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La grève de Walter Benjamin

Lien publiée le 4 décembre 2019

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Jusqu’où ira la grève du 5 décembre ? « Jusqu’à la victoire ! » répondent les plus enthousiastes. Ut Talpa, notre chroniqueur philosophie est allé chercher d’autres pistes du côté d’un penseur qui nous est cher, Walter Benjamin.

« La violence divine de la grève générale est la simple décision de tout interrompre, à en faire éclater le rythme du temps. »

Le 5 décembre est trop attendu pour affecter l’état des choses. Tout ce qui s’anticipe peut aussi être conjuré. Dans Brèves ombres, Walter Benjamin évoque la perte en dynamisme effectif de tout projet déclaré et « le caractère destructeur de la parole ». En quoi il nous recommande une pharmacopée proverbiale : « se taire ». Or il est une forme de silence qui pourtant transmet l’essentiel : le désert glacé de l’abstraction. Ainsi nous tairons-nous sur le 5 décembre, et écrirons ici en « troubadour de la raison farouche », c’est-à-dire, selon Benjamin, en « métaphysicien ».

La grève est une violence d’un type singulier. C’est une violence d’interruption. En ce sens, cette violence est en même temps non-violence. Et c’est là qu’entre en scène la problématique de la rédemption.

On a l’habitude d’insister sur l’état d’urgence et le régime d’exception que le pouvoir étatisé inflige aux corps politiques en-deçà d’un droit légitime. On se plait à montrer combien la police s’est affranchie du droit et opère dans l’équivoque. Avec Walter Benjamin, ici, nous serons plus précis. La police ne s’affranchit pas du droit. Ses manoeuvres impliquent un double usage de la violence. D’un côté, la police fait office d’administrateur de la violence conservatrice du droit. Elle sauvegarde les intérêts du droit actuel. De l’autre, elle invente et crée, dans des situations vagues, de nouveaux rapports de droit. En ce sens, en conservant le droit, elle en fonde systématiquement un autre. Aussi : la police est-elle une figure de la fondation et de la conservation du droit par l’exercice de la violence. Le sentiment que la police s’affranchit du droit ne signifie aucunement son abolition. Ce sentiment signifie bien plutôt ce laps où l’ancien droit bascule dans le nouveau. Et ce nouveau droit est plus terrible encore que l’ancien. Mais, au sens propre, il ne s’agira jamais d’un régime d’exception.

Si la grève est une forme de violence singulière, c’est parce qu’elle a quelque chose de plus que la police. La police conserve et fonde le droit. La grève, en tant qu’elle interrompt le cours des choses pour l’obtention d’un nouvel acquis, interrompt ici pour refonder le droit. En ce sens, elle n’a rien de plus que la police. En ce sens, la grève ne vaut pas grand chose. En ce sens, Benjamin l’appelle « grève générale politique ». En ce sens « politique », donc, la grève ne peut qu’entraîner une réforme du droit ou des avantages corporatistes. Pour accentuer le trait : une telle grève politique n’est pas métaphysiquement différente, quant à son rapport à la violence et sa fin, d’une opération policière. Car pour Benjamin, ce qui compte, ce n’est pas modifier le droit, mais sortir d’un coup du système du droit.

Le système du droit est, pour Benjamin, un système mythique. Il appartient au stade démonique de l’existence humaine. Il en est, en quelque sorte, le descendant. Le stade démonique de l’existence est cette période où les hommes se sentaient plus régis et manipulés par les forces des dieux que par leur propre aptitude à vivre. En se dressant, le héros qui défie les dieux met un terme à leur règne imaginaire. En quoi le droit se rapporte-t-il à ce stade démonique ? Le droit, comme le mythe, prédiquent les actes à un code qui en évalue la teneur. De ce fait, tout acte est d’emblée engagé dans l’horizon de la faute. Le droit, comme le mythe, posent la transgression comme éventualité éternelle de l’action. Ils attachent à un geste un châtiment et le poids d’une culpabilité. En liant l’acte à une personne châtiée et coupable, le droit, comme le mythe, crée des personnes à caractères fixes. Le droit, comme le mythe, font le geste de la voyante qui grave la fatalité du destin dans les lignes de la main. Le droit, le mythe ou la voyante sont des opérateurs d’identification malheureuse à un cours des choses transcendant la volonté.

C’est pourquoi le problème de la grève n’est pas la refondation du droit. Si la grève se contentait d’exiger un meilleur ou un nouveau droit, la grève se contenterait de relancer le cercle mythique. Or le cercle mythique du droit a pour virtualité permanente : la violence. Car un droit quelconque, c’est la violence usurpatrice originaire qui le fonde. Car un droit quelconque, c’est la violence conservatrice policière qui le maintient. Ainsi le cercle du droit est en même temps le cercle de la violence. Posez du droit, son effectivité dépend de la nature de la violence en son sein. Walter Benjamin écrit : un droit ne se conserve qu’à mesure de la « présence latente » de la violence. Plus précisément : les usurpateurs ne peuvent usurper juridiquement qu’à raison de leur haute conscience de ce fait : l’ordre est fondé sur la violence et conservé par elle. C’est pourquoi, nous dit Walter Benjamin, le parlementarisme des années 20 en Allemagne est en train de péricliter. Les parlementaires se sont laissés fasciner par leur propre mythe juridique et en ont oublié l’origine violente. Or d’autres forces, au même moment, les fascismes, se sont souvenus de cette origine.

Aujourd’hui, on s’étonne de la destruction du droit. On s’en étonnerait moins si on apercevait la vacuité sur lequel il repose. La violence conservatrice du droit est entrée dans une phase de violence refondatrice radicale. Les manoeuvres de la police sont ce qui définit la forme à venir de la constitution. En ce sens, la police ne se soucie plus de conserver l’ancien droit, mais est en passe d’en affirmer définitivement un nouveau. L’aptitude de violence du programme de la Résistance est désormais dissipée. Rien ne fonde aujourd’hui notre droit. L’usage de la violence est redevenu intégralement instituant.

Mais alors quel est l’aspect vraiment rédempteur de la grève dans une telle situation ? Si la grève ne peut que prolonger, par une violence assez mineure, un régime de droit rafistolé à l’image des quelques doléances corporatistes, que peut-elle avoir de révolutionnaire ? Pour Walter Benjamin, la grève a cette particularité d’être un droit. Un droit à la violence interruptrice. Autrement dit : la grève est garantie par l’ancienne violence qui, antérieurement au droit de grève, a été fondée et fonde aujourd’hui le droit de grève. La grève est donc un droit, certes, mais ce droit est le droit d’une interruption momentanée du droit. C’est un droit à un usage exceptionnel du droit. De même que l’état d’urgence est désormais un état d’exception inscrit dans l’état normal du droit ordinaire, la grève est l’inscription de l’exception révolutionnaire dans le droit ordinaire. Le désamorçage du système du droit, sa suspension, n’est pas seulement le fait de la police et du chef de guerre, elle est aussi, paradoxalement, le fait de la classe combattante. Seulement voilà : si la grève est utilisée en un simple sens de refondation du droit, elle n’interrompt qu’un ancien droit pour en mettre un nouveau. Elle n’interrompt pas le cercle de la violence. Tout lendemain qui chante doit être militairement mis à pied. Dans ce cas : quelle est la potentialité réellement révolutionnaire de la grève ?

Walter Benjamin répond : l’interruption et la mise entre parenthèse du système du droit en son entier. Comment le comprendre ? La grève, cette fois appelée non pas « politique » mais « prolétarienne », a la puissance, tout en venant du système du droit, de rompre le cercle mythique de la violence. Comment ? En imposant à l’ordre du monde un nouveau rythme. Ce rythme, Walter Benjamin le nomme « patience », et cette patience, il la conçoit comme une « attente » du Messie. Mais pour lui, Messie signifie : insurrection. La grève, en interrompant les affaires de tous en tout lieu, est une manoeuvre si profonde qu’elle affecte la structure ordinaire du temps. Son pouvoir va bien plus loin que la réforme ou la fondation d’un nouveau droit. Il va jusqu’à détruire la temporalité même dans laquelle le mythe, le droit et la double violence fondatrice-conservatrice tournent. En tant qu’interruption du temps ordinaire, cette violence de la grève est inouïe. C’est pourquoi Walter Benjamin a besoin d’un nouveau concept pour la décrire. Ni violence fondatrice, ni violence conservatrice, Walter Benjamin nomme cette violence, « violence divine ». Or cette violence divine est si particulière qu’elle est simultanément « non-violence divine ». Si Walter Benjamin jongle entre le côté « terrestre » de cette interruption divine, qui là, est destructrice et donc violente, et le côté « messianique » de cette interruption qui est ici, « non-violence » et « monde à venir » ou réparé, cette jonglerie peut prendre un sens, pour nous, immanent. Comment une violence peut-elle être en même temps non-violence ? En tant qu’Arrêt Pur : Repos.

« Si la violence mythique pose le droit, la violence divine le détruit ; si l’une pose des frontières, l’autre est destructrice sans limites ; si la violence mythique impose à la fois la faute et l’expiation, la violence divine lave de la faute ; si celle-là menace, celle-ci frappe ; si la première est sanglante, la seconde est mortelle sur un mode non sanglant »

La violence divine de la grève générale est la simple décision de tout interrompre, à en faire éclater le rythme du temps.