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    Et Bourdieu prit la défense des cheminots (1995)

    Lien publiée le 13 décembre 2019

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    France, Paris Gare de Lyon, 12 décembre 95 Pierre Bourdieu, Sociologue Avec les cheminots pendant les grèves de décembre 1995 (contre le plan Juppé sur la sécurité sociale). © Jean François Campos / Agence VU *** Local Caption *** 00017197

    L’Humanité, 12 décembre 2019

    Le 12 décembre 1995, en plein conflit contre, déjà, une réforme des retraites, Pierre Bourdieu prononce devant les grévistes un discours qui fit date, et sens.

    Le Web n’a pas gardé trace audiovisuelle de ce moment « à faire reculer les murs », dira un témoin. Juste une photo. Le 12 décembre 1995, en pleine grève, quelques jours après l’appel d’intellectuels lancé le 4 décembre, en soutien aux grévistes, une AG particulière se tient au Théâtre Traversière, géré par le CE de la SNCF. À la tribune, un orateur particulier, Pierre Bourdieu. Devant des cheminots, des étudiants, des intellectuels, 700 personnes s’entassent dans une salle qui contient alors 500 places, à la suite de la plus grande manifestation de 1995, avec 2 millions de personnes dans la rue. Bourdieu est déjà un intellectuel incontournable : deux ans plus tôt, il a coordonné la publication de la Misère du monde, ouvrage d’entretiens et de témoignages pointant les effets quotidiens des politiques néolibérales.

    À la tribune, au côté du sociologue, Didier Le Reste est alors responsable régional de la CGT. En aparté, avant de se lancer, Bourdieu lâche au cheminot : « Merci, vous nous avez aidés à sortir de notre torpeur, vous nous avez réveillés. » Et quel réveil : « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation… » commence, solennel, le sociologue, comme auparavant un Sartre devant Billancourt. Les mots s’enchaînent, Bourdieu n’est pas un tribun, parle assez bas, et, peu le savent alors, il vient de perdre sa mère. Pour le jeune doctorant qu’est alors Frédéric Lebaron, professeur de sociologie à l’ENS et animateur de la revue Savoir/Agir, le discours « donne écho à notre constat de la montée en puissance des économistes » – il racontera, avec d’autres, dans un livre, ce « “décembre” des intellectuels » (1). Bourdieu déroule sa pensée : « La crise d’aujourd’hui est une chance historique, pour la France et sans doute aussi pour tous ceux, chaque jour plus nombreux, qui, en Europe et ailleurs dans le monde, refusent la nouvelle alternative : libéralisme ou barbarie (…) Ce qui est en jeu, aujourd’hui, c’est la reconquête de la démocratie contre la technocratie. »

    Procès en populisme

    Le sociologue sera, pour ces mots opposant également le « peuple » à une « noblesse d’État » dévoyée, taxé de populisme. Procès facile quand lui-même, dans son discours, dit bien qu’il n’est pas venu pour flatter quiconque : « On peut récuser le technocratisme autoritaire sans tomber dans un populisme auquel les mouvements sociaux du passé ont trop souvent sacrifié », n’hésite-t-il pas à mettre en garde. « Bourdieu, contre une certaine vulgate critique plutôt marxisante qui ne voyait alors dans le néolibéralisme que la main du grand capital et du patronat, l’interprète plutôt comme un “étatisme” d’un genre spécial », relève le sociologue Christian Laval. Le conflit s’achèvera quelques jours plus tard ; le 15, le gouvernement retire sa réforme des régimes spéciaux, mais maintient celle de la Sécu.

    Dans le discours, qui sera publié par Libération et l’Humanité le 14 décembre, se niche une autre dimension, quand Bourdieu mentionne « ce philosophe qui (…) découvre avec stupéfaction (…) le gouffre entre la compréhension rationnelle du monde (…) et le désir profond des gens ». Ce philosophe qu’il ne nomme pas, c’est Paul Ricœur, dont Emmanuel Macron se réclame aujourd’hui. Le philosophe, et avec lui la revue Esprit, forte d’un compagnonnage ancien avec la CFDT, a publié le 24 novembre 1995 un « Appel pour une réforme de fond de la Sécurité sociale », vu comme un soutien au plan Juppé. Aux côtés de Ricœur dans cet appel, toute une « deuxième gauche » d’accompagnement des réformes se réunit autour de Pierre Rosanvallon, Alain Touraine, Jacques Julliard, côtoyant Pascal Bruckner ou Alain Finkielkraut. Une partie des signataires, toujours active, s’est aujourd’hui ralliée au macronisme.

    « Le moment opportun »

    L’intervention de Bourdieu devant les cheminots arrive à un moment où, en réalité, le monde universitaire est mobilisé, en témoigne l’appel, parti de Paris-VIII, lancé le 4 décembre autour de Michèle Riot-Sarcey, Denis Berger, Catherine Lévy, Yves Benot et Henri Maler. « Nous ne pouvions pas laisser passer l’appel d’Esprit sans réagir », se souvient Michèle Riot-Sarcey. L’activation des réseaux de Bourdieu conduit à ce qu’en une semaine – pas de réseaux sociaux alors – plus de deux cents personnalités le cosignent, parmi lesquelles Daniel Bensaïd, les époux Aubrac, Jacques Derrida, Annie Ernaux, Pierre Vidal-Naquet ou Étienne Balibar.

    En 2002, à sa mort, le Monde diplomatique publiera un texte inédit, où Pierre Bourdieu revient sur 1995, estimant alors que, pour le mouvement social, « on peut parler en termes de chances raisonnables de succès, qu’en ce moment c’est le kairos, le moment opportun. Quand nous tenions ce discours autour de 1995, nous avions en commun de ne pas être entendus et de passer pour fous. (…) Maintenant, un peu moins. Pourquoi ? Parce que du travail a été accompli. (…) Les conséquences de la politique néolibérale – que nous avions prévues abstraitement – commencent à se voir ». Il écrit enfin que, à ses yeux, « un mouvement social européen n’a, selon moi, de chance d’être efficace que s’il réunit trois composantes : syndicats, mouvement social et chercheurs – à condition, évidemment, de les intégrer, pas seulement de les juxtaposer ». Le propos n’a guère vieilli.

    (1) Le « Décembre » des intellectuels français. Raisons d’agir, 1998. Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti et Fabienne Pavis.

    Lionel Venturini