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Colombie. Un exemple de divorce entre la société et la politique institutionnelle
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Decio Machado
Au cours du mois de novembre 2019, des milliers de Colombiens, surtout des jeunes, participent aux mobilisations quotidiennes de la nation caféicole. Tout a commencé par une grève nationale majeure le jeudi 21 novembre, ce qui ne s’était pas produit depuis 1977. Parmi les organisateurs de ces marches et de la grève figurent des syndicats, des organisations étudiantes, des organisations de femmes, des peuples indigènes, des écologistes et des groupes politiques opposés au gouvernement d’Iván Duque [qui est membre du parti de droite radicale Centre démocratique et proche d’Alvaro Uribe; il occupe son mandat depuis le 7 août 2018].
Pour les affronter, le gouvernement colombien a utilisé la vieille tactique consistant à essayer d’instaurer un climat de vandalisme généralisé durant les manifestations, qui vise à criminaliser les revendications sociales. D’abord à Cali, puis à Bogota et plus tard dans d’autres localités – à la demande du président – des couvre-feux ont été décrétés «afin de garantir l’ordre public et la sécurité des habitants», selon les termes des autorités. De même, les forces armées ont pris position dans les grandes villes du pays, notamment à Bogotá, où les troupes sont stationnées en état d’alerte depuis le 18 novembre.
Des perquisitions illégales de domiciles et de locaux d’associations sociales se sont produites ces derniers jours, de même que des détentions arbitraires. La stratégie mise en œuvre par le gouvernement consiste à répandre la terreur, ce à quoi l’Etat est habitué après 60 ans de conflit interne avec l’insurrection [la «guerre civile» face aux FARC et à l’ALN, sans mentionner les milices criminelles liées aux grands propriétaires]. Des images de corps lacérés de manifestants, intoxiqués par les gaz poivrés, ont été diffusées sur les réseaux sociaux jusqu’à satiété. Selon la police, quatre personnes sont mortes et au moins 180 ont été arrêtées. Les organisations de défense des droits de l’homme, pour leur part, parlent d’au moins 500 blessés.
Dans ce contexte, l’assassinat de l’étudiant de 18 ans Dilan Cruz par la Brigade antiémeute mobile (Esmad-Escuadrón Móvil Antidisturbios) a ouvert un débat public qui s’est intégré aux revendications de divers secteurs mobilisés: dissoudre ce corps répressif violent qui fait partie de la structure de la police nationale. Jeudi 28 novembre, l’Institut national colombien de médecine légale et des sciences médico-légales a conclu que la mort de Cruz, au début de cette semaine, était le fait d’un homicide. La façon dont sa brève vie a été abrégée ne laisse aucune place à la discussion: le rapport médico-légal indique clairement que «la mort du jeune homme fait suite au traumatisme crânien pénétrant causé par l’impact d’une balle tirée par une arme à feu, qui a causé des dommages graves et irréversibles au cerveau».
Cruz avait été abattu samedi dernier, 23 novembre, lors de la répression d’une manifestation par les forces de l’Esmad. Il l’a été avec une cartouche à charges multiples et des projectiles à impacts multiples et des cartouches dites «sac de haricots» [elles contiennent des sachets remplis de plomb, de billes d’acier] tirées par un fusil de chasse de calibre 12, un type d’arme autorisé pour la police antiémeute. Les banderoles et les graffitis autour du Congrès manifestent actuellement l’exigence populaire: «Plus d’Esmad», «Les assassins d’Esma» et «Démanteler l’Esmad».
A sa mort s’est ajoutée, le mardi 26 novembre, celle de Brandon Cely, un soldat de 21 ans qui s’était filmé démontrant son soutien aux manifestations. Effrayé par ses camarades et par le commandement militaire, il a «décidé» de se suicider.
Un mauvais système d’enseignement public
Aujourd’hui, après 15 mois au pouvoir, Duque frôle les 70% de désapprobation au sein de la population. En fait, en octobre dernier, son parti, le Centre démocratique, a perdu des élections partielles dans des villes comme Bogotá, Cali et même Medellín, un fief politique du chef de son parti, l’ancien président Álvaro Uribe. C’est précisément dans ces trois villes que les protestations se sont le plus fait sentir en ce mois de novembre très chaud.
Le poids de la jeunesse dans ces manifestations est marqué par deux circonstances particulières: l’énorme distance entre ce secteur social et l’establishment politique colombien – qu’il soit conservateur ou progressiste – et la lutte dans la rue des étudiants universitaires pour exiger une éducation gratuite et de qualité. Dans les mois qui ont précédé la situation actuelle, il y a eu plusieurs mobilisations menées par des étudiant·e·s de l’enseignement supérieur qui demandaient plus de budget et d’attention pour l’éducation publique. La Colombie, pays qui se targue de faire partie de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), figure parmi les pays les moins avancés de ses Etats membres si l’on prend en compte les indicateurs relatifs au niveau d’éducation de sa population étudiante. D’autre part, seulement 9% des étudiants issus de familles colombiennes pauvres ont accès à l’université, contre 53% des étudiants issus de familles riches.
Les organisations d’étudiants – en particulier universitaires – exigent aujourd’hui la fin des coupes budgétaires dans l’éducation, le respect des accords conclus avec le gouvernement avant les manifestations (allocation budgétaire, applicable sur quatre ans, de plus de 1,3 milliard de dollars pour l’enseignement supérieur dans les établissements publics, marqués par la gratuité) et la fin de la corruption enracinée dans la gestion des universités d’Etat.
Cette revendication a été particulièrement reprise par le reste de la population, compte tenu du fait que la corruption dans la gestion publique en Colombie est répandue et de nature structurelle. Cette situation génère des pertes pour le pays, quantifiées par le Bureau du Contrôleur général de la République, d’environ 15 milliards de dollars. La Colombie n’a pas non plus échappé aux scandales portant sur des millions de dollars de l’entreprise brésilienne de construction Odebrecht, auxquels s’ajoute celui de la raffinerie de Carthagène, un cas de détournement de fonds publics mis au jour en 2016 et qui fait toujours l’objet d’une enquête judiciaire, avec la participation de fonctionnaires des gouvernements d’Álvaro Uribe [2002-2010] et de Juan Manuel Santos [2010-2018].
«De quoi parles-tu, mon vieux?»
Cependant, le déclencheur le plus important de l’appel à toutes les protestations de ces derniers jours a peut-être été la révélation du massacre d’au moins huit enfants lors d’une opération des forces de sécurité qui a eu lieu le 30 août dans un camp de la guérilla situé dans le département de Caquetá [dans le sud-ouest du pays]. Ces morts, comme à l’accoutumée pendant les années de plomb, avaient été cachées à l’opinion publique par le gouvernement Duque et lorsqu’elles ont été révélées début novembre, elles ont provoqué une profonde indignation populaire et le départ du gouvernement de Guillermo Botero, jusqu’alors ministre de la Défense.
L’affaire n’a été portée à la connaissance de la population que le mardi 5 novembre, lors d’un débat parlementaire sur une motion de censure contre Botero. Le sénateur Roy Barreras, du Parti de l’unité nationale, l’a accusé de cacher aux Colombiens qu’il avait commandé le «bombardement d’enfants». Face à cela, le ministre a décidé de démissionner plutôt que d’être censuré par le Congrès. Quelques jours après ce qui s’est passé au Parlement, un journaliste a interrogé le président Iván Duque à ce sujet lors d’une manifestation politique à Barranquilla. La réponse du président, enregistrée sur une vidéo filmée par le journaliste lui-même, a rapidement circulé sur les réseaux sociaux: Duque écoute la question et répond: «De quoi parles-tu, mon vieux?»
Dans le même département de Caquetá, où les huit enfants ont trouvé la mort, la spirale de la violence ne cesse de s’intensifier en raison de la présence de groupes armés, de dissidents des FARC, de paramilitaires, de gangs de la drogue et des forces armées elles-mêmes. Ce n’est qu’un chapitre de plus dans une situation qui a déjà coûté la vie à un grand nombre de Colombiens, dont des dizaines de dirigeants communautaires dans tout le pays. Les organisations indigènes qui ont appelé à la grève nationale, qui a marqué le début des protestations, exigent du gouvernement qu’il mette fin à l’impunité de ceux qui ont assassiné 134 dirigeants sociaux, depuis qu’Iván Duque occupe la présidence de la République, soit en août 2018.
De même, les manifestants protestent contre l’intention du gouvernement de modifier le droit actuellement reconnu à la protestation sociale. Cette réforme, selon les organisateurs de la grève, vise à criminaliser aux plans social et juridique ceux et celles qui se mobilisent dans la rue. En outre, il existe un mécontentement généralisé à l’égard du gouvernement pour son non-respect permanent des accords conclus avec des organisations sociales de toutes sortes: indigènes, paysannes, environnementalistes, éducatives et, surtout, syndicales.
Programme néolibéral
Les syndicats sont particulièrement préoccupés par la contre-réforme du code du travail menée par le parti au pouvoir avec le soutien de l’OCDE, de l’Association nationale des institutions financières, du Conseil des entrepreneurs et de plusieurs partis conservateurs représentés au Congrès. Le projet de loi vise à assouplir davantage le marché du travail actuel par des mesures telles que le versement aux jeunes de seulement 75% du salaire minimum obtenu au cours de leur premier emploi. En même temps, il y a une logique d’embauche à l’heure qui rend impossible – dans un contexte de chômage persistant dû à l’instabilité macroéconomique qui caractérise le capitalisme actuel – que les travailleurs puissent prendre une retraite digne à la fin de leur vie active.
Parmi les questions qui préoccupent les organisations de travailleurs et travailleuses, il y a aussi la contre-réforme des pensions proposée par Duque. Les organisations centrales de travailleurs résistent à la tentative de mettre en œuvre le modèle chilien de retraite en Colombie. Ce modèle vise à éliminer le fonds de pension de l’Etat, Colpensiones, et à transférer les cotisations des entreprises et des travailleurs à des fonds privés. Cette réforme, promue par les institutions de Bretton Woods, telles que le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, bénéficie du soutien du secteur financier privé et des organisations patronales du pays. Elle est défendue par le ministre des Finances Alberto Carrasquilla [ce dernier fut vice-ministre des Finances sous Uribe, il occupa aussi par la présidence du dit Comité de développement de la BM et du FMI]. Pour ce hiérarque, ce serait la seule façon de s’attaquer à la crise du système des retraites que connaît la Colombie, dont la faillite interviendrait, selon lui, dans vingt ou trente ans.
Une autre proposition gouvernementale qui se heurte à une grande résistance sociale est la contre-réforme fiscale proposée par la Casa de Nariño [résidence officielle du président de la république et siège du gouvernement]. Ici la chose est très simple, dénoncent les syndicats: l’exécutif entend réduire la pression fiscale sur les entreprises nationales et transnationales qui opèrent dans l’économie colombienne en échange d’une augmentation de la pression fiscale sur la classe moyenne et les travailleurs. En même temps, Duque propose de privatiser les entreprises les plus rentables du pays: la compagnie pétrolière d’Etat Ecopetrol et la compagnie électrique Cenit, en plus de toutes les entreprises publiques dont l’Etat détient au moins 50% des actions (environ 40 sociétés de types différents).
Un divorce évident
Enfin, il y a un troisième élément qui est apparu au premier plan dans ces protestations en cours: l’accord de paix. Rappelons que cet accord avec la principale guérilla colombienne – les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) – a été signé par le précédent président, Juan Manuel Santos, en 2016. Duque et son parti ont alors développé une forte campagne contre cet accord. Aujourd’hui, l’un des principaux axes d’intervention du parti au pouvoir actuel a été de tenter d’entraver la négociation et les engagements pris par le gouvernement précédent.
La confluence de toutes ces frustrations, revendications, exigences et résistances a déclenché une vague de protestations avec un soutien populaire qui n’a pas existé en Colombie depuis des décennies. Sans aucun doute, la fin de 60 ans de conflit armé avec les FARC a influencé positivement la nouvelle expression de ces luttes sociales dans la foulée d’un rejet généralisé de l’administration du président Iván Duque.
Les énormes mobilisations en cours ont amené Duque à réagir assez rapidement. Le président colombien a proposé, peu après le début des manifestations, un dialogue national dans le but de réduire la tension sociale existante et de démobiliser les citoyens. Mais cette avance n’a pas été accompagnée de propositions ou de réponses directes aux exigences populaires, ce qui lui fait perdre sa crédibilité aux yeux de la société mobilisée. Bref, l’appel au dialogue de Duque s’est heurté, simultanément, à l’avalanche de critiques qu’il a reçues pour l’usage brutal de la force par les appareils répressifs de l’Etat contre les manifestants.
Dans ce contexte, les perspectives de résolution du conflit à court ou moyen terme en Colombie sont aussi complexes que celles à l’œuvre au Chili ou celles qui pourraient se répéter prochainement en Equateur. Endettés auprès du FMI et d’autres organismes multilatéraux de crédit, les gouvernements de ces pays manquent de «solutions» face aux revendications populaires, ce qui ajoute au manque de confiance de la population envers les institutions publiques et l’Etat lui-même. C’est une situation où les idées d’en haut ne convainquent plus ceux d’en bas et où l’aspiration des citoyens n’est plus seulement de remplacer les détenteurs actuels du pouvoir, mais une subversion culturelle profonde et totale qui remet en question le concept même de l’Etat. Le divorce entre la société et la politique institutionnelle en Amérique latine et dans une grande partie de la planète est de plus en plus évident. (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha, le 29 novembre 2019; traduction rédaction A l’Encontre)