence, nous avons affaire à une désastreuse ignorance ; le messie du bureau de la propagande de Budapest n’avait pas la moindre conception du communisme… (Karl Radek, « Une malheureuse tentative insurrectionnelle en Autriche allemande », octobre 1919, Bulletin communiste n° 49, décembre 1920)
Le prolétariat hongrois ne peut assurer fermement sa dictature
Le 27 mai, Lénine adresse un « salut aux ouvriers hongrois ». Trompé par Bela Kun, il continue de croire que :
Le passage à la dictature du prolétariat en Hongrie s’est effectué sous une tout autre forme qu’en Russie : démission volontaire du gouvernement bourgeois, rétablissement instantané de l’unité de la classe ouvrière, de l’unité du socialisme sur la base du programme communiste. (Œuvres, Progrès, t. 29, 1973)
Néanmoins, il essaie d’influer sur le cours de la révolution hongroise qu’il sent menacé, sans avoir manifestement toutes les informations.
C’est par la lutte de classe contre la résistance de la bourgeoisie, contre le croupissement, la routine, l’indécision, les hésitations de la petite-bourgeoisie, que le prolétariat doit défendre son pouvoir, affermir son influence organisatrice, obtenir la « neutralisation » des couches qui, craignant de s’écarter de la bourgeoisie, le suivent d’un pas trop peu assuré… La tâche très difficile, mais très féconde, qui vous attend à présent est de tenir bon dans la guerre contre l’Entente. Soyez fermes. Si des hésitations se manifestent parmi les socialistes qui, hier, se sont joints à vous, à la dictature du prolétariat, ou parmi la petite bourgeoisie, réprimez ces hésitations impitoyablement. À la guerre, lorsqu’un lâche est fusillé, ce n’est que justice. (ibidem)
Le prolétariat hongrois, malgré les succès de son armée rouge, ne dispose pas des moyens politiques pour assurer sa domination sur la bourgeoisie, car au sein même du gouvernement, au sein même du parti socialiste unifié, des forces favorables à la bourgeoisie sont à l’œuvre. Ce ne sont pas, hélas, des « hésitations » dont font feraient preuve les dirigeants socialistes qui ont auraient décidé de rejoindre le prolétariat, mais pour la plupart d’entre eux, d’une politique délibérée d’obstruction et de dévoiement du pouvoir ouvrier.
L’avancée de l’Armée rouge hongroise relance l’hypothèse, au sein de l’état-major français, d’une attaque directe des troupes françaises avec les États alliés voisins, mais le premier ministre Clémenceau préfère envoyer un premier ultimatum le 7 juin sommant la Hongrie de cesser les hostilités et de retirer ses troupes de Slovaquie. Kun, qui est le commissaire aux affaires étrangères, répond sans accepter ni refuser, cherchant à gagner du temps. Deuxième ultimatum de Clémenceau le 14 juin, sous quatre jours de délais. Le 19 juin, les troupes hongroises cessent les combats. Le 18 juin, Lénine télégraphie à Kun :
Il est nécessaire de faire le plus grand usage de toute opportunité en vue d’obtenir un armistice temporaire…afin de donner au peuple le temps de souffler. Mais ne croyez pas les puissances de l’Entente un seul moment. Ils vous trompent et essaient seulement de gagner du temps afin de pouvoir vous écraser ainsi que nous. (Lénine, Œuvres, Progrès, t. 36, 1959)
Cependant, l’armée rouge hongroise n’a pas entamé le retrait des territoires conquis. Les généraux Foch et Franchet, comme le roi Ferdinand 1er de Roumanie, pensent qu’il n’y a pas une seconde à perdre pour marcher sur Budapest, où une tentative de putsch contre-révolutionnaire vient d’être déjouée. Mais, finalement, le 30 juin l’Armée rouge hongroise se retire partiellement de Slovaquie. Kun explique ce même jour les raisons de ce retrait au comité central exécutif des conseils ouvriers et de soldats :
Le motif n’est pas de politique extérieure, car l’Entente n’est pas en état de faire marcher contre nous le nombre de soldats voulu, ce n’est pas non plus le capitalisme tchèque qui nous fait reculer, car la Tchécoslovaquie est à la veille de la ruine financière et l’impérialisme roumain n’est pas moins faible. Le repli des troupes a pour but d’achever notre organisation économique et administrative. Il faut choisir entre la réaction monarchique la plus violente avec un Andrassy ou même un Karolyi et la dictature du prolétariat. L’armée révolutionnaire, quoique forcée de s’arrêter en plein triomphe demeurera prête à la lutte, ses cadres seront reconstitués et seront augmentés… (in Alves de Souza, La Diplomatie française face à la Hongrie de Béla Kun, Institut universitaire de hautes études Internationales de Genève, 1985)
Mais l’ordre de repli de l’Armée rouge hongroise qui compte maintenant 150 000 hommes provoque au contraire un effondrement du moral des troupes et laisse la fragile république soviétique de Slovaquie, qui vient de se constituer, promise à un écrasement certain.
À Budapest, des dirigeants et ministres de l’ancien appareil social-démocrate, qui n’a jamais disparu, comme Kunfi et Pogany, font tout pour modérer les ardeurs révolutionnaires des conseils et s’opposent systématiquement à tous les actes de Kun. La désorganisation économique gagne, les mouvements de protestation diverses contre le gouvernement sont fréquents. La ville de Szeged abrite maintenant un contre-gouvernement réactionnaire constitué autour du frère du comte Karolyi, protégé par les armées étrangères. Sur le plan militaire, la perspective de la jonction avec l’Armée rouge soviétique s’est envolée, suite à une violente offensive des armées blanches en Ukraine. L’armée roumaine, loin d’être aussi faible que ne le prétend Kun, d’autant qu’elle est techniquement épaulée par l’armée française, piaffe d’impatience.
Le triomphe de la contre-révolution
Le 20 juillet, Béla Kun relance l’offensive de l’armée rouge hongroise, cette fois contre les troupes roumaines. Son avancée est de très courte durée. Dès les 22 et 23 juillet, le commandant en chef de l’armée rouge Bohm, le chef d’état-major démissionnent et entrainent avec eux nombre d’officiers. Ils reprochent à Béla Kun de ne lutter que pour le régime bolchevik et non pour défendre l’intégrité territoriale hongroise. En réalité, Bohm, qui est toujours resté un social-démocrate, avait pris des contacts dès le 21 juillet avec l’Entente pour négocier les conditions d’un renversement du gouvernement et son remplacement par un gouvernement uniquement social-démocrate. L’armée rouge hongroise est décapitée.
Le 27 juillet, les troupes roumaines prennent définitivement l’avantage. Béla Kun exhorte le prolétariat hongrois à la défense de Budapest mais il est lâché par tous les dirigeants sociaux-démocrates et le gouvernement démissionne le 1er aout, cédant la place à un gouvernement uniquement social-démocrate, qui entame immédiatement une répression féroce contre les communistes. Le 6 août, les troupes roumaines et françaises, commandées par le général Berthelot, entrent dans Budapest et y font régner la terreur. Le 16 novembre 1919, l’amiral Horthy, chef des forces armées du gouvernement contre-révolutionnaire de Szeged, entre dans Budapest. La nuit de la dictature se referme sur le prolétariat hongrois. Elle va s’étendre jusqu’en 1945.
La république hongroise des conseils ne dura que 133 jours. Les sociaux-démocrates et les partis bourgeois ont accusé les communistes de s’y être comportés en fanatiques sanguinaires. 129 contre-révolutionnaires furent effectivement exécutés pendant cette période. Par contre, plus de 5 000 personnes furent assassinées entre le 15 et le 31 août 1919 par la contre-révolution. Il y eut 75 000 arrestations. Les procès de masse commencèrent en octobre.15 000 ouvriers furent jugés par les tribunaux militaires qui infligeaient des peines de mort et de travaux forcés.
En Hongrie, les communistes, alliés aux sociaux-démocrates de gauche ne conquirent pas le pouvoir, mais le reçurent des mains de la bourgeoisie épouvantée. La révolution hongroise, victorieuse sans bataille et sans victoire, se trouva dès le début privée d’une direction combattive. Le Parti communiste se fondit avec le Parti social-démocrate, montrant par là qu’il n’était pas lui-même vraiment communiste et que, par suite, il était, malgré l’esprit combattif des prolétaires hongrois, incapable de conserver le pouvoir qu’il avait obtenu si facilement. La révolution prolétarienne ne peut triompher sans le parti, à l’encontre du parti ou par un succédané de parti. C’est là le principal enseignement des dix dernières années. (Trotsky, Les Leçons d’octobre, 1924, GB, 2005)
Des soldats révolutionnaires conduisent un camion dans les rues de Budapest quelques jours avant la proclamation de la République. © Getty / Eupra / Ullstein Bild
Bela Kun