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Quel intellectuel pour succéder au Bourdieu de 1995 ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Comme en 1995, les intellectuels proches de la "gauche critique" montent au créneau afin de défendre la grève du 5 décembre. Une question reste en suspens : les manifestants trouveront-ils un nouveau Bourdieu ?
"Il y a quelque chose qui va se trouver mis en accusation le 5 décembre, et c’est un monde", explique l’économiste-philosophe Frédéric Lordon, au micro de Frédéric Taddei, qui lui consacre une émission complète ce 2 décembre. Il y a trois ans, lors de Nuit debout, le marxo-spinoziste affirmait déjà rejeter "la loi Travail (de Myriam El Khomri – ndlr) et son monde", en référence aux zadistes qui combattaient "l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et son monde". Il était alors question pour Lordon, qui appelait à la grève générale, de dépasser la lutte contre une loi et de remettre en question le néolibéralisme, voire le capitalisme.
LA MOBILISATION INTELLECTUELLE
L’économiste n’est pas le seul à être sorti du bois. Depuis quelques jours, les prises de positions, en faveur des grévistes, se multiplient dans le monde intellectuel. Après le sociologue communiste Bernard Friot, les économistes Thomas Porcheret Thomas Piketty sont montés au créneau contre la réforme des retraites. Les deux derniers ont d’ailleurs apposé leur signature dans une tribune de soutien au mouvement social publiée dans le journal Le Monde, ce mercredi 4 décembre. A l’initiative du magazine de gauche radicale Regards, la pétition est signée par diverses personnalités, comme les écrivains Patrick Chamoiseau, Annie Ernaux et Nicolas Mathieu, les réalisateurs Gérard Mordillat et Robert Guédigiuan, les sociologues Monique Pinçon-Charlot, Eric Fassin et Didier Eribon, les philosophes Etienne Balibar, Geneviève Fraisse et Sandra Laugier,et nombre d’historiens, de philosophes, essayistes ou historiens. En tout, plus de 180 intellectuels et artistes s’engagent. "Face aux offensives d’un gouvernement néolibéral et autoritaire, nous estimons qu’il est de notre responsabilité d’affirmer que notre présent et notre avenir émergeront des luttes sociales et politiques", affirme le texte, qui fait également référence à l’appel des intellectuels publié dans les colonnes du Monde en décembre 1995.
La figure de Pierre Bourdieu restera à jamais attachée à l’opposition à cette réforme et plus largement au néolibéralisme
1995 : LE RETOUR DES GRANDES PÉTITIONS
Le 15 décembre de cette année-là, alors que le plus grand mouvement social depuis Mai, 68 a démarré depuis quelques semaines, le "quotidien de référence" publie un "Appel de solidarité avec les grévistes", qui avait déjà été diffusé par L'Humanité. Parmi les signataires, Annie Ernaux, Etienne Balibar (déjà), Daniel Bensaïd, Luc Boltanski, Antoinette Fouque, Pierre Vidal-Naquet, Roland Castro et Régis Debray. Trois jours auparavant, Pierre Bourdieu prend la parole à la gare de Lyon, à Paris. "Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d'une civilisation, associée à l'existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l'éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l'art, et, par-dessus tout, au travail", explique-t-il, alors que deux millions de Français sont dans la rue. On pensait la figure de l’intellectuel engagé morte avec Jean-Paul Sartre en 1980, le Plan Juppé, sur la retraite et la sécurité sociale l’a ressuscité. La figure de Pierre Bourdieu restera à jamais attachée à l’opposition à cette réforme et plus largement au néolibéralisme, qu’il combattra jusqu’à la fin de sa vie.
Cette offensive des intellectuels de la "gauche critique" répondait à "Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale". Publiée le 24 novembre, à l’initiative de la revue Esprit et soutenue par la Fondation Saint-Simon, qui regroupe des modérés des deux rives, elle agrège alors des experts, des intellectuels et des personnalités venus de la "deuxième gauche" et de la social-démocratie. On retrouve Pierre Rosanvallon, mais aussi Paul Ricoeur, Jean-Paul Fitoussi, Jacques Julliard (collaborateur de Marianne), Michel Winock, Alain Touraine et Jacques Le Goff. Dans le même temps, Libération titre : "Juppé l’audace". A l’époque, l’arrivée de Juppé à Matignon est perçue comme une victoire du "cercle de la raison", cher à Alain Minc. Les deux pétitions et les échanges dans la presse, principalement Libération, Le Monde et Le Nouvel Observateur, marquent le divorce entre une gauche libérale et une gauche antilibérale. L’historien des idées Jean-François Sirinelli parle alors du "retour des grandes pétitions".
Mais probablement aussi parce que la gauche libérale, qui s’est pour une large partie ralliée à Emmanuel Macron, pense qu’elle a déjà gagné
Deux décennies plus tard, les pétitions n’ont cessé de se succéder au point qu’il est difficile d’y prêter sérieusement attention. Difficile de croire que l’appel des 180 marquera autant les esprits que celui de 95, ni que la figure de Lordon sera aussi importante que celle de Bourdieu. Il est néanmoins intéressant de remarquer qu’il n’y a plus qu’un seul camp qui combat. Sûrement parce qu’il était plus facile d’accorder à Alain Juppé, qui venait d’arriver à Matignon, le bénéfice du doute qu’à Emmanuel Macron et Édouard Philippe. Peut-être aussi parce que le néolibéralisme n’apparaît plus comme une nouveauté séduisante, comme en 1995. Mais probablement aussi parce que la gauche libérale, qui s’est pour une large partie ralliée à Emmanuel Macron, pense qu’elle a déjà gagné.