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USA: Comment les milliardaires tentent d’acheter la primaire démocrate pour contrer Sanders
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Au grand dam des électeurs, le nombre de candidats à la primaire démocrate ne cesse d’augmenter. L’arrivée du milliardaire Michael Bloomberg et du gestionnaire de fonds d’investissement Deval Patrick marque le franchissement d’un nouveau palier dans la panique des élites néolibérales face à la montée de la gauche américaine, au risque de faire imploser le parti démocrate et d’offrir un second mandat à Donald Trump.
Michael Bloomberg en 2007. ©David Berkowitz / Flickr
Au grand dam des électeurs, le nombre de candidats à la primaire démocrate ne cesse d’augmenter. L’arrivée du milliardaire Michael Bloomberg et du gestionnaire de fonds d’investissement Deval Patrick marque le franchissement d’un nouveau palier dans la panique des élites néolibérales face à la montée de la gauche américaine, au risque de faire imploser le parti démocrate et d’offrir un second mandat à Donald Trump.
Comme nous l’écrivions précédemment, face au succès des candidatures de Warren et Sanders, les élites démocrates paniquent. Malgré la défaite d’Hillary Clinton en 2016 et les sondages prometteurs de deux candidats marqués à gauche dans d’hypothétiques duels face à Trump, ces cercles de dirigeants restent convaincus que seul un candidat modéré peut l’emporter face à l’ancienne star de téléréalité. À cette curieuse certitude s’ajoute une forte angoisse à l’idée de s’aliéner la classe des ultra-riches qui contribue au financement du parti et dont certainséléments ont déjà indiqué préférer Trump à Elizabeth Warren.
Or, les alternatives centristes peinent à convaincre. Joe Biden résiste dans les sondages nationaux, mais décroche dans les deux premiers États qui voteront aux primaires (Iowa et New Hampshire). Surtout, il ne dispose d’aucune base militante et peine à lever des fonds, alors que ses performances désastreuses lors des débats télévisés, sa propension à multiplier les gaffes en meeting et son lourd passif politique constituent des faiblesses alarmantes dans la perspective d’un duel face à Donald Trump.
Les premiers candidats propulsés par l’establishment démocrate et l’éditocratie pour incarner une alternative à Joe Biden ont implosé en vol : Beto O’Rourke, présenté comme « l’Obama blanc », a jeté l’éponge après une spectaculaire chute sondagière. Kamala Harris, un temps perçue comme une favorite capable d’unir le parti, ne s’est jamais relevée de sa tentative de triangulation sur l’assurance maladie et vient d’abandonner à son tour. Pete Buttigieg, nouvelle égérie médiatique en progression significative dans les enquêtes d’opinion, reste moins populaire que Donald Trump auprès des Afro-Américains.
Signe de la fébrilité du parti, pas moins de 28 candidats ont officiellement rejoint la campagne, contre 8 en 2008 et 6 en 2016. Au milieu des sénateurs establishment-compatibles plafonnant à 3 % d’intention de vote et d’une flopée d’élus du Midwest plaidant pour une politique du compromis avec le parti républicain, on trouve un multimillionnaire ayant fait fortune dans l’assurance maladie qui explique qu’on ne peut pas nationaliser le système (John Delaney), une guru du développement personnel qui pense que seul l’amour universel triomphera de Trump (Marianne Williamson), un entrepreneur arborant le slogan « MATH » en réponse aux casquettes rouges « MAGA » des fans de Donald Trump (Andrew Yang), sans oublier Tom Steyer, un milliardaire « de gauche » qui critique l’influence de l’argent en politique après avoir dépensé 50 millions de dollars pour s’acheter une présence aux débats télévisés à coup de publicités ciblées. Ces candidatures folkloriques n’inquiètent guère les cadres du parti, obsédés par Bernie Sanders au point d’organiser en avril 2018 des dîners pour esquisser une stratégie contre le sénateur socialiste [1], alors qu’Obama affirmait en privé ne souhaiter prendre position pour aucun candidat, sauf contre Sanders s’il s’apprête à gagner, afin de le stopper. [2]
Le 15 novembre, devant un parterre de riches donateurs, l’ancien président a franchi le pas en alertant sur l’illusion d’une candidature trop à gauche tout en critiquant « l’aile activiste de notre parti ». De la part d’un président ayant mis sur pied un réseau de militants sans précédent et fait campagne sur le thème de l’espoir et du changement (« hope and change ») avec le slogan « yes we can » (oui nous pouvons), cela pourrait paraître paradoxal. [3]
Hillary Clinton, elle, se plaignait récemment à la BBC de subir une « immense pression » de la part de « beaucoup, beaucoup, beaucoup de gens » pour se représenter. Il semblerait qu’elle n’ait pas à s’exécuter, puisque deux candidats de poids viennent de rejoindre la course à l’investiture : l’ancien gouverneur du Massachusetts, multimillionnaire et avocat d’affaires Deval Patrick, et l’ancien maire de New York et neuvième fortune mondiale Mike Bloomberg. La démocratie américaine pourrait ne pas s’en remettre.
DEVAL PATRICK : ÉLITES « CORROMPUES » CHERCHENT CENTRE DÉSESPÉRÉMMENT
Convaincu que l’enjeu consiste à trouver un candidat « électable » (concept flou et contredit par les victoires de Reagan, Bush junior, Obama et Trump), Deval Patrick espère capturer un hypothétique centre dont l’existence est remise en cause par la défaite d’Hillary Clinton. Sa candidature représente une alternative plus jeune à Joe Biden et plus colorée à Pete Buttigieg, bien qu’il défende les mêmes idées. Financé par un « super PAC » (Political Action Committee, une entité juridique attachée à un candidat qui peut collecter et dépenser des sommes illimitées pour une campagne électorale) ayant levé plusieurs millions depuis 2018, majoritairement grâce au milliardaire Dan Fireman, M. Patrick espère refaire son retard à coup de gros dollars.
Son parcours professionnel semble avoir été construit pour enrager les électeurs démocrates : avocat de Texaco dans le procès intenté par l’Équateur suite aux gigantesques pollutions commises par la compagnie pétrolière dans l’Amazonie, il rejoint ensuite Ameriquest, le plus gros pourvoyeur de prêts immobiliers subprimes à l’origine de la crise financière de 2008, avant de devenir le PDG de Bain Capital, un fonds d’investissement vautour appartenant à Mitt Romney (adversaire républicain de Barack Obama en 2012), que le parti démocrate avait dépeint avec succès comme l’archétype de l’entreprise destructrice d’emploi et de lien social. Pour le Huffington Post, il incarne « la quintessence de l’avocat d’affaires mouillé dans les pires schémas de corruption des élites américaines ». Le fait qu’il soit pressenti comme un candidat « électable » par les élites démocrates en dit long sur leur déconnexion avec la base du parti.
The Massachusetts new state health system was Governor Deval Patrick’s topic at the Health Care Caucus in Denver. © Alison Klein, WEBN News 2008.
À en croire les salles vides qui ont accueilli ses premiers déplacements (une intervention ayant été annulé à la dernière minute faute de public), Deval Patrick n’a aucune chance de remporter la primaire. Mais sa voilure financière pourrait lui permettre de diffuser de nombreux spots publicitaires attaquant l’aile gauche du parti, comme le fait déjà Pete Buttigieg avec un entrain déconcertant.
Néanmoins, sa capacité de nuisance reste sans commune mesure comparée à celle de « Mike 2020 » Bloomberg, le cinquième homme le plus riche du pays.
MICHAEL BLOOMBERG : L’OLIGARCHIE CANDIDATE AUX ÉLECTIONS ?
À la tête d’un empire médiatique et assis sur une fortune de 58 milliards de dollars, l’ancien maire de New York convoitait depuis quelques années la présidence du pays, sans oser franchir le pas. La victoire d’un pseudo-milliardaire en 2016, combinée à la percée de l’aile gauche démocrate et la faiblesse apparente de Joe Biden, l’auraient convaincu de se lancer. Ça, plus les encouragements de Jeff Bezos, le PDG d’Amazon et première fortune mondiale, qui voit d’un très mauvais œil le succès des campagnes d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders.
Comme le dénonce ce dernier, la stratégie électorale de Bloomberg ressemble à une tentative assumée d’acheter l’élection. Sa campagne a débuté par un barrage de spots publicitaires, saturant les ondes et les pages internet de tout le pays. Le budget de cette manœuvre initiale s’élève à 37 millions de dollars, dépensés en une seule semaine, soit la moitié des fonds collectés par son rival démocrate le mieux financé (Bernie Sanders) en huit mois. Pour donner une idée de l’ampleur de ce premier blitz publicitaire, le précédent record hebdomadaire pour une campagne électorale était de 34 millions de dollars, atteint par Hillary Clinton lors de la toute dernière semaine de l’élection 2016. [5]
Et ce n’est que le début. Bloomberg compte investir entre 500 millions et 1 milliard de dollars. Il faudra au moins cela pour convaincre les électeurs démocrates de voter pour un ancien républicain qui avait fait campagne pour la réélection de George W. Bush en 2004 avant d’instaurer le contrôle au faciès systémique à New York. Mais s’il fallait retenir un exemple de la déconnexion de l’ancien maire avec l’Américain moyen, on évoquerait sa taxe sur les sodas, honnie pour son caractère paternaliste et son cœur de cible (les classes populaires).
Les chances de Michael Bloomberg restent faibles : il pointe à 3 % dans les intentions de vote, ne pourra vraisemblablement pas participer au débat télévisé de décembre et a décidé de ne pas se présenter aux primaires des quatre premiers États (Iowa, New Hampshire, Caroline du Sud, Nevada) qui votent en février pour se concentrer sur les grands États du Super Tuesday prévu le 3 mars 2020. [7]
Pour autant, sa campagne envoie un signal désastreux. Les démocrates ne cessent de peindre Trump comme un président raciste, corrompu, défendant les intérêts des plus riches et représentant une menace pour la démocratie. Opposer à ce magnat de l’immobilier un ponte de Wall Street à l’origine d’une loi qui a favorisé la discrimination raciale à New York, revendique d’acheter l’élection et compte utiliser son gigantesque groupe de presse Bloomberg News comme organe de propagande constitue une curieuse façon de sauver la démocratie des griffes de Donald Trump.
En effet, Michael Bloomberg a demandé aux 2700 journalistes qu’il emploie de ne pas enquêter sur sa campagne, et par souci d’équité, d’étendre ce traitement préférentiel à ses adversaires démocrates. Plutôt que de se séparer de cet actif ou d’encourager ses employés à le couvrir aussi fermement qu’ils le font pour la Maison-Blanche, il a pris l’option la plus égoïste, sans penser aux conséquences. Car le groupe Bloomberg News paye très bien ses employés, au point de représenter un filet de sécurité pour la profession qui pourrait décourager de nombreux journalistes exerçant dans des médias concurrents de se montrer trop critiques envers un potentiel et généreux futur employeur. [7]
Du pain béni pour Donald Trump, qui n’a de cesse de désigner la presse comme « l’ennemi du peuple », un appareil de production de fake news au service du parti démocrate. Lorsqu’on sait à quel point FoxNews est liée au président, qui y recrute ses collaborateurs et téléphone aux émissions en direct pour « décompresser », on a de quoi s’indigner. Mais si les présentateurs vedettes de la chaîne conservatrice s’affichent parfois aux côtés du président lors de ses meetings, Michael Bloomberg vient d’embaucher le responsable communication de sa propre chaîne au poste de directeur de campagne.
L’autre point noir touche évidemment au financement de sa campagne. Le parti démocrate, sous l’impulsion de Bernie Sanders, avait entrepris de se distancier des modes de financement électoraux les plus problématiques, dont les fameux super PAC. Pour les primaires, à l’exception récente de Joe Biden et Deval Patrick, les candidats ont tous pris l’engagement de ne recourir qu’aux dons individuels, la plupart refusant ceux liés à l’industrie pétrolière. La chambre des représentants au Congrès (sous contrôle démocrate) a également voté un texte de loi pour réduire l’influence de l’argent sur les élections. Si le texte a été bloqué au Sénat par les républicains, il devait envoyer un signal fort. Avec sa candidature, Mike Bloomberg fait voler les efforts démocrates en éclats.[8]
Si Donald Trump avait évité d’autofinancer sa propre campagne, par conviction qu’il ne pouvait gagner et par manque probable de moyens financiers, [9] Bloomberg semble déterminé à payer le prix nécessaire à sa victoire. Un duel de milliardaires pour la Maison-Blanche constituerait l’aboutissement logique de 50 ans d’efforts législatifs pour déréguler le financement des élections.
QUEL IMPACT SUR LA PRIMAIRE DÉMOCRATE ?
Pour battre Trump, Bernie Sanders (et, dans une moindre mesure, Elizabeth Warren) fait campagne en dénonçant l’influence de l’argent sur la politique et en fustigeant la corruption qui gangrène la Maison-Blanche, tout en avançant un programme populaire plébiscité par 70 % des Américains (dont une fraction significative des électeurs de Donald Trump) sur au moins quatre aspects : la nationalisation et socialisation de l’assurance maladie, l’impôt sur les très grandes fortunes, la hausse du salaire minimum et un « new deal vert ». Plutôt que d’appuyer cette vision ambitieuse qui n’a aucune chance d’être votée telle quelle par un Congrès fortement dominé par les conservateurs (républicains et démocrates), ou simplement de financer des campagnes sénatoriales de candidats plus modérés qui pourraient tempérer les ardeurs socialistes d’un hypothétique président Sanders, les riches donateurs et l’establishmentdémocrate usent de tous leurs moyens pour tuer ce projet politique dans l’œuf, témoignant du refus croissant de la classe capitaliste de voir son pouvoir subir le moindre début de contestation.
Le résultat risque d’être désastreux pour les démocrates. Non seulement des millions de dollars disponibles pour combattre le parti républicain sont dépensés pour convaincre les Américains que tout projet politique désirable et ambitieux n’est pas réaliste, mais avec l’arrivée de Bloomberg, la corruption et connivence de Trump avec les puissances financières risquent d’apparaitre comme de l’amateurisme.
Ironiquement, cette nouvelle configuration pourrait aider Elizabeth Warren et Bernie Sanders, qui voient leur critique d’un système politique corrompu par l’argent explicitement validé. Surtout, Bloomberg devrait en priorité grignoter l’électorat de Biden et celui de Buttigieg, puis de Warren, avant que Sanders n’observe une fuite de ses propres soutiens.
Cependant, il ne faut pas sous-estimer l’efficacité des publicités ciblées et du soutien médiatique, qui semblent être à l’origine de l’étonnante percée de Pete Buttigieg. En attaquant les propositions de Sanders et celles de Warren, comme le fait déjà implicitement son premier spot publicitaire, la campagne de Bloomberg pourrait servir à contenir Sanders et propulser Buttigieg. Mais les médias américains en général et la chaîne prodémocrate MSNBC en particulier s’en chargent déjà gratuitement et quotidiennement, avec des résultats mitigés. [10] Ce qui amène à s’interroger sur la finalité de la candidature Bloomberg, et la perspicacité de ce dernier. Au-delà d’une forme de vanité, on peut y voir un cas d’école d’aveuglement de classe. Les élites démocrates évoluent entre elles et emploient des collaborateurs prompts à chanter leurs louanges et renforcer leurs illusions de destinée manifeste et de supériorité intellectuelle. Après avoir offert un tremplin à Donald Trump en 2016, ces élites illusionnées pourraient, malgré elles ou sciemment, faciliter sa réélection en 2020.
***
Notes et références :
Auteur : @politicoboyTX
[1] Lire cette enquête du New York Times : « Stop Sanders democrat are agonizing over his momentum »
[2] Lire cette enquête de Politico « Waiting for Obama »
[3] Lire Jacobinmag : « Le véritable Obama montre enfin son visage » pour plus de détails sur les assauts répétés d’Obama contre la gauche américaine. https://www.jacobinmag.com/2019/11/obama-socialism
[4] À propos de la candidature de Deval Patrick et de sa carrière, lire cette analyse de Matt Taibbi (Rolling Stone) et celle-ci de Jacobin
[5] Pour les détails sur les aspects financiers des dépenses de campagne de Bloomberg, lire : https://abcnews.go.com/Politics/bloomberg-places-upward-254-million-worth-television-ads/story?id=67235779
[6] Pour les détails de sa stratégie électorale, lire https://fivethirtyeight.com/features/how-michael-bloombergs-late-bid-for-the-democratic-nomination-could-go/
[7] Lire à ce propos l’analyse de Matt Taibbi (RollingStone) : https://www.rollingstone.com/politics/political-commentary/michael-bloomberg-presidential-run-2020-news-journalism-media-bias-918323/
[8] Lire dans Le Monde cette tribune de Julia Cagé : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/11/26/la-candidature-de-michael-bloomberg-est-une-mauvaise-nouvelle-pour-la-democratie_6020508_3232.html
[9] Trump n’a versé que 12 millions de dollars pour les primaires, sous la forme d’un prêt. En juillet 2016, il rechignait encore à mettre davantage d’argent dans la campagne, sa contribution totale étant estimée à 60 millions de dollars, la majeur partie sous forme de prêts et de factures à ses propres entreprises. https://www.politifact.com/truth-o-meter/statements/2016/feb/10/donald-trump/donald-trump-self-funding-his-campaign-sort/
[10] : En particulier, la chaîne MSNBC et le New York Times, médias les plus influents auprès des électeurs démocrates. Pour plus de détails, lire : https://www.jacobinmag.com/2019/11/corporate-media-bernie-sanders-bias-msnbc-warren-biden